Renvoyez la censure
chapitre extrait du livre
Les Maîtres censeurs
Par Elisabeth Lévy
 

- Auriez-vous Corbeaux de Renaud Camus ?
- Nous ne vendons pas ce genre de livres !
Scène observée dans une librairie parisienne à l'automne 2000
 
 
 
 
 
 

La France des lettres en campagne contre La Campagne de France, tel est l'événement qui, au printemps 2000, occupe le centre de la vie éditoriale parisienne. L'affaire est d'importance et le gibier de choix. On a débusqué un antisémite, un vrai, réactionnaire qui plus est. Divine surprise, commentera en substance, quelques mois plus tard, Alain Finkielkraut : «Enfin Renaud Camus vint. Les vigilants qui scrutaient désespérément le désert des Tartares furent récompensés de leur attente. L'ennemi était bien vivant. Le mal interrompait de nouveau la morosité des jours (1).»

Toutefois, si «l'affaire Camus» qui mit en ébullition le monde de la presse et de l'édition durant quelques semaines présente quelque intérêt, ce n'est pas seulement parce qu'elle permit de ressusciter la figure usée des «deux France», tout observateur étant sommé de se ranger dans un camp ou dans l'autre, de préférence dans le bon. Plus encore, elle fut, pour certains censeurs, une occasion de s'attaquer frontalement à ce qu'eux-mêmes décrivent par ailleurs comme le domaine de la liberté absolue, à savoir la littérature. Au nom de la tolérance, on réclama donc la disparition d'un livre. La censure devint une victoire pour ceux-là mêmes qui s'en prétendent habituellement les victimes, et qu'on se serait au contraire attendu à trouver parmi les plus farouches partisans de la liberté. Des écrivains, des chercheurs, des journalistes, et même quelques libraires purent à loisir désigner à la vindicte un ouvrage dont personne ou presque n'avait pris la peine de lire plus que les quelques lignes reproduites des dizaines et des dizaines de fois dans la presse. Il est vrai que l'auteur avait fait le dangereux pari de s'exposer, par le truchement de son Journal, sans censurer sa plume ni brider ses pensées, fussent-elles inavouables. On ne peut que conclure que ce pari fut perdu, et avec lui, ce qui est bien plus grave, un peu de notre droit à la raison critique.

L'enjeu de cette querelle est donc plus fondamental que ne le laisse penser sa forme souvent caricaturale et la rapidité avec laquelle elle sera oubliée en quelques mois. «Plus une société est consensuelle, plus le style est solitaire», affirme Camus (2). Encore une fois, ce qui est en cause est bien la liberté de penser, de penser de travers ou ailleurs, contre son époque et contre ses semblables, ainsi que le proclamera dans un texte incisif le PDG des éditions Fayard, Claude Durand, qui s'était trouvé au coeur de la tourmente. «Il est commode et généralement flatteur pour sa propre image de se battre pour la liberté d'expression de celui qui pense comme soi. [...] Mais combien plus rares, y compris parmi les intéressés, gens de presse ou du livre, sont ceux qui s'obstinent à réclamer cette liberté pour leurs adversaires, et plus généralement à accorder le bénéfice de la bonne foi, voire l'hospitalité aux mal-pensants, aux mal-parlants et autres "déviants" de l'écrit. C'est encore pour quelques temps, j'espère, une singularité de l'édition par rapport à d'autres médias qui ont la prétention, les moyens et la pratique plus ou moins débonnaire, justicière ou policière de tout pouvoir, et, par leurs excès, la violence qu'ils exercent involontairement ou sciemment, donnent raison à Eschyle pour qui "un abus de justice finit par mettre le droit du côté du coupable". (3)» A quoi on pourrait ajouter qu'un excès de vertu finit par placer le bien dans le camp du vice. En tout cas, tout au long de «l'affaire Camus», les accusateurs se recruteront, pour l'essentiel, du côté des puissants tandis que la défense, à quelques prestigieuses exceptions près comme Claude Durand ou Alain Finkielkraut, sera surtout composée des «sans-grades» de l'intelligence.

Le 13 avril 2000, Libération consacre un dossier à Renaud Camus, écrivain prolixe et méconnu, diariste impénitent, dont viennent de paraître simultanément un Répertoire des délicatesses du Français contemporain (4) et son journal de l'année 1994, La Campagne de France (5). Pour ce dernier ouvrage, il a délaissé son éditeur habituel, P.O.L, pour Fayard, «en raison sans doute, de nouvelles considérations sur la question juive», écrit le journaliste, visiblement peu conscient de manipuler de la dynamite (6). Non pas qu'il passe à côté du problème, comme on l'affirmera par la suite. En revanche, il n'y voit pas matière à scoop intellectuel ni à grande rhétorique, mais, plus calmement, à interrogation et à demande d'éclaircissement. C'est donc sans faire part à son lecteur de son éventuel émoi ou de sa salutaire indignation que le critique interroge Camus sur ce point plus ou moins délicat. «Moi, je n'ai pas du tout le sentiment d'être antisémite, évidemment, répond Camus. Mais [...] je suis passionné par l'origine de quiconque et de tout discours. Or, comme on vit dans un soupçon permanent et d'ailleurs très compréhensible, d'antisémitisme, il est difficile de parler de l'origine des Juifs. Mais moi, je parle de celle de tout le monde, et je l'aime, et je ne vois pas pourquoi je ne parlerais pas de celle des Juifs, qui est une des plus profondes qui soient, des plus rayonnantes, des plus exploratrices et productrices de sens - même si ce sont des sens contradictoires, bien sûr, comme tous les autres. » On le voit, il y aurait là de quoi ouvrir une passionnante controverse, tant le concept d'origine, qui a aussi donné lieu aux exploitations les plus monstrueuses, mériterait un examen attentif. Ce n'est pas ce qui va se produire.

