Lettre ouverte
à Monsieur de Camusss
Par Bruno Chaouat
 
 
 
 
 
 
 
 
 

Nul besoin de revenir sur les minutes du procès Renaud Camus, dont La Campagne de France, Journal 1994, d'abord refusé par Paul Otchakovsky-Laurens, plus connu sous l'acronyme P.O.L, éditeur fidèle de l'écrivain depuis les années 70, est accepté par Fayard, puis retiré des librairies françaises le 20 avril dernier pour "provocation à la haine, à la violence et à la discrimination raciales", republié enfin par le même éditeur, mais tronqué des quelques pages incriminées. Attendu que la "provocation" dont il s'agit vise entre autres les juifs français - termes mutuellement exclusifs, pour Renaud Camus comme d'ailleurs pour l'antisémitisme français -, cette affaire me paraît concerner éminemment ce journal.
 

Professeur de français aux Etats-Unis et convié à participer à un colloque consacré aux procès de la littérature, à Emory University en octobre prochain (colloque "Literature on Trial"), de retour en France en mai pour l'été, je ne puis dire que je me réjouisse tout à fait de l'affaire, mais enfin, tout de même, comment nier que j'éprouve quelque morbide et masochiste enthousiasme à l'idée de contribuer modestement à l'instruction d'un procès littéraire aussi proche de nous dans le temps et l'espace. Renaud Camus, en effet, n'est pas l'hérétique Marguerite Porete, ni Flaubert, ni Baudelaire, ni même Joyce, Heidegger ou Céline :  il est un produit des années Giscard, Mitterrand, Chirac...
 

"Ach", comme vous vous plaisez à l'écrire, Monsieur de Camusss - en affectant une germanité de circonstance dans des pages parsemées d'invocations à l'intégrité nationale, au sang et au sol - voilà bien encore ces boutiquiers juifs qui parlent de littérature françoise comme s'ils parlaient schmattes... Que voulez-vous, on ne se refait pas, c'est la "souche" qui parle, et en l'espèce, chez certains "petits" juifs, puisque j'apprends de vous qu'il en est de "grands", ladite souche parle un peu Yiddish, un peu arabe, une sorte de créole pas très catholique, en tout cas. Je trouve plutôt cocasse que vous vous réclamiez de Roland Barthes, que les infâmes conservateurs des années soixante accusaient de balbutier un jargon plus proche du "Yiddish" (sic ; relisez, de votre maître, Critique et vérité) que du bon français bien académique. Mais vous n'êtes pas à une contradiction près...
 

Permettez-moi d'être clair d'emblée : je suis rigoureusement opposé à toute forme de censure, que je crois toujours contre-productive. La suppression d'un document de la scène publique a pour analogue psychique le refoulement. Et il me paraît raisonnable de prévenir le retour du refoulé. En outre, censurer, c'est non seulement faire taire un écrivain, mais aussi frustrer ses éventuels lecteurs non complaisants d'un droit inaliénable : celui de répondre. Enfin, je trouve stupéfiant de condescendance et affreusement élitiste qu'une démocratie délègue à une poignée de penseurs quasi officiels ou à des fonctionnaires du goût et des bienséances de décider de ce qui est bon ou mauvais, dangereux ou non pour le vulgum pecus... La décision de retirer la Campagne de France des librairies sous la pression de Radio France, du MRAP, d'écrivains et de philosophes, m'a donc beaucoup perturbé, voire franchement irrité. En vrai petit juif pervers arpentant naguère les Quais pour y dénicher à prix d'or tel exemplaire crado des pamphlets de Céline dactylographié de nuit par des néo-Nazis vraisemblablement insomniaques et que j'eusse de loin préféré acheter à prix réduit (ach, ces juifs !) en livre de poche - ce qui aurait eu pour insigne avantage outre le temps gagné de ne pas renflouer les caisses de l'extrême droite -, j'eus tôt fait de me procurer une copie non expurgée de la Campagne chez un libraire d'occasion complaisant, et de me livrer aussitôt non seulement à la lecture de ce livre de cinq cents pages (une de mes plus fastidieuses expériences de lecteur), mais aussi des oeuvres complètes de cet écrivain dont l'obscurité et le quasi incognito me semblaient jusqu'ici le sceau de la réussite littéraire, pour autant que, comme je le crois, l'auto-effacement et l'anonymat constituent peut-être les qualités paradoxales des plus grands écrivains. J'ai voulu juger sans hâte, enfin, et sur pièces.
 

