La Shoah et la levée de l'interdit
Par Thomas Ferenczi
 
 
 
 
 
 
 
 

Il y eut d'abord le temps du silence, au lendemain de la deuxième guerre mondiale, quand les rares survivants de la Shoah tentèrent en vain de se faire entendre dans l'allégresse retrouvée de la Libération. Il y eut ensuite le temps de la mémoire, celui des témoignages, des commémorations, des hommages, où la douleur des victimes et la cruauté des bourreaux furent enfin reconnues, où fut posée la question des responsabilités, des sanctions et des réparations. Nous entrons peut-être dans une période nouvelle, celle d'un inquiétant retour du refoulé, plus ou moins honteux, plus ou moins provocateur, où, sous prétexte de briser les tabous, on se demande si l'on n'est pas allé trop loin dans le culte du souvenir, si les juifs aujourd'hui n'en font pas un peu trop.

Par-delà les débats - légitimes - sur l'unicité de la Shoah, sur les causes et les circonstances du génocide, sur la comparaison entre les crimes communistes et les crimes nazis, on voit réapparaître des propos, des soupçons, des insinuations aux relents malsains. En France, la montée de l'extrême droite a contribué à la banalisation d'un langage caractéristique d'une autre époque: les jeux de mots scabreux de Jean-Marie Le Pen et ses allusions persistantes à la place des juifs dans la société française ont redonné vie à une vieille rhétorique antisémite qu'on croyait disparue.

Dans un tel climat, la responsabilité des historiens, des écrivains, des philosophes qui ont entrepris de relire l'histoire du nazisme ou celle de la mémoire juive est grande. Non que cette relecture soit en elle-même critiquable: la connaissance progresse par la remise en question des certitudes antérieures sans qu'aucun esprit de censure ou d'autocensure ne soit fondé à limiter les recherches. Mais, sur ce sujet, un de ceux qui ravivent les souffrances les plus aiguës, la prudence et la rigueur sont plus que jamais nécessaires. Faute de quoi, les dérives sont inévitables. On l'a constaté dans la controverse suscitée par les travaux de l'historien Ernst Nolte. En expliquant que le nazisme est né en Allemagne par réaction au bolchevisme, le chercheur allemand a déclenché dans les années 80 ce qu'on a appelé outre-Rhin la «querelle des historiens».
 

La publication en France, il y a quelques semaines, de son oeuvre maîtresse, La Guerre civile européenne (Le Monde des livres du 9 juin), treize ans après sa publication en Allemagne, a relancé la polémique. Autant il est légitime qu'un nouveau regard, fondé sur la démarche historique, soit porté sur les événements de la première moitié du siècle, autant il convient d'être attentif aux effets pervers qu'une telle méthode de «compréhension historique», revendiquée par l'auteur (Le Monde du 17 juillet), peut entraîner dans leur perception du rôle des Juifs.

En France, une autre «affaire» est venue témoigner de ce risque: la publication du neuvième volume du Journal de Renaud Camus et la façon dont celui-ci reprend, à l'égard des juifs, des arguments entendus jadis, quand Léon Blum, entre autres, était la cible de grossières attaques antisémites. L'auteur, rappelons-le, se dit notamment agacé et attristé de voir que la culture française a pour principaux porte-parole, «dans de  très nombreux cas», «une majorité de juifs».

«UNE ARME IDÉOLOGIQUE» On objectera que la tristesse et l'agacement dont fait part Renaud Camus à ses lecteurs ne relèvent pas d'une argumentation rationnelle mais de l'aveu de sentiments personnels dont il ne se fait pas gloire. Mais c'est précisément cet aveu, où il entre peut-être plus de rouerie que d'ingénuité, qui marque la levée, précautionneuse encore, de l'interdit. Or voici qu'une nouvelle polémique se profile autour d'un ouvrage récemment paru aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne sous la signature d'un historien américain, Norman G. Finkelstein. Un antisioniste proche de l'extrême gauche. Ce livre, L'Industrie de l'Holocauste, Réflexions sur l'exploitation de la souffrance juive, affirme que la communauté juive américaine n'entretient le souvenir de la Shoah que pour le mettre au service de son soutien indéfectible à l'Etat d'Israël.

Le discours sur l'Holocauste est ainsi devenu, selon l'auteur, «une arme idéologique indispensable». Celle-ci permet à un Etat qui est aujourd'hui «l'une des plus formidables puissances militaires du monde» de se présenter comme une «victime». Par la même occasion, la communauté juive américaine, «le groupe ethnique qui a le mieux réussi aux Etats-Unis», se donne aussi le statut de victime.

Pour Norman G. Finkelstein, dont on connaissait le sévère réquisitoire contre l'historien Daniel Goldhagen, auteur des Bourreaux volontaires de Hitler, tout s'est joué au lendemain de la guerre de six jours,en juin 1967: en apparence, écrit l'auteur, c'est la révélation de la vulnérabilité d'Israël face à ses ennemis arabes qui a ranimé le souvenir de la Shoah; en réalité, les principales organisations juives ont épousé la nouvelle diplomatie américaine d'alliance étroite avec l'Etat hébreu, comme elles avaient jusqu'à cette date soutenu la politique plus distante suivie par Washington au nom des priorités de la guerre froide.

La thèse de Norman G. Finkelstein suscite une certaine émotion aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne. The Economist (daté du 5 août) reproche à l'auteur d'être «obsessionnel» et «excessif». «Exaspéré par la dévotion du lobby pro-israélien», écrit l'hebdomadaire britannique, il «exagère les défauts d'Israël».

VISIONS RÉDUCTRICES. Dans le Guardian (du 14 juillet), qui a publié de larges extraits du livre, Jonathan Freedland est plus sévère: il explique que, comme David Irving, l'historien britannique récemment jugé «négationniste, raciste et antisémite» par un juge de la Haute Cour de Londres (Le Monde du 13 avril), Norman G. Finkelstein demande aux juifs non seulement de condamner l'antisémitisme, mais aussi d'examiner leur rôle dans son déclenchement. Comme Irving, écrit Jonathan Freedland, Finkelstein voit les juifs «comme les auteurs de leur propre souffrance». Pour lui, conclut-il, les juifs sont des salauds ou des victimes, «ce qui les rend plus proches de ceux qui ont créé l'Holocauste que de ceux qui l'ont subi».

Dans le New York Times (daté 6 août), Omer Bartov, qui a lui-même écrit un livre sur Les Miroirs de la destruction: la guerre, le génocide et l'identité moderne, considère que l'auteur tombe sous le coup des critiques qu'il dénonce chez les autres, en manifestant «la même indifférence aux faits historiques, aux contradictions internes, aux contextualisations douteuses», et en témoignant du même «sentiment autosatisfait de supériorité morale et intellectuelle». Il estime que la théorie de Norman G. Finkelstein, «comme toute théorie du complot», contient une part de vérité, mais que, comme toute théorie de ce genre, elle est «à la fois irrationnelle et insidieuse».

Ainsi risque de renaître le mythe de la puissance juive. Il y a quelques mois, dans le Guardian (daté 18 janvier), l'historien David Cesarani soulignait, non sans raison, que ceux qui dénoncent aujourd'hui «l'industrie de l'Holocauste» attribuent «trop d'influence et de pouvoir aux Juifs». Il faut certes débattre du travail de Norman G. Finkelstein, mais en regrettant une fois de plus ces visions réductrices de l'Histoire qui méconnaissent la complexité du réel.

Thomas Ferenczi