Renaud Camus, l'Ombre gagne
Par Laurent Goumarre
 

L'affaire Renaud Camus a connu, depuis la parution du numéro d'art press daté de juin, quelques prolongements. Des pétitionnaires sont venus à la rescousse de celui qui se plaint de la coupable complaisance de la France à laisser entrer sur son territoire des «hôtes trop nombreux» qui n'appartiennent pas à cette «vieille civilisation française de souche» qui est la sienne... Propos n'appelant selon les pétitionnaires que des réserves... En réaction, des écrivains, des philosophes, des gens de théâtre, de Derrida, Vernant, lanzmann à Sollers, ont fait savoir que les écrits antisémites et xénophobes de Renaud Camus exprimaient tout simplement des «opinions criminelles ».

Précision : Dans le précédent a.p., il fallait lire à la 21e ligne du texte de Jacques Henric, "La gaffe, énième édition" : « De m'étonner qu'on ait peu prêté attention...»
 
 
 

Tout commence par Libération, par un article élogieux sur la Campagne de France, Journal de 1994 de Renaud Camus, par un article qui émet des réserves quant à l'existence de passages polémiques : les Inrockuptibles crèvent l'abcès en citant trois extraits dont la teneur antisémite ne fait aucun doute, et c'est l'affaire Camus. La presse, les journalistes s'empressent de dénoncer les "dérapages", démontrant par là même leur méconnaissance du dossier et de l'oeuvre de Camus. Il aurait peut-être fallu lire en 1980 Buena Vista Park, ou plus récemment P.A. en 1997 pour savoir que la question taraudait l'écrivain. A tel point que son éditeur, Paul Otchakovsky-Laurens, avait pu censurer quatre paragraphes de P.A., avait dû refuser de publier L'Ombre gagne (1), de publier en l'état la Campagne de France. S'ensuivent les menaces judiciaires, le retrait incompréhensible du livre de la vente par les éditions Fayard (il est aujourd'hui question d'une remise en vente) avec comme non-argument terrifiant que l'éditeur n'aurait pas lu le manuscrit, alors même qu'il avait été refusé par POL. On croit rêver! enfin, la défense désolante de l'auteur qui incrimine le genre, soulignant «que c'est un journal, que ça a le caractère d'un journal et rien d'autre»... Oui, certes, excepté qu'il est impensable de nier le caractère littéraire du journal, surtout chez Renaud Camus qui le pense comme le laboratoire de son oeuvre, que c'est précisément ce journal qu'il recycla dans P.A.

Bref, tout commence par un article dithyrambique sur ce dernier journal qui s'ouvre sur un commentaire dithyrambique de la Sculpture de soi. Le ton est donné, c'est Renaud Camus qui lit Michel Onfray, y retrouve ses obsessions, la Sculpture de soi comme le pendant de son Eloge du paraître (POL, mai 2000), pour une discipline qui exige de se construire selon des métaphores empruntées à la sculpture quand elle n'est pensée que sur le mode convenu de l'extraction, de l'érection, une ode à la verticalité : «L'imposition de la forme - sans doute la meilleure définition du paraître - consiste surtout en une façon d'émondage, de taille, de contrainte ou de renversement du mouvement naturel. » Culte de l'effort, gammes répétées du pianiste, le sens du travail, sur le métier cent fois remet... refrain connu. Toujours cette façon de traquer le relâchement où qu'il se trouve, le plus souvent dans la langue, d'y revenir des journaux au Répertoire des délicatesses du français contemporain en passant par l'Esthétique de la Solitude... jusqu'à en faire la matière même de son écriture.