Je suis donc venu à votre oeuvre, Monsieur, avec un préjugé nettement favorable, d'abord parce que je m'insurge contre l'interdiction dont vous faites l'objet, ensuite parce que le premier livre que j'aie jamais lu de vous, en juin dernier, s'est trouvé être Nightsound (P.O.L 2000), petit essai à moi offert par l'un de mes plus proches amis, fâché du malentendu et de l'arbitraire dont il m'affirmait alors que vous étiez la victime, car il se flatte de se compter parmi vos happy few... Pour tout dire, je me délectai à la lecture de cette réflexion très forte sur ce que Jean-Luc Marion appelle, dans le contexte de la théologie chrétienne, "Dieu sans l'Etre", sur la Shoah et les avant-gardes. Cet essai, pour le dire dans les termes de Kant et de Lyotard après lui, me semble invoquer une esthétique du sublime (motif de la présentation négative, etc.), à partir de commentaires inspirés de l'"Hommage au Carré" de l'artiste juif germano-américain Josef Albers et de Six Prayers d'Anni Albers.
 

Ce n'est qu'en m'attaquant à votre Campagne que la nausée me prit, ce qui, je le répète, n'altère en rien mon jugement sur Nightsound, ainsi que sur d'autres pièces admirables que vous écrivîtes naguère - principalement les Elégies, mais aussi certaines pages mémorables d'Esthétique de la solitude. Permettez-moi donc de citer quelques passages de la Campagne de France, dans sa version non encore aseptisée, dont on ne sait ce qui l'emporte, de l'ignominie, du pédant ou du ridicule : «Si dans une discussion publique sur Le Roman de la Rose, sur Bossuet ou sur Chateaubriand, cinq sur sept des voix qui s'expriment ne sont françaises que depuis trente ou quarante ans, ce n'est pas de les entendre que je déplore, pas du tout, et même au contraire ; c'est de n'entendre plus qu'à peine, derrière elles, la vieille voix qui m'est chère de la longue expérience française.» (p. 330) Auteur moi-même d'un ouvrage modeste et très insuffisant sur Chateaubriand, juif "de souche" - passez-moi l'oxymore - ayant commis ce que j'appelle plaisamment une lecture "juive" de l'auteur des Mémoires d'outre-tombe, j'ai tenté de démontrer que c'est précisément l'idéologie du sujet et un certain nationalisme littéraire qui auront étouffé la voix du mémorialiste et nous auront infligé pendant un siècle et demi un Chateaubriand pétrifié, monumentalisé, canonisé, académisé. Je poursuis la citation : «Cela dit, ce qui estropie volontiers les noms propres, à la radio, et dit de Charlusss pour Charlus, ce n'est pas tant la judéité (Dieu sait qu'elle peut être très "grand genre", au contraire, et certains "grands juifs" plus distingués que des Mortemart, et autrement plus cultivés) que l'artisanat, la boutique, les ateliers de confection, le prolétariat ou la petite-bourgeoisie industrieuse.» (330) Comme je suis heureux d'apprendre qu'il y en a des "grands" et des "petits", comme je me réjouis de la hiérarchie dont vous bémolisez votre mépris. Hélas pour moi, je viens d'extraction boutiquière et industrieuse, juif de seconde ou troisième catégorie. Mais nous vous avons compris, Monsieur de Camusss, c'est bien de l'intégrité de votre propre nom que vous vous souciez. By the way, y a-t-il pas des Camusss juifs, ce qui risquerait de semer le doute sur une origine que vous fantasmez pure, c'est-à-dire françoise, provinciale et bourgeoise ? Mais votre oeuvre romanesque ou élégiaque sait bien, pourtant, plus juive que vous en cela («...je  ne suis juif que par vantardise, pour autant que je sache», écriviez-vous en 1989), que l'origine est inatteignable et illisible, qu'elle se dérobe toujours, qu'une fondation en cache une autre, plus fondatrice, selon l'économie abyssale du palimpseste. Relisez votre Voyage en automne et l'Elégie de Chamalières. C'est à croire que vous n'êtes pas l'auteur des textes que vous signez depuis une trentaine d'années... ou que vous ne croyez pas dans votre oeuvre, ce qui constitue à mes yeux le plus grand crime, car il n'y a pas d'oeuvre sans foi, ce qui ne veut d'ailleurs pas dire qu'il faille nécessairement être fidèle...
 

Sans feu ni lieu, apatride est la littérature, exilée, enfin, dans sa propre langue. Ne le dites-vous pas vous-même, après Proust : «Toute littérature est langue étrangère.» (Esthétique de la solitude, p. 191) ? Mais votre Journal dément vos intuitions d'écrivain les plus justes ; votre image, dont vous êtes, Narcisse, désespérément et létalement épris, éclipse votre travail ; votre vie, enfin, détruit votre oeuvre, au lieu que Proust se laissa patiemment consumer par la sienne. Ce n'est pas tant votre prose qui est "moisie", comme l'écrit Sollers, que vous-même, et votre Journal qui renvoie de vous une image hélas trop fidèle. Relisez Jabès (prononcez Jabesss, en sifflant bien, de mépris ou d'admiration), ce juif égyptien que vous estimez, je crois, et qui écrit dans ce que vous présumez être votre langue. Il est un dialogue, dans son Livre de l'Hospitalité, section intitulée "L'hospitalité de la langue", que vous devriez longuement méditer, entre l'étranger, figure de l'écrivain, et le français de souche, ce dernier reprochant au premier de n'avoir pas droit de cité dans la langue française : «La langue est hospitalière.», répond l'étranger. «Elle ne tient pas compte de nos origines. Ne pouvant être que ce que nous arrivons à en tirer, elle n'est autre que ce que nous attendons de nous.» Ces paroles ne sont pas politically correct, elles ne ressortissent pas davantage à ce que vous stigmatisez au titre d'"idéologie du sympa", de mode du métissage, de "bonne pensée", de démagogie multiculturelle ; ces paroles sont simplement d'une tenue littéraire et philosophique incommensurablement supérieure à vos mièvreries sur la langue et la terre.
 