Camus n'est alors qu'un auteur aristocratique, légèrement «réac» dans son souci de la langue, mais qui a connu son heure de gloire en 1978 avec Tricks,  roman de l'homosexualité revendiquée, préfacé par Roland Barthes. De lui, ses quelques milliers de fidèles savent qu'il ne goûte guère «l'idéologie du sympa», qu'il organise des exposition d'art contemporain en son château de Plieux dans le Gers, qu'il peine, au demeurant, à entretenir. Tel est l'homme qui, en quelques jours, va être propulsé au panthéon déjà fort peuplé de l'ignominie française. Chronographe de la paroisse subversive, Jacques Henric, dans Art Press, ne manque pas d'afficher la déception que lui cause le destin imprévu de cet auteur autrefois prometteur. Il affirme vouloir comprendre - mais se garde bien d'essayer - «comment un écrivain d'avant-garde, cultivé, marginal par sa sexualité, a pu devenir cet écrivain atrabilaire qui coiffe le képi d'une vielle culotte de peau chauvine et réactionnaire (7)». Comment peut-on, en somme, être homosexuel et réactionnaire, voilà qui dépasse, semble-t-il, l'entendement d'Henric. Sans doute celui-ci serait-il fort surpris si on lui faisait remarquer qu'il essentialise l'homosexualité, comme si elle devait recouvrir toutes les autres caractéristiques de l'individu. Pour être positive, cette discrimination dans le jugement n'en est pas moins une discrimination.

Dans Corbeaux (8), son journal de bord de ces semaines de bruit et de fureur, Camus, commentera, un peu désabusé, mais avec humour, cette gloire malvenue : « Je n'ai vraiment pas de chance : je n'ai connu que deux fois la notoriété. La première fois comme pornographe il y a vingt ans et maintenant comme antisémite.» La légèreté du ton et celle de l'humeur ne perdureront pas, et on le comprend. C'est à sa mise à mort symbolique que Camus va être convié, dans le feu d'une guerre impitoyable où il doit se battre, seul ou presque, sinon contre tous, du moins contre tant de coalisés. Il lui faut affronter une haine d'autant plus féroce qu'elle est bardée de bons sentiments, tenter de réfuter des lieux communs galvanisés par la force de l'évidence. Entreprise qui paraît d'avance vouée à l'échec, dès lors que toute argumentation est réduite à néant par l'émotion. Lors de la parution, dans un silence pesant, de trois nouveaux ouvrages de Camus - dont, justement, Corbeaux -, Philippe Lançon, journaliste à Libération, enfreindra avec panache la loi du nombre pour décrire «une guerre balzacienne où tous les coups, dans ce monde intellectuel et plus mesquin qu'une cité en déroute, sont permis (9)».

Le samedi suivant la parution du dossier de Libération, Renaud Camus est, avec l'écrivain Richard Millet, l'invité de «Répliques», l'émission de France Culture produite et animée par Alain Finkielkraut, lequel ne cache pas son enthousiasme pour ce Répertoire des délicatesses et pour la conception exigeante que Camus a du génie de la langue, conception jugée atrocement répressive par les partisans de la souplesse en toute chose. «S'ils l'avaient lu, analysera ultérieurement Finkielkraut au cours d'une conférence, les adversaires de Camus diraient qu'il existe un lien entre l'antisémitisme dont il fait preuve et sa définition restrictive, "constipée" a même dit un journaliste, de la langue. Il commence par exclure les mots et il finit par exclure les Juifs (10).»

Dans les dîners parisiens, cependant on rivalise dans l'indignation au sujet de certains passages de l'autre livre, La Campagne de France, qui, dit-on, prouvent irréfutablement l'antisémitisme de Renaud Camus. Il y est question, murmure-t-on, du «Panorama», l'ancienne émission littéraire de France Culture dont la suppression, quelques mois auparavant, a valu des critiques acerbes à Laure Adler, la directrice de la station. Dans les couloirs de la Maison de la Radio, bruissant déjà des inévitables mécontentements provoqués par la rénovation de «la grille», on ne parle plus que de «ça». Au cours d'une réunion, Sylvain Bourmeau, rédacteur en chef des Inrockuptibles  et producteur de «La suite dans les idées» qui, coïncidence, occupe le créneau horaire du «Panorama», alerte ses collègues sur les attaques racistes dont serait victime le défunte émission. Sommairement caricaturé, le propos de Camus devient : «Il y a trop de Juifs à "Panorama".» Les intellectuels de cette fin de siècle auraient-ils enfin leur Affaire ?

La première salve est tirée le 18 avril par Marc Weitzmann dans les Inrockuptibles. En réalité, dans son article, celui-ci s'en prend presque plus à Libération, accusé de complaisance, qu'à Camus lui-même. Le lendemain, c'est au tour de Laure Adler d'annoncer dans un communiqué son intention d'attaquer l'écrivain en justice, «pour défendre, déclare-t-elle à l'AFP, l'honneur des journalistes de "Panorama"» - qu'elle avait remerciés. Inutile de préciser que le «judéocentrisme» imputé à l'émission par Renaud Camus - qui n'emploie d'ailleurs pas ce terme - n'a bien sûr pas été le motif de la suppression de celle-ci. Si Laure Adler, sincère à l'évidence, s'emballe aussi promptement, c'est qu'elle croit réellement que Camus s'est lancé, rétrospectivement, dans une sorte de chasse aux Juifs.

