édito
Par Thomas Doustaly
 
 
 
 
 
 

Le Journal 1994 de Renaud Camus, intitulé La Campagne de France, est d'abord un livre. Un livre aujourd'hui disparu, mais un livre encore. Ce que Renaud Camus y écrit sur « les collaborateurs juifs » d'une émission de France-Culture est très grave, parce que, pour faire court, on n'écrit pas ces choses-là, même accompagnées, dans une oeuvre, d'un avant et d'un après qui, en les précisant, en s'attachant à les circonscrire, n'en annulent pas l'effet. Camus en est conscient. Il sait que l'adjectif « juif » ne s'emploie pas à la légère. « Il est, dit-il à Têtu, Ce-qui-ne-peut-pas-être-dit. » Sauf qu'il décide de passer outre pour des raisons qui tiennent à son idée de l'écriture, et du travail de l'écriture. « Ce-qui-ne-peut-pas-être-dit, poursuit-il, c'est très précisément le lieu même de la dignité et du risque d'écrire, pour un écrivain. » On voit bien qu'on n'est pas là, sauf à vouloir tout mélanger en galvaudant l'accusation d'antisémitisme, du côté des oeuvres qui couvrent les tables des fêtes Bleu-Blanc-Rouge. Renaud Camus, pour peu qu'on veuille bien lire son livre, celui-là mais aussi son oeuvre toute entière, car il en a une, est plus certainement à ranger du côté de la figure mystérieuse (pour moi, en tout cas), et à tous coups antipathique, du pédé de droite. Car quand, politiquement, le sentiment réactionnaire prend à ce point-là le dessus, dans l'esprit d'un homosexuel amoureux des arts et des belles-lettres, du bon goût, il se double assez souvent, si l'encore jeune pédé que je suis peut se permettre cette généralité, d'une dimension esthétique qui le conduit comme naturellement à explorer ce côté-là, le droit, des limites de ce qui peut être dit. Ce qu'on peut écrire des juifs, par exemple. Après cela, sur quoi beaucoup de ceux qui l'attaquent aujourd'hui ne reviennent jamais, puisqu'ils n'ont pas lu Camus, on a le droit de rester convaincu qu'il est un antisémite. Mais encore faut-il accepter, pour instruire un aussi grave procès, de le faire en sa présence. A vouloir conduire sans l'accusé le procès de Camus, à citer son livre par petits bouts sans que plus personne hors des rédactions ne puisse y avoir accès, ses accusateurs n'ont pas eu grand mal à fédérer autour d'eux tous ceux que l'antisémitisme révolte infiniment. Sur ce point le cas de Jean Daniel, qui devrait moins se vanter d'apprendre seulement aujourd'hui le nom de l'auteur d'une quarantaine d'ouvrages publiés chez P.O.L, est édifiant. Livrant longtemps après beaucoup d'autres son point de vue sur l'affaire, comme pour ne pas être en reste, le très respectable patron du Nouvel Obs peut, dans un même élan, affirmer que Camus est « tout à fait antisémite », et condamner pourtant, au nom de la liberté, la censure que son éditeur, Fayard, lui impose en retirant son livre de la vente. D'accord mille fois d'accord avec lui sur la censure : elle est inacceptable, insupportable, surtout quand elle pointe l'incurie d'une maison d'édition qui, en cette circonstance, semble sans tête. Mais si Camus est « tout à fait antisémite », n'y a-t-il pas, alors, d'autres voix, et de plus essentielles, à défendre ? Finalement, Camus est peut-être simplement devenu une sorte de cocotte réac. Si on aime ses livres, on a le droit de cesser de les lire, à partir de maintenant, simplement par ce que son goût du « Ce-qui-ne-peut-pas-être-dit », vu vers où il penche, nous emmerde. Il y a des lignes d'une assez grande connerie politique dans le livre de Renaud Camus sur « un équilibre de bon sens » au nom duquel il aurait fallu, en 1994, ajouter aux « collaborateurs juifs » d'une émission de France-Culture d'autres collaborateurs, plus anciennement français, pour produire des débats d'une meilleure qualité. Mais il n'y a pas d'antisémitisme dans La Campagne de France et il ne fallait pas l'interdire.

Thomas Doustaly