Communiqué
de M. Claude Durand
Président-directeur général des éditions Fayard
 
 
 
 
 
 
 
 

Une contrepétition publiée par le journal Le Monde dans son numéro daté du 25 mai et partiellement reproduite dans le numéro de Libération du même jour, en appelle véhémentement à l'interdiction définitive de l'ouvrage de Renaud Camus, y compris dans une version « expurgée ».
 

Ce texte appelle de l'éditeur concerné les quelques commentaires suivants :
 

1) En France, jusqu'à plus ample informé, ni les pétitions ni les contrepétitions, ni plus généralement les campagnes ouvertes ou feutrées contre ou pour un ouvrage, ne déterminent les décisions d'un éditeur indépendant de l'Etat comme de tous groupes de pression.
 

2) Le lecteur désinformé doit savoir que toutes les citations contenues dans la contrepétition sont tronquées de manière à leur faire dire sinon l'exact opposé, du moins autre chose que ce qu'elles disent. En voici un exemple dans lequel les passages en italiques et entre crochets ont été délibérément amputés pour ne laisser subsister qu'un concentré de xénophobie :
Les lois que personnellement j'aurais voulu voir appliquer aux groupes et surtout aux] individus d'autres cultures et d'autres races qui se présentaient chez nous, [ce sont les lois de l'hospitalité. Il est trop tard désormais. Elles impliquaient que l'on sût de part et d'autre qui était l'hôte, et qui l'hôte. A chacun ses devoirs, ses responsabilités, ses privilèges. Mais] les hôtes furent trop nombreux dans la maison. Peut-être aussi restèrent-ils trop longtemps. Ils cessèrent de se considérer comme des hôtes, et, encouragés sans doute par la curieuse amphibologie qui affecte le mot dans notre langue, ils commencèrent à se considérer eux-mêmes comme des hôtes, c'est-à-dire comme étant chez eux. [L'idéologie dominante antiraciste leur a donné raison. Il n'est plus temps de réagir, sauf à céder à des violences qui ne sont pas dans notre nature, et en tout cas pas dans la mienne. Je n'oublie pas notre ancien rôle d'amphitryons, toutefois, même si nous ne l'avons pas toujours très bien tenu ; et si] nous ne sommes plus désormais que des commensaux ordinaires parmi nos anciens invités... »
 

Cette position est grosso modo celle de la Suisse actuelle : hospitalité mesurée sans intégration, sauf pour les plus fortunés. J'imagine que ce peut être celle de l'Europe de Schengen aux yeux d'un jeune Marocain ou Congolais désireux d'émigrer et refoulé à nos frontières.
 

On peut ne pas partager du tout cette approche du problème des immigrations successives, et c'est mon cas, même si je le dis avec une certaine humilité, n'étant pas, comme la plupart des signataires de la contrepétition, je suppose, un habitant des cités de banlieue où les problèmes d'intégration peuvent poser plus de difficultés que dans les arrondissements du centre de Paris. Mais il faut reconnaître que le paragraphe complet tel qu'il figure dans le livre de Renaud Camus ne dit pas la même chose que le « montage » soumis à la signature des contrepétitionnaires.
 

On ne peut donc qu'être étonné que de grands universitaires aient été conduits à avaliser de telles manipulations.
 

3) Le signataire de bonne foi doit savoir en outre qu'entre la date où la contrepétition a été mise en circulation et sa publication dans Le Monde, des membres de phrases y ont été ajoutés, qui figurent ci-dessous en italiques :
 

«... Défendre, publier, republier son livre [celui de Renaud Camus] au nom de la liberté d'expression ou pour toute autre raison, c'est, qu'on le veuille ou non, défendre et publier des opinions criminelles et condamnables. Il faut le savoir. Cela ne s'expurge pas. »
 

Même les censeurs les plus endurcis des totalitarismes du XXe siècle n'avaient pas inventé la formule qui vient ici d'éclore à l'aube du siècle nouveau : dans un texte donné, l'interdiction des blancs.
 

Dans un magazine, il est vrai, un intellectuel toujours en vue souhaite la rediffusion de l'ouvrage dans son texte intégral, tout en le décrétant lui aussi antisémite à cent pour cent : compte tenu de l'existence de la loi Gayssot, il s'en remet donc aux tribunaux de transformer ses attendus succincts en verdict tranchant. Dans l'économie de la censure, ces deux attitudes composent ensemble ce qu'on appelle un effet de ciseau.
 

4) Puisque la contrepétition a ramassé une forte proportion de signatures lacaniennes, on se permettra de rappeler qu'à l'âge de Renaud Camus, si l'on en croit la biographie de référence (mais non autorisée) qui lui fut consacrée, Jacques Lacan, durant les années noires, « continua à mener une vie intellectuelle et mondaine qui prolongeait celle de son univers parisien de l'avant-guerre » ; en somme, bien qu'il n'ait pas publié une ligne à cette époque, il fit montre d'une certaine expectative ou, à tout le moins, comme le dit l'expression consacrée, il se voua principalement à ses travaux.
 

5) Enfin, et pour clore ces considérations sur un sourire affligé, je ferai remarquer aux contrepétitionnaires que l'un d'eux, responsable d'une publication, a publié par le passé, sans ciller et de manière plutôt louangeuse, un auteur appelé Marc-Edouard Nabe, plus excessivement célinien que modérément barrésien, il est vrai, ce qui constitue sans doute à ses yeux une circonstance atténuante. Je suggérerais néanmoins que, pour la peine, ses cosignataires interdisent le coupable de pétition publique pour au moins quinze jours.

Le 26 mai 2000