Pour comprendre ce qui s'est joué, on ne saurait se contenter du commentaire de commentaires. Aussi faut-il ici reproduire in extenso  les fragments abondamment cités hors de leur contexte (11). Même s'il est impossible de restituer les hésitations, doutes et remords de l'écrivain qui, au fil des pages, revient sur ses réflexions antérieures, poursuivant un long dialogue avec lui-même.

A propos du «Panorama» de 1994, voilà ce qu'écrit Camus. «Cinq participants, et quelle proportion de non-juifs, parmi eux ? Infime sinon inexistante. Or je trouve cela non pas tout à fait scandaleux, peut-être, mais exagéré, déplacé, incorrect. Et non, je ne suis pas antisémite. Et oui je trouve que la race juive a apporté à l'humanité une des contributions spirituelles, intellectuelles et artistiques parmi les plus hautes qui soient. Et oui je trouve que les crimes antisémites nazis constituent probablement le point le plus extrême qu'ai atteint l'humanité dans l'abomination. Mais non, non et non, je ne trouve pas convenable qu'une discussion, préparée, annoncée, officielle en somme, à propos de l'intégration dans notre pays, sur une radio de service public, au cours d'une émissions de caractère général, se déroule presque exclusivement entre journalistes et intellectuels juifs ou d'origine juive (12). »

Ce pointage peu ragoûtant a de quoi choquer, bouleverser même ; mais cette noble réaction ne saurait interdire, dans un second temps, d'aller y voir de plus près, devrait-on pour cela pénétrer dans la zone décrétée interdite à toute réflexion. Osons donc dire l'indicible, ceux qui ont fréquenté France Culture  à cette époque - et nombre de censeurs de Camus sont dans ce cas - savent bien qu'il y avait un «problème Panorama», ainsi résumé par Alain Finkielkraut : «C'était une émission terrible, une émission où se jouait en effet le destin de la culture. Quelques intellectuels sans foi ni loi, sans vocabulaire, sans goût de la langue, sans amour de la langue, s'installaient aux commandes et déchiquetaient à belles dents qui ils voulaient, comme ils le voulaient, avec la violence la plus arbitraire. Ces intellectuels ne se gênaient pas pour traiter d'antisémites ceux qui avaient le malheur de leur déplaire (13).» Seulement, contrairement à ce qu'écrit Camus - et la différence est de taille -, le malaise qu'il ressentait n'était pas lié à l'origine des collaborateurs de l'émission mais au contenu des débats dont une importante proportion était liée à ce qu'on pourrait appeler «les questions juives», notamment la Shoah et Israël. Que celles-ci méritent une place spécifique et un traitement abondant, nul n'en disconvient. On a le droit de penser qu'elles ne devraient pas constituer l'objet principal d'une émission culturelle. Est-ce antisémite de plaider pour que la culture et la transmission ne soit pas exclusivement centrées sur la mémoire du Mal ? Est-ce raciste de considérer que le Service public doit se garder de toute préférence communautaire, et ceci quelle que soit la communauté ? Renaud Camus, visiblement, ne le croit pas. Il est parfaitement respectable de défendre une opinion contraire à la sienne. Faut-il pour autant voir en lui un émule de Hitler ?

Mais l'heure n'est pas plus aux réponses sereines qu'aux questions franches. A plusieurs reprises, Camus affirmera qu'il aurait réagi de la même façon si, à la place des Juifs, les participants du «Panorama» avaient été majoritairement des homosexuels ou des Bretons. Et insistera-t-il, ce n'en est pas aux Juifs qu'il en a mais bien à l'émission «Panorama». Il n'y a aucune raison de refuser par principe de le croire. Il n'en reste pas moins qu'il manifeste une terrible incompréhension du monde dans lequel il vit. Son insensibilité à la sensibilité collective à l'antisémitisme laisse pour le moins perplexe. Analysant la distinction qu'il conviendrait d'établir entre «la dénotation» et «la connotation», entre le sens immédiat, «ordinaire» des mots et leur sens «impliqué, supposé, présupposé», l'écrivain en conviendra. «Pour des raisons évidentes, épouvantables entre toutes, écrit-il ultérieurement, l'adjectif juif  n'a pas de sens ordinaire. Il ne peut pas, conclut l'écrivain, être manié comme un autre mot (14).» A l'avoir compris plus tôt, il se serait sans doute épargné cette encombrante notoriété.

Peut-être eût-il été préférable que la question abordée par Camus ne fût jamais posée. Mais puisqu'elle l'était, mieux aurait voulu l'affronter, sauf à prendre le risque d'accréditer le sentiment trouble qu'elle risquait d'ébranler quelque inavouable construction. Osera-t-on rappeler ici que le judaïsme propose une éthique de la vérité ? Faut-il accepter que des écrits soient simplement recouverts d'une chape d'indignation comme s'ils étaient spirituellement radioactifs ?

