Pour le droit de mal penser
Par Sylviane Agacinski
 
 

Vers quelle oppression culturelle irait-on, vers quelle société moralement ou politiquement correcte, si l'on remplaçait la critique par la censure ?
 
 
 
 
 
 
 

Je ne me prononcerai pas sur le talent d'un écrivain que je n'ai pas encore lu - à l'exception des lignes que certains ont jugé criminelles et qui ont été abondamment reproduites dans la presse à côté des protestations indignées et des appels à la censure qu'elles ont déclenchés.

Bien entendu, je vais de ce pas chercher l'ouvrage incriminé, pour la seule raison qu'on veut l'empêcher d'être lu. De ce point de vue déjà, le désir d'interdire était maladroit. Il apparaissait par ailleurs contestable, à comparer l'emphase de la dénonciation - les « opinions criminelles » - avec des textes parfois peu sympathiques, certes, du moins dans leurs formes tronquée, mais hésitants, interrogatifs, marqués par le doute, voire la culpabilité, et dépourvus de toute incitation à la haine et au mépris.

Comme souvent, on a vu ici la plus grande vigilance s'appliquer aux formes les mieux connues d'un danger ancien, dont on croit voir le spectre. Mais méfions-nous, en l'occurrence, des anachronismes. Et, en même temps, n'oublions pas que la logique totalitaire n'a pas été seulement celle de la haine, mais aussi celle de la censure et des procès, de l'interdiction de penser, de la terreur intellectuelle. En dehors des cas explicitement prévus par la loi, on doit pouvoir parler et écrire librement. Ne combattons pas une ombre déplaisante au nom de l'infâme censure. On doit pouvoir mal penser.

Dans les citations tirées de La Campagne de France, j'ai trouvé, pour ma part, assez répugnante l'idée de compter le nombre de juifs, ou supposés tels, participants à une émission de radio, et naïf l'attachement à une prétendue culture française pure. La nostalgie de la pureté, fut-elle culturelle, s'apparente à ce particularisme que Claude Lévi-Strauss jugeait légitime (comme le rappelle opportunément Alain Finkielkraut dans la page « Débats » du Monde  du 6 juin), mais elle ne peut pas ne pas évoquer aussi toute une mythologie nationaliste forcément hantée par la xénophobie. De cela, on peut, on doit discuter : mais vers quelle oppression culturelle irait-on, vers quelle société moralement ou « politiquement correcte », si l'on remplaçait la critique par la censure ?

De quels sentiments « condamnables » faudra-t-il, demain, interdire l'expression ? De l'homophobie ? Du sexisme ? (Là, les libraires n'auront plus qu'à fermer boutique !)

Mais il paraît qu'on a mal compris : les mauvais sentiments ne sont vraiment dangereux et indignes d'être publiés que s'ils sont exprimés petitement par des écrivains médiocres. Ils redeviennent acceptables chez les « grands écrivains ». Ah! Parlez-nous de Céline ! En voilà un qui n'a pas l'antisémitisme honteux. Son génie le sauve du crime. Je demande la permission d'en juger, et de ne pas nécessairement me soumettre à un tribunal qui croit pouvoir louer ou blâmer séparément la pensée et le style. L'écriture de Céline a la vigueur teigneuse de l'amertume et du dégoût. On peut lui préférer des styles et des pensées moins colériques et atrabilaires. Quoi qu'il en soit, il a souvent trempé sa plume dans le poison antisémite le plus violent. Alors ? Police du style ou polices des opinions ? De grâce, ni l'une ni l'autre.
 

Sylviane Agacinski.

Sylviane Agacinski, philosophe, enseigne à l'Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS).