Renaud Camus, pétainiste attardé

texte de M. Bernard Comment, publié dans Le Monde daté du jeudi 27 avril 2000.
 
 

Sans aucune demande de censure, l'éditeur Fayard a annoncé, jeudi 20 avril, qu'il retirait de la vente le dernier livre de Renaud Camus en raison de certains propos « extrêmement dangereux ». L'auteur s'en prenait notamment au « Panorama » de France-Culture en raison de ses « collaborateurs juifs » jugés « en nette surreprésentation ». Plus loin il énumérait des noms pour s'interroger : « Cinq participants, et quelle proportion de non-juifs, parmi eux ? Infime, sinon inexistante. »

Il n'y aurait pas vraiment lieu de revenir sur cette triste affaire si certaines réactions ne suscitaient pas une réelle inquiétude. Dans son édition du 27 avril, Libération (qui a consacré son ouverture du cahier Livres du 13 avril à Renaud Camus sans donner la réelle mesure du problème) donne le commentaire de l'auteur et de ses éditeurs. Paul Otchakovsky-Laurens a certes refusé la Campagne de France au motif de ses passages antisémites, mais il laisse planer un désagréable doute en invoquant le « secret professionnel » face à la question d'éventuels antécédents.

Quand à Olivier Bétourné (Fayard), il avoue n'avoir pas pris connaissance du livre avant sa sortie, lui qui publie 200 nouveautés par an - ce qu'on lui accorde volontiers -, mais il n'en demeure pas moins que le manuscrit a forcément été lu par quelqu'un chez Fayard, sauf à croire que la maison fonctionne parfois sans éditeur, ce qui serait très grave, ou pire, que tout est bon pour récupérer l'auteur d'un concurrent.

Renaud Camus : il est trop facile de déclarer « qu'il ne s'agit que de quelques lignes » (alors que plusieurs pages sont concernées), « que c'est un journal, que cela a le caractère d'un journal et rien d'autre », à quoi l'auteur ajoute : « Je ne renie pas ce que j'ai écrit, mais il ne faut pas perdre de vue que cela reflète les humeurs d'un jour ». Je voudrais, en tant qu'écrivain, dire mon indignation face à un tel mélange de désinvolture et d'irresponsabilité. Le genre du journal ne dédouane en rien celui qui le tient dès lors qu'il prend la responsabilité de le publier. Se revendiquer auteur, c'est de fait et par l'acte même de publication et de signature assumer une position d'auctoritas. C'est même de cette seul auctoritas plus ou moins autoproclamée, plus ou moins reconnue, que l'auteur tire sa légitimité à parler. Les « humeurs d'un jour », une fois éditées, entrent dans une permanence de la trace qui supposent un répondant. Si l'écrivain perd de vue le sens des mots, leur portée, on ne sait à qui on pourra demander d'être responsable du langage ou dans le langage.

Revenons donc au texte publié. Car le problème dépasse les attaques lancées contre les « collaborateurs juifs » de France-Culture. Il y va d'une pensée ancrée dans une longue tradition qui, de Bloy à Huysmans, de Barrès à Maurras, développe une vision substantialiste de la France. Renaud Camus ne dit rien d'autre (mais le dit aujourd'hui) lorsqu'il fait état de « l'expérience française telle qu'elle fut vécue pendant une quinzaine de siècles par le peuple français sur le sol de France » : faut-il insister ici sur la répétition et son effet de restriction, d'exclusion, mais aussi de pseudo-nature, cette francité dont Roland Barthes a si admirablement dressé le tableau ironique dans ses Mythologies ? Sur ce point on mesure combien la prétendue filiation barthésienne de Renaud Camus au nom de la « bathmologie » (hypothétique science des niveaux de langage) est usurpée, n'en déplaise à ceux qui seraient tentés de sauver le Répertoire des délicatesses du français contemporain (versant présentable de l'auteur) sans avoir lu l'autre face, celle de la Campagne de France ; ou sans vouloir considérer la cohérence de l'ensemble de ces propos qui n'ont décidément rien à voir avec la dénonciation subtile et permanente de la conversion des données socio-historiques en pseudo-nature qui était au fondement du travail de Roland Barthes.

« Parler comme Renaud Camus de « la voix ancienne de la culture française », substituer une « expérience française » pétrie de « quinze siècles », c'est faire de la France une nature inacesssible à ceux qui n'en sont pas originaires, qui n'y ont pas leurs racines depuis toujours, selon une grâce restreinte dont seraient irrémédiablement exclus les « juifs, Français de première ou de seconde génération bien souvent, qui ne participent pas directement de cette expérience, qui plus d'une fois en maltraitent les noms propres, et qui expriment cette culture et cette civilisation (...) d'une façon qui lui est extérieure ». L'auteur passe alors à un exemple, emprunté à la recherche du temps perdu de Proust, pour élargir son attaque nostalgique ou puriste, mais on sent bien que cela ne le pousse qu'à concentrer le tir : « Cela dit, ce qui estropie volontiers les noms propres, à la radio, et dit de Charlusss pour Charlus, ce n'est pas tant la judéité (Dieu sait qu'elle peut être très "grand genre", au contraire, et certains "grands juifs" plus distingués que des Mortemart, et autrement plus cultivés) que l'artisanat, la boutique, les ateliers de confection, le prolétariat ou la petite bourgeoisie industrieuse. Il va de soi que je parle ici de certains collaborateurs du "Panorama" en tant que juifs pour la seule raison qu'eux-mêmes font allusion presque quotidiennement à cette qualité, et à des enfances méritantes du côté de la Bastille, au sein de familles ardemment staliniennes - ce qui ne prépare pas forcément à une intimité très marquée avec le faubourg Saint-Germain du petit Marcel. Le profond de la campagne française, au demeurant, n'y préparerait pas davantage. » Commenter ce long morceau de bravoure ? Il se suffit à lui-même.

« Certes, Renaud Camus avoue, dans Libération,  regretter son emploi du mot « race » à propos des contributions spirituelles, intellectuelles et artistiques que la « race juive » a apportées à l'humanité (comme par hasard, le pire mot se glisse dans une proposition flatteuse), mais toutes ses professions de bonne foi finissent par résonner comme une pitoyable dénégation.

« Erostrate, habité par le ressentiment, avait incendié le temple d'Artémis à Ephèse, dans l'espoir d'y gagner la postérité. D'autres profanent ce qu'ils croient être le sacré, et qui n'est que le devoir de mémoire. Camus aurait-il se choisi, pour se faire un prénom, de devenir un incendiaire ? Dans Buena Vista Park, paru en 1980, Renaud Camus écrivait : « Avec des Juifs, pour montrer à quel point je suis radicalement insoupçonnable d'antisémitisme, je suis toujours tenté de faire des plaisanteries antisémites. »

« Sous le choc de cette affaire, j'ai voulu relire quelques livres, dont celui de Gérard Miller, paru en 1975 aux éditions du Seuil, Les Pousse-au-jouir du maréchal Pétain. J'y ai grappillé quelques échantillons du discours pétainiste dont l'écho m'a paru saisissant. Notamment ceci : « Les familles françaises restent dépositaires d'un long passé d'honneur » (message du 11 octobre 1940), qui résonnent étonnamment avec les propos de Renaud Camus invoquant « cette vieille culture et cette civilisation française de souche qui sont les miennes, dont les accomplissements à travers les siècles sont mieux qu'honorables ».

« Pétain prenait grand plaisir à la séance hebdomadaire de l'Académie française (ou Renaud Camus s'est récemment porté candidat). « Lorsqu'une civilisation se meurt et qu'une autre naît, les mots n'ont plus leur sens plein. leur sens ancien a perdu sa force et le sens nouveau ne les a pas encore vivifiés. C'est le temps des équivoques. Le temps de la confusion. C'est notre temps. Il faut définir » proclame le Maréchal.

« Le préfacier des Pousse-au-jouir du maréchal Pétain était Roland Barthes. En conclusion de son court texte, il notait : « Le travail de Gérard Miller rétablit au grand jour ce qui est ordinairement refoulé par l'idéologie de droite et la contre-idéologie de gauche et qui est le politique du langage. » On est toujours rattrapé par ses propres mots. Les mots de Renaud Camus sont ceux d'un esprit pétainiste qui ne date pas de quinze siècles, mais d'un hier suffisamment atroce pour qu'on ne veuille pas y revenir, fût-ce par une voix soucieuse de précautions oratoires mélangeant la prétérition et la dénégation pour dire sa haine de l'autre. »

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« Bernard Comment est écrivain. »