Rédacteur en chef du quotidien genevois Le Temps, Eric Hoesli est peut-être l'un des rares acteurs de la polémique à avoir osé examiner les propos scandaleux de Camus, ceci dans le cours d'un échange de courriers avec Laure Adler. Ce sont bien, au-delà du ton plutôt vif, deux conceptions de la critique [qui (?)] s'affrontent. La directrice de France Culture s'émeut que la critique de La Campagne de France publiée par le journal suisse n'ait pas mentionné les passages litigieux (15) : «Que penser d'un silence partiel qui pourrait être compris comme une approbation tacite ?» écrit-elle. Son interlocuteur refuse fermement de céder à l'injonction de traiter Camus en criminel : «Si je vous comprends bien, réplique-t-il, s'interroger sur la proportion de collaborateurs juifs d'une émission de France Culture  est une insulte à la mémoire. Permettez-moi de trouver cet amalgame parfaitement abusif. Je préférerais vous voir répondre sereinement à cette question plutôt que de vouloir interdire à son auteur de vous interroger. Il n'y a là ni désinvolture, ni approbation tacite de quoi que ce soit. J'ai le sentiment, en revanche, qu'à vous suivre, on finira par être taxé de complice des exactions nazies et de l'Holocauste pour le seul motif qu'on s'interroge sur l'attitude d'estimés confrères juifs. C'est tout de même un comble.»

Même ce thème, pour infiniment grave et douloureux qu'il soit, devrait pouvoir faire l'objet d'une libre interrogation. Or c'est un culte que l'on nous propose. Par delà son indigeste compatibilité des «collaborateurs juifs» d'une émission de radio, ce qui paraît intolérable chez Camus est peut-être, plus profondément, son refus de conférer un caractère sacré à tout ce qui pourrait, ne serait-ce que par associations successives, avoir à faire avec le génocide juif. «L'humanité, et pas seulement le composante juive de celle-ci, a besoin du culte de le mémoire et du respect des morts, écrit Patrick Kéchichian dans Le Monde. Nier, même à mots couverts, la validité et la légitimité permanentes de cette piété ne pouvait que provoquer colère et scandale (16).» On est d'abord tenté de s'incliner devant cette sommation, d'approuver la colère et de redouter le scandale. Et pourtant, on ne peut accepter que ce qui nous est donné comme le socle du lien social soit ainsi soustrait à tout questionnement. Face à l'abîme qu'ouvre à la pensée l'évocation de la Shoah, seule le première personne du singulier est de mise. Que l'on me permette donc de contester ici, à mots ouverts, «la validité et la légitimité permanentes», non pas du respect et de la compassion dus pour l'éternité aux victimes, ni même «de la piété», mais du culte : honorer n'est pas adorer, et les ombres d'Auschwitz ne peuvent être, à mon sens, requises pour remplacer ce Dieu venu mourir en Occident.

Dans un registre moins grave, beaucoup ont cru déceler, entre les lignes de La Campagne de France, le souhait de voir instaurer sur les ondes un numerus clausus  ethnique. Précisons donc qu'il n'en est rien. On aimerait voir ces âmes délicates faire preuve d'une vigilance comparable lorsqu'une association réclame l'instauration d'un quota pour les Noirs à la télévision, ou qu'un autre établit un recensement minutieux des homosexuels sur les écrans, allant jusqu'à se demander si la télévision donne une «bonne image» des homosexuels. Seulement, dans ces deux cas, personne ne voit matière à scandale. Aurait-on le droit de «compter» dans un sens - pour étayer l'affirmation selon laquelle une minorité serait insuffisamment ou mal représentée sur les ondes ou sur les écrans ? Catherine Tasca se déclarera indignée que Camus «essaie de faire croire que le contenu des émissions pourrait être influencée par la compositions des équipes». Mais à qui ferait-on croire le contraire ? Qui peut se prétendre totalement libéré de son histoire ? Et d'ailleurs, est-ce si souhaitable ? Peut-être, mais il faudrait, alors, se donner la peine d'esquisser une démonstration.

Un second passage de La Campagne de France est aussi largement cité et commenté d'une façon qui semble encore plus malveillante. «Mais les hôtes furent trop nombreux dans la maison. Peut-être restèrent-ils trop longtemps. Ils cessèrent de se considérer comme des hôtes, et, encouragés sans doute par la curieuse amphibologie qui affecte le mot dans notre langue, ils commencèrent par se considérer eux-mêmes comme des hôtes, c'est-à-dire comme étant chez eux. L'idéologie dominante antiraciste leur a donné raison. Il n'est plus temps de réagir, sauf à céder à des violences qui ne sont pas dans notre nature, et en tout cas pas dans la mienne. Je n'oublie pas notre ancien rôle d'amphitryons, toutefois, même si nous ne l'avons pas toujours très bien tenu ; et si nous ne sommes plus désormais que des commensaux ordinaires parmi nos anciens invités.» On conviendra que le sens de ces phrases varie considérablement si l'on omet de préciser qu'elles sont précédées par celles-ci. «Les lois que personnellement j'aurais voulu voir appliquer, aux groupes et surtout aux individus d'autres cultures et d'autres races qui se présentaient chez nous, ce sont les lois de l'hospitalité. Il est trop tard désormais. Elles impliquaient que l'on sût de part et d'autre qui était l'hôte, et qui l'hôte. A chacun ses devoirs, ses responsabilités, ses privilèges. »

