Madame,

J'aimerais apporter quelques précisions à l'article sur l'affaire Camus que vous avez fait paraître dans Le Monde du samedi 10 juin. Elles concernent la manière, à mon sens un peu rapide, dont se trouvent présentés la préparation, puis le déroulement, enfin le suivi du colloque Renaud Camus à l'université de Yale.

Que l'oeuvre de Renaud Camus n'intéresse aux Etats-Unis et à Yale qu'une "poignée de lecteurs", n'est sans doute pas faux, quantitativement parlant en tout cas. La même observation pourrait ou devrait se faire pour d'autres écrivains, du reste, surtout s'ils sont Français ou francophones. Mais la poignée en question comprenait au moins certains de vos amis (comme Larry Schehr), voire certains de vos collègues à Yale, qui ont travaillé sur Renaud Camus (comme Charles Porter) ou qui en parlent dans leurs romans (comme Catherine Cusset), et il faut être reconnaissant à l'université de Yale d'avoir à plusieurs reprises soutenu activement le travail de Renaud Camus, notamment à travers des interviews et des articles dans la revue "Yale French Studies", qui fait référence, et pas uniquement aux Etats-Unis.

Que le département de français, comme il le souligne lui-même par votre intermédiaire, ait "fait honneur" à Renaud Camus en l'invitant, me paraît une formule pour le moins malheureuse, et dont le manque de politesse m'étonne beaucoup sous une plume aussi avertie que la vôtre (si honneur il y a, ce n'est pas au département de français, je crois, de s'en vanter). Que, dans le même ordre d'idées, vous puissiez seulement imaginer que Renaud Camus songe à tirer profiter de cette invitation, témoigne d'une méconnaissance absolue de sa personne et de la conception qu'il se fait de l'honneur.

Que le département de français se soit désolidarisé du colloque, est tout à fait vrai, mais n'aurait-il pas été plus juste de mentionner également: a) que le département de français n'était pas le seul organisateur de l'événement et que les autres instances ont maintenu leur appui, b) que la décision du département de français n'a pas été prise à l'unanimité, c) que plusieurs membres du département ont néanmoins participé au colloque, parfois fort activement, d) que le programme même du colloque a été modifié pour rendre possible un débat, lequel a eu lieu, sur l'affaire Camus?

Que Renaud Camus ait pris la parole dans cinq universités américaines différentes, sur les sujets les plus divers, sans que personne ait seulement songé à faire la moindre remarque relative à quelque prise de position répréhensible que ce soit, mérite à mon sens d'être souligné énergiquement. Ce n'est en effet qu'à Yale - ou plutôt: ce n'est qu'au seul département de français de cette université, qu'une condamnation a été prononcée. Mais n'aurait-il pas fallu rappeler que bien des membres du département n'avaient pas lu Renaud Camus d'abord, et que ces mêmes membres du département ne se sont pas donné la peine de venir l'écouter ensuite?

Qu'enfin les milieux académiques aux Etats-Unis, et à l'université de Yale en particulier, aient apporté, et continuent d'apporter des éléments essentiels à l'étude de l'antisémitisme français, est indéniable, et d'ailleurs tout à fait heureux. Ces recherches sont reconnues à leur juste valeur dans le monde entier et il faut espérer qu'elles serviront d'exemple à ce qui ne se fait pas assez en France. Mais n'eût-il pas été plus correct, ici encore, de rappeler qu'il n'en a pas toujours été ainsi, et que le département de français de Yale en particulier n'a, sur ce point précis, pas toujours été au-dessus de tout soupçon? Je pense bien sûr à l'affaire Paul de Man, qu'on refoule soigneusement depuis l'affaire Camus, et ici encore surtout à Yale j'ai l'impression, mais qui a bien écorné un peu le prestige du département de français. En s'acharnant sur Renaud Camus, bouc émissaire d'autant plus désigné qu'il n'y a en effet qu'une poignée de lecteurs à le défendre, n'est-ce pas un malaise plus ancien qu'on essaie d'exorciser ?

Jan Baetens