Sartre, vous vous rappelez peut-être, ouvrait son Baudelaire par un commentaire de la maxime suivante : «Il n'a pas eu la vie qu'il méritait.» Je dirai, pour paraphraser, que votre oeuvre n'a pas eu l'auteur qu'elle méritait, que votre travail vaut mille fois mieux qu'une vie qui se plaît à le démentir, sinon à le trahir - travail qui sait mieux que son auteur qu'écrire, c'est avant tout se déprendre de soi, ne plus y être, devenir Personne enfin. Travail qui nous rappelle aussi, dans ses moments les plus inspirés et les plus beaux, et Dieu sait qu'ils ne manquent pas, qu'écrire, c'est ne plus appartenir à un lieu ou à une terre, c'est chercher dans le chez-soi de sa terre-langue, le Nullepart ou le non-lieu, l'exil à domicile, par exemple à Chamalières, lieu même de votre naissance : «La France saurait-elle pas nous offrir un Nullepart ? Et ne pourrais-je moi-même, Muses qu'on croirait des Parques, me prévaloir en fin de compte, auprès de vous, d'un non-lieu ?» Vous renouiez ainsi, via la question du lieu, avec l'origine infondée, avec la racine éradiquée de la poésie moderne. Je pense à l'élégiaque Ballade des dames du temps jadis ou au Testament, textes où François Villon fichait en terre le non-lieu du poème, ailleurs que vous appelez de vos voeux et qui faut à l'existence empirique, Nullepart enfin que scande l'anaphorique Ubi sunt : «Mais où sont les neiges d'antan?»
Oui, votre oeuvre vaut mille fois mieux que ces mièvreries que vous nous servez au titre plus gnangnan que précieux de "délicatesses" (Répertoire des délicatesses du français contemporain, P.O.L 2000), où, à la façon d'un maître d'école Troisième République, de Bernard Pivot ou des "Jeux de vingt heures", à l'instar d'un finaliste de jeux télévisés ou d'un marchand de delicatessen, vous entourez au bic rouge les fautes d'orthographe et de syntaxe ou les clichés de vos contemporains. Hélas, le résultat est moins flaubertien qu'académico-médiatique. Que ne vous cherchez-vous de surmoi plus digne de votre écriture qu'un Capelovici - ce juif désespérant de jamais trouver sa place dans la culture française -, que n'essayez-vous de vous oublier un peu, de quitter votre quant-à-soi ? Je vous condamne donc à fréquenter quelques années, après celle de Maurice Blanchot, l'oeuvre d'Emmanuel Lévinas (prononcez Lévinasss), au lieu de vous laisser sottement séduire par le clinquant Michel Onfray et sa grotesque "sculpture de soi", concept qui semble inspirer les pages les plus insidieuses de votre Campagne - et dont je ne sais pas encore, à l'heure où j'écris ce texte, si elles sont tombées sous les ciseaux de la censure ou si elles seront passées inaperçues, par incompétence éditoriale -, sur ce que vous appelez le "beau type humain", le "spécimen" ou la "belle figure d'homme (ou de femme)" (oui, je vous cite, la femme, chez vous, toujours entre parenthèses), ne sachant même pas que, croyant faire du Onfray et jouer au condottiere stendhalien, à l'artiste nietzschéen ou au dandy baudelairien, vous retrouvez les accents kitscho-wagnériens de l'idéologue du Troisième Reich, Alfred Rosenberg, et de ce que Lacoue-Labarthe a identifié comme un national-esthétisme, que vous renouez avec la rhétorique de l'auto-formation de Michael, roman du jeune Joseph Goebbels, lesquels Rosenberg et Goebbels avaient probablement lu Nietzsche dans la version expurgée de sa proto-nazie de soeur...
Peut-être apprendriez-vous, dans les arabesques ou mosaïques étrangement françaises de Lévinas, ce juif lithuanien, que, comme il l'écrit quelque part, «l'homme n'est pas un arbre», ni une vieille souche, et, serais-je tenté d'ajouter, une statue pas davantage.

C'est qu'à prendre la page blanche pour la fontaine de Narcisse, votre prose élégiaque ne peut que se déliter dans la trivialité du quotidien, pour s'abolir enfin dans l'inanité sonore de la bimbeloterie littéraire.
 

Bruno Chaouat
 

Bruno Chaouat (prononcez Chaouatttte, je vous prie).

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