De quel reproche, dans ces conditions, est passible Renaud Camus ? Il n'est assurément pas favorable à l'application sans restriction du droit du sol. Il importe, pense-t-il, que l'on puisse continuer à distinguer des «nationaux» et des «étrangers». Plus largement, il accorde une importance démesurée à l'origine des êtres humains - origine à laquelle il confère d'ailleurs un coefficient positif. La beauté de la nation politique, le creuset de la citoyenneté le laissent passablement indifférent. Ignorant la possibilité qu'ont les hommes de s'affranchir, ne serait-ce que partiellement, de leur naissance, il préfère la chair des identités à l'abstraction de l'universalité. On peut, on doit le discuter. Mérite-t-il pour cela d'être moralement disqualifié ? Il faudrait alors brûler Chateaubriand que n'enthousiasmait guère la perspective d'une «société universelle qui n'aurait point de pays particulier» : «Qu'en résulterait-il pour ses moeurs, ses sciences, ses arts, sa poésie ? Comment s'exprimeraient des passions ressenties à la fois à la manière des différents peuples dans les différents climats ? Comment entrerait dans le langage cette confusion de besoins et d'images produits des divers soleils qui auraient éclairé une jeunesse, une virilité et une vieillesse communes ? Et quel serait ce langage ? Sous quelle règle semblable, sous quelle loi unique existerait cette société ? Comment trouver place, sur une terre agrandie par la puissance d'ubiquité, et rétrécie par les petites proportions d'un globe souillé partout ? Il ne resterait qu'à demander à la science de changer de planète (17).»

Toutefois, le monde dans lequel nous vivons n'est pas celui de Chateaubriand. Aussi ne s'agit-il pas, loin s'en faut, de décharger Camus de toute responsabilité. Encore une fois, les origines ne peuvent plus être seulement tenues pour un aimable bagage de coutumes et usages, elles ont été l'outil de légitimation des génocides du siècle. D'où l'amertume exprimée par Finkielkraut. «Il a fallu beaucoup de malhonnêteté à ses adversaires pour le peindre en Hitler et en Le Pen ; il a fallu des manipulations, il a fallu des morceaux choisis pour nuire, il a fallu chasser toutes les citations qui allaient dans un autre sens, il a fallu tout cela. Mais lui-même aurait dû être plus exigeant envers son propre travail, il aurait dû se réclamer davantage. Cela, il ne l'a pas fait, et le discours qui nous étouffe a été renforcé par cette malheureuse affaire. Ce n'est pas la moins triste de ses conclusions (18).»

Renaud Camus semble fournir des verges pour le battre, aussi le flagelle-t-on sans pitié. Les esprits s'échauffent, les invectives fusent, les téléphones sonnent sans relâche, au point que le 20 avril, Claude Durand, PDG de Fayard, annonce le retrait de la vente de La Campagne de France. Décision singulière, qui n'est requise par aucun tribunal, à l'exception, il est vrai, de la puissante inquisition des idées. Si l'on en croit le récit que livre Camus, le patron de Fayard songerait même, en cet instant, à la démission. La lassitude aidant, l'idée a peut-être traversé l'esprit de Claude Durand. Mais celui-ci n'est pas homme à plier. Est-ce en raison de son âge et, comme il le dira, de la proximité avec «la ligne d'arrivée (en fait de départ)»? Après quarante ans de métier, l'éditeur de Soljenitsyne et de Raul Hillberg n'a nullement besoin de brevet de bonne conscience. Il est un homme libre. Il le prouvera dans sa réplique enlevée - et drôle - à ceux qu'il qualifiera de «nouveaux barbares à visage humaniste (19)». En attendant, peut-il déserter le champ de bataille quand celle-ci fait rage au sein même de sa maison ? Olivier Bétourné, son second, ayant précédemment affirmé «qu'il n'avait pas lu le livre», on se précipite, en ville, pour se gausser des «éditeurs qui publient sans lire ». De fait, Bétourné ne s'est nullement occupé d'un manuscrit à la publication duquel il n'était pas favorable. Ces désaccords sont quotidiens dans les maisons d'édition, et cela est bien compréhensible dès lors que ce métier, individuel par nature, consiste en un exercice permanent de subjectivité et de liberté. En revanche, il est exceptionnel que les différences d'appréciation et de sensibilité soient portées à la connaissance du public.

En tout cas, la décision spectaculaire de retrait annoncée par Claude Durand comme «provisoire», dans l'attente du retour de l'auteur, alors en voyage aux Etats-Unis, ne calme pas la fièvre, bien au contraire. Alliances, mariages, amitiés de jeunesse, rivalités, inimitiés, intérêts communs, toutes les passions d'un milieu aussi puissant idéologiquement qu'il est restreint numériquement et mineur financièrement, se conjuguent sans que soit jamais débattu au fond ce que l'on reproche à Camus. Les coteries anciennes se reforment, les haines assoupies se réveillent. En quarante ans de vie éditoriale, Durand s'est évidemment fait quelques ennemis, lesquels sont probablement enchantés de l'occasion qui leur est offerte de mener un juste combat en réglant leurs vieux comptes. Des auteurs reçoivent d'étranges injonctions de se joindre à la croisade. Après avoir hésité un instant, des professionnels de la pétition, redoutant le vent mauvais, tournent casaque, signe que leur point de vue n'est pas dicté par la conviction, mais par l'hésitation, à la mesure des gains et des pertes qu'ils peuvent espérer ou redouter de leur ralliement.

Chacun doit y aller de sa tribune pour montrer avec quelle détermination il se place dans le bon camp. Renaud Camus, nous dit-on, est «un antisémite forcené», un «pétainiste attardé», «l'auteur de propos absolument pestilentiels». La France moisie faite homme. «Pétain prenait grand plaisir à la séance hebdomadaire de l'Académie française (où Renaud Camus s'est porté candidat) (20)», rappelle Bernard Comment, écrivain et responsable de la fiction à France Culture, dans un texte exemplaire, à la vérité, du procès en analogie. Le public, qui doit se contenter de compter les coups échangés sans jamais être informé des rancoeurs et rivalités qui se dissimulent derrière le noble cause du combat contre l'antisémitisme, n'a plus aucun moyen de se forger une opinion, sinon la lecture des seuls passages reproduits par la presse, le plus souvent à charge.

L'accusé, certes, résiste, mobilisant ses amis et son énergie pour répliquer aux attaques. «J'envoie aux journaux communiqués sur communiqués, je réponds à des interviews, j'abreuve les médias de rectificatifs mais à peine un dixième de la copie que je puis produire à jet continu parvient à se frayer un chemin jusqu'à la page écrite - quant aux radios, n'en parlons même pas, écrit-il. Encore ce dixième est-il affreusement déformé, la plupart du temps.»

Mieux, quand il nie avec la dernière énergie être antisémite, ses adversaires triomphent : cette dénégation n'est-elle pas la preuve éclatante qu'il l'est ? «Comme bien des propagateurs de thèses racistes, Renaud Camus déclare qu'il n'est pas antisémite», décrète par exemple le ministre de la Culture Catherine Tasca sur l'air de qui ne s'en laisse pas compter. Quelques années plus tard, elle aura l'occasion de manifester à nouveau une conception arbitraire plus qu'arbitrale de sa fonction en s'en prenant à l'un des personnages les plus haïs de la presse française (mais élu par les Italiens, si désolant que cela soit ce fait et forte l'antipathie qu'il puisse inspirer), le Premier ministre Silvio Berlusconi.

Dans cette atmosphère électrique où l'on perd tout sens de la mesure, aucun des accusateurs de Camus ne semble réaliser que le quasi-consensus qui s'est établi contre lui justifierait, non seulement que l'on cessât de mimer la Résistance, mais aussi que l'on prît au sérieux les explications qu'il tente de fournir. Et nul ne paraît sensible au caractère légèrement ridicule de cet héroïsme d'autant plus farouche qu'il est majoritaire. Dans le miroir que constituent pour eux les plateaux de télévision et les rubriques ouvertes aux points de vue extérieurs des journaux, les censeurs se voient sous les traits de nouveaux Jean Moulin.

Le premier résultat de l'effroi bienséant des uns et des autres est de donner une publicité maximale à l'écrivain qu'ils dénoncent. On entendra jusqu'à l'écoeurement répéter, pour les fustiger bien sûr, les propos prêtés à Camus, qui, passés par la moulinette de la simplification, se résument à deux phrases : «Il y a trop de Juifs à France Culture» : « Les Juifs ne sont pas tout à fait français». Mais quand bien même il serait le monstre antisémite que l'on décrit, ne vaudrait-il pas mieux, alors, l'abandonner à ses noires pensées et à ses quelques milliers de lecteurs réguliers, sans doute tout aussi corrompus que lui ? Peut-on éprouver dans le fond de son âme la terreur de voir l'antisémitisme faire retour et lui opposer ce déchaînement verbal et scriptural ? Quiconque a déjà rencontré des rescapés de la Shoah sait bien, pourtant, combien la plupart répugnent à rompre le silence. Faut-il alors, une fois de plus, conclure que l'objectif affiché - lutter contre l'antisémitisme - se voit contredit par l'ambition inconsciente - proclamer sa propre vertu ? Renouant avec la problématique de l'identité victimaire qui est la sienne depuis Le Juif imaginaire (21), Alain Finkielkraut estime que «pour nombre de Français dont la famille a été antisémite, l'occasion était belle de montrer que c'en était désormais fini, qu'ils réparaient, en quelque sorte, le tort des ancêtres. Et pour nombre de Juifs qui avaient échappé à toute violence, l'occasion était belle de se donner le frisson de la persécution (22)».

Il faut préciser que la controverse fait rage entre les comtempteurs de Camus eux-mêmes. Certains, parmi lesquels figurent nombre de journalistes et notamment des Inrockuptibles, regrettent que le livre ait été retiré de la vente, précisément au motif qu'il serait antisémite et qu'il conviendrait qu'il fût exposé au regard du public comme une plaie jamais refermée. C'est aussi la cas de Bernard-Henri Lévy, qui affirme ne pas nourrir d'illusion sur son pays : «Aujourd'hui, déclare-t-il dans L'Evénement du jeudi, de bons et beaux esprits [...] se contentent d'émettre des réserves sur des pages, des propos, absolument pestilentiels ! Des réserves ? [...] Il ne devrait pas s'agir de réserves mais d'horreur, de répulsion, d'urgence à dénoncer (23)!» On pourrait objecter à l'écrivain qu'il est toujours plus urgent de réfuter que de dénoncer, de convaincre que de diaboliser. Mais sans doute verrait-on là la marque d'un esprit munichois.

D'autres, en revanche, réclament fermement que jamais des pages aussi sulfureuses ne soient portés à la connaissances des lecteurs, dont on semble croire qu'ils sont tous prêts à être contaminés par la mauvaise pensée de Renaud Camus. Parmi ces partisans de la censure radicale, on citera la psychanalyste Elisabeth Roudinesco, auteur d'une remarquable biographie de Lacan, qui prend très à coeur la controverse. Elle s'en expliquera dans un dialogue avec le philosophe Jacques Derrida (24) face auquel elle expose, dans un chapitre significativement intitulé «De l'antisémitisme à venir», un raisonnement qui pourra à tout le moins sembler paradoxal. En effet, explique-t-elle en substance, l'affaiblissement du Front national justifie que l'on inflige à Camus la peine maximale. «Pour en revenir à ce droit de tout dire - y compris de publier aujourd'hui et demain des écrits antisémites, j'ai le sentiment que tant que l'extrême-droite organisée pesait sur la vie politique, il était impossible, notamment dans certains milieux "intellectuels" de donner libre cours au bon viel antisémitisme français d'avant le nazisme. Un parti "pas comme les autres" prenait en charge, en quelque sorte, la haine consciente et inconsciente de toute une société contre les Juifs. Or, les choses ont changé et nous devons désormais être attentifs aux formes sournoises et dangereuses de cet antisémitisme "bon chic bon genre", ne serait-ce que parce que nous savons maintenant qu'il a finalement conduit à la solution finale.» De Maurras à Auschwitz, même Bernard-Henri Lévy n'avait pas, dans L'Idéologie française, établi cette filiation qui franchit le Rhin d'une phrase. On perçoit bien à la lecture de ce texte que son auteur est profondément persuadée de l'existence de cette haine que vouerait aux Juifs «toute une société», mais une telle accusation mériterait tout de même un brin de démonstration. Enfin, le tombereau d'imprécations qui s'est déversé sur Camus permet-il d'affirmer que l'antisémitisme, en France, est «bon chic bon genre»?

En attendant, près de trois semaines après la disparition de l'ouvrage des librairies, La Campagne de France continue d'alimenter la polémique. Le 17 mai, dans un texte intitulé «Un livre a disparu», une centaine de personnes, tout en exprimant leurs «réserves» sur le fond, s'élèvent contre «le climat de violence inquiétant» et soulignent que le retrait du livre, non seulement, «prive les lecteurs de la liberté de juger par eux-mêmes», mais encore place Camus «dans l'impossibilité de se défendre». Parmi les signataires, figurent des intellectuels, artistes et écrivains venus d'horizons très divers, notamment Dominique Fernandez, Frédéric Mitterand, Emmanuel Carrère. Justement, le lendemain, Claude Durand annonce que l'ouvrage reparaîtra bientôt, expurgé des passages litigieux par l'auteur lui-même, dans le but d'éviter une saga judiciaire. Mais cette auto-censure inflifée à l'écrivain ne suffit pas. Une semaine plus tard, paraît dans Le Monde une pétition dont la radicalité n'a pas d'équivalent dans les annales contemporaines. Le ton est guerrier, les termes sont choisis pour exclure tous ceux qui oseraient s'écarter, ne fût-ce que légèrement, de la sentence ; le terme «criminel» figure cinq fois dans ce texte très court. Mais les signataires de cette «déclaration des hôtes-trop-nombreux-de-la-France-de-souche (25)» ne se contentent pas de frapper Renaud Camus du sceau de l'infamie. Ils entendent clairement que la condamnation soit étendue à tous ceux qui refuseraient de rallier leur croisade ou même à ceux qui la rallieraient trop mollement. «Nous déclarons que les propos de Renaud Camus sont des opinions criminelles, et donc que défendre, publier, republier son livre au nom de la liberté d'expression ou pour toute autre raison, c'est, qu'on le veuille ou non, défendre et publier des opinions criminelles et condamnables. Il faut le savoir. Cela ne s'expurge pas.» Le message, adressé à Claude Durand, est fort clair. La réplique de ce dernier est cinglante. «Même les censeurs les plus endurcis des totalitarismes du XXe siècle, écrit-il, n'avaient pas inventé la formule qui vient ici d'éclore à l'aube du siècle donné : dans un texte donné, l'interdiction des blancs.» Non seulement les passages déplaisants doivent disparaître, mais il faut effacer jusqu'au souvenir de leur disparition. En fait, La Campagne de France est aujourd'hui disponible avec ces zébrures blanches comme autant de cicatrices infligées à notre liberté, et d'abord à celle de critiquer.

La liste de ces jusqu'au-boutistes du ciseau ne laisse pas d'affoler ou d'attrister. A côté de «grandes signatures lacaniennes», malicieusement pointées par Durand, figurent en effet, des noms parmi les plus prestigieux de l'intelligence française : Jean-Pierre Vernant, Jacques Derrida, Claude Lanzmann. Comment des esprits aussi fertiles en sont-ils réduits à employer contre leurs adversaires des armes inventées par les dictatures les plus mensongères ? Pourquoi ont-ils oublié ce génie de la controverse qui, durant des années, a valu à notre scène intellectuelle l'admiration du monde entier ?

Et que dire de Philippe Sollers qui n'est jamais autant lui-même que lorsqu'il défend la liberté radicale de la littérature ? Cet amoureux de Céline fait preuve, dans l'affaire, d'une contradiction qui laisse pantois. Il a publié Marc-Edouard Nabe, auteur décrit par Claude Durand comme «plus excessivement célinien que modérement barrésien»; quelques mois plus tard, il «acquittera» Paul Morand, que personne, d'ailleurs, ne cherche à censurer ; seul Camus connaît ses foudres jupitériennes. Peut-être Sollers, si on l'interrogeait, répondrait-il, comme il l'a déclaré au cours d'une émission télévisée, que Camus est un écrivain «moyen». On lui laissera la responsabilité de ce décret. Quoi qu'il en soit, ce n'est pas en se fondant sur des critères esthétiques qu'il a prononcé la condamnation de Camus, mais pour sanctionner ses fautes morales supposées. De cet apparent solécisme sollersien, on peut cependant trouver une autre explication dans la philippique mi-moqueuse mi-sérieuse qu'il adresse aux «nouveaux bien-pensants (26)» suivant un renversement désormais coutumier qui décèle le conformisme dans la minorité et le courage dans la majorité dominante. Ce qui pose problème, chez Camus et chez ses défenseurs, ne serait pas tant l'antisémitisme de l'un et la complaisance des autres que la volonté que leur prête Sollers de défendre «l'école, la famille, la nation» alors que «la survie de la culture et de la langue française l'exigent». Ecole, famille, culture, langue, nation : on pourrait trouver des combats plus douteux. Mais pour Philippe Sollers, le fascisme semble déjà contenu dans ces idées.

«On doit pouvoir mal penser», écrit Sylviane Agacinski (27). Assurément, sous peine de ne plus pouvoir penser du tout. La philosophe poursuit, esquissant un avenir qui n'est guère enchanteur : «De quels sentiments "condamnables" faudra-t-il, demain, interdire l'expression ? De l'homophobie ? Du sexisme ? (Là, les libraires n'auront plus qu'à fermer boutique!) De cela, on peut, on doit discuter : mais vers quelle oppression culturelle irait-on, vers quelle société moralement ou "politiquement correcte", si l'on remplaçait la critique par la censure ?» Eh bien, nous y sommes. Telle est l'issue à laquelle nous condamnerait une intelligentsia qui semble malheureusement avoir renoncé à penser le monde et l'homme tels qu'ils sont.

Renaud Camus, estiment peut-être ces censeurs, devait être châtié pour l'exemple. Encore faudrait-il savoir de quoi son châtiment aura été exemplaire. On ne peut s'empêcher d'y voir un signe annonciateur de la mort - mort de l'esprit comme flamme individuelle, mort de la culture comme ambition collective. «On ne lit pas Camus pour penser comme lui ou pour se "reconnaître" en lui, comme on dit à la télé, écrit Philippe Lançon. On le lit plutôt [...] pour retrouver ce que cette talentueuse tête à claques a de singulier. On le lit pour se méfier de lui et de soi (28).» Le journaliste touche peut-être là l'essentiel. A ce qu'on nomme littérature, les censeurs ont toutes raisons de préférer l'expression complaisante et inoffensive du «moimoïsme victimaire (29)». Et si ce qu'ils ne peuvent tolérer, ni chez Camus, ni chez quiconque, était bien l'affirmation insolente d'une singularité ?

Elisabeth Lévy

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(1) «La France grégaire», Alain Finkielkraut, Le Monde,20 juin 2000.

(2) Corbeaux, Renaud Camus, Impressions nouvelles, 2000.

(3) «Avant-propos assorti de quelques matériaux et réflexions pour une étude socio - médiologique de l'"affaire Camus"», Claude Durand, texte publié dans l'édition expurgée de La Campagne de France,  Fayard, 2000.

(4) Répertoire des délicatesses du français contemporain, Renaud Camus, P.O.L, 2000.

(5) La Campagne de France, Renaud Camus, Fayard 2000.

(6) «Renaud Camus monte aux créneaux», Stéphane Bouquet, Libération, 13 avril 2000.

(7) «La gaffe», Jacques Henric, Artpress, juin 2000.

(8) Corbeaux, Renaud Camus, op. cit.

(9) «L'étrangeté de Camus», Philippe Lançon, Libération, 16 novembre 2000.

(10) «Le destin de la culture», Alain Finkielkraut, conférence donnée le 14 juin 2000 à l'invitation de la Fondation du 2 mars.

(11) «Fragments du "Journal de 1994"», Le Monde,1er juin 2000. Mais, tout au long de la polémique, ces passages ont été abondamment reproduits dans toute la presse.

(12) Les passages suivants ont été reproduits de nombreuses fois dans la presse.

(13) Propos recueillis durant la conférence citée.

(14) «L'adjectif juif n'a pas de sens ordinaire», Renaud Camus, Le Figaro,  7 juin 2000.

(15) Une première critique parue le 22 avril dans le supplément culturel bouclé avant l'éclatement de la polémique ne mentionne pas celle-ci. Elle sera traitée ultérieurement par deux articles, les 25 et 27 avril.

(16) «Rhétorique d'un discours antisémite», Patrick Kéchichian, Le Monde, 4 mai 2000.

(17) Mémoires d'outre-tombe, 4e Partie, livre 44, «L'Avenir, difficulté de le comprendre»).

(18) Propos recueillis durant la conférence citée.

(19) «Avant-propos assorti de quelques matériaux et réflexions pour une étude socio - médiologique de l'"affaire Camus"», Claude Durand, texte publié dans l'édition expurgée de La Campagne de France, Fayard, 2000.

(20) «Renaud Camus, pétainiste attardé», Bernard Comment, Le Monde,  27 avril 2000.

(21) Le Juif imaginaire, Alain Finkielkraut, Seuil, 1980.

(22) «Le destin de la culture», conférence donnée le 14 juin 2000 à l'invitation de la Fondation du 2 mars.

(23) «Il faut regarder la saloperie en face», Bernard-Henri Lévy, entretien avec Claude Askolovitch, L'Evénement du jeudi, 25-31 mai 2000.

(24) De quoi demain..., Jacques Derrida, Elisabeth Roudinesco, Fayard/Galilée, 2001.

(25) «Déclaration des hôtes-trop-nombreux-de-la-France-de-souche», Le Monde, 25 mai 2000.

(26) «Les nouveaux bien-pensants», Philippe Sollers, Le Monde, 17 juin 2000.

(27) «Pour le droit de mal penser», Sylviane Agacinski, Le Monde, 10 juin 2000.

(28) «La mauvaise réputation», Philippe Lançon, Epok, février 2001.

(29) «Le moment où nous sommes», Cécile Guibert, Revue des deux mondes, mars 2001.