Car la littérature telle que la pratique Camus est une vaste entreprise de défense et illustration de la langue française - une défense de la syntaxe parce qu'«elle est le paraître de l'expression», du style parce qu'il est «le paraître du sens » (Eloge du paraître) - et surtout un bon usage de la langue qui donne à ses écrits l'allure d'une maison de "correction". Un terme à comprendre ici dans sa triple acception : bienséance, rectification et punition, quand il s'agit de dénoncer, extraits d'émission de radio en interventions de journalistes retranscrites à l'appui, les manquements faits à la langue. Et de consacrer des pages à la prononciation du département du Gersss (préférer le Ger'), de ces Jissslaine autrefois Gui-laine, pages qu'on retrouve au mot près dans le Répertoire des délicatesses du français contemporain, dans P.A., dans Etc., comme dans tous les journaux. Et de revenir sur l'incorrection du "C'est vrai que...", le mauvais traitement de la négation, et j'en passe. Bref, toutes remarques qui ne servent qu'un seul projet douteux, "classique" on y reviendra : «Marquer une évidente frontière culturelle, esthétique et presque philosophique - et sociale également, bien sûr, mais de façon moins évidente.» (le Répertoire des délicatesses) Obsessions de droite? Manies grévissiennes? En fait, se construit à mesure de ces observations une matière littéraire qui traverse tous ses ouvrages. Les corrections, qui en disent long sur le discours "conservateur" et l'idéologie "réactionnaire" - termes que l'auteur revendique dans leur acception étymologique, bien sûr - qui les supportent, se reportent de livre en livre, définissant dès lors une littérature de la contamination, un dispositif rhizomatique. Voilà que se joue une partie autrement plus passionnante : un jeu entre un discours perdu dans la tentation étymologique, la recherche d'un âge d'or de la langue de la langue originelle (le cratylisme) et un dispositif en réseau qui trouve dans Vaisseaux brûlés - le prolongement déployé, mieux l'expansion de P.A. sur Internet, entreprise sans point d'origine - une forme littéraire pour le coup indiscutablement contemporaine. D'un côté la quête - on peut, au vu des connotations guerrières du titre : la Campagne de France, parler de croisade -, la quête donc d'une langue qui suppose un point d'origine, reconnaît un ordre fixe; de l'autre une forme extravagante, celle de la connexion, du virus qui vient miner l'articulation généalogique du discours en désaxant le langage.

Et c'est là qu'est la richesse de Camus, dans ce jeu maintenu entre un discours "réactionnaire" qui ferme la langue sur elle-même dans une fonction d'impuissance et la forme contemporaine du copier/coller. «Il n'y a pas de différence entre ce dont un livre parle et la manière dont il est fait», écrivait Deleuze. C'est faux et vrai à la fois objecte l'oeuvre de Camus qui déstabilise l'heureuse coïncidence du fond et de la forme, vécue comme la garantie du beau discours. Le fond (conservateur) vient miner la forme qui elle-même dans sa contemporanéité relance le fond qui lui-même... Autrement dit, actualisation et application contemporaine de le théorie des degrés du discours de Roland Barthes : «Bathmologie [...] science des échelonnements du langage. Cette science est inouïe, car elle ébranlera les instances habituelles de l'expression, de la lecture et de l'écoute ("vérité", "réalité", "sincérité") (2).» Paradoxal, bathmologique, le travail de Renaud Camus opère des torsions entre une littérature idéologique prise dans une dynamique darwinienne, qui lui permet de délirer sur une échelle fantasmée du degré des civilisations, et une littérature du rhizome, forcément antigénéalogique qui vient démentir le rêve de Cratyle.

La perte comme mobile

Or Renaud Camus sait que sa quête des origines est perdue. Peu importe, cette perte est le mobile même de sa littérature. Poursuivre le rêve de Cratyle : « Je suis pour le cratylisme généralisé : qui n'intéresse pas seulement les mots, mais les choses et les êtres aussi bien», sans pour autant y croire : «Bien sûr, Cratyle est une utopie. On ne peut pas regagner l'origine, si élusive toujours que son vrai nom est perte, probablement.» (P.A.). Dans cette traque de la faute de français, preuve manifeste de la dégénérescence de la langue, dans ce désir de la coïncidence du mot et de la chose, l'idéologue peut y voir, c'est la thèse de Georges-Arthur Goldschmidt, la manifestation typique de la philosophie et de l'idéologie nazie. «Bigre... il ne manquait plus que ça!» ponctue l'auteur de P.A. Bigre certes, mais cette incessante correction qu'appelle Renaud Camus entretient un rapport trouble avec l'origine consacrée comme valeur exclusive. Il suffit pour le comprendre de relire la note argumentée dans P.A. sur la dénonciation des droits de succession pour bien comprendre la dérive idéologique d'une littérature qui tend vers le totalitarisme dès lors qu'elle instrumentalise son dispositif bathmologique : «Ne recevant pour ainsi dire plus d'instruction publique malgré les heures de présence obligatoire parmi les ruines dangereuses du système scolaire, et n'ayant plus la moindre idée de leur histoire [...], les Français, pour la plupart, n'ont plus de Français au sens où nous l'entendions jadis, que le nom. » Plus loin : «Nous allons vers une société de déracinés qui parlent de plus en plus mal leur langue, qui ne connaissent même pas le nom des héros de leur nation, qui ne peuvent ni ne veulent lire sa littérature...» Enfin, et la démonstration est accablante : «"Miss Pays de Loire" a hier été élue "Miss France". "Miss Pays de Loire" se trouve être métisse. Je ne vois pas d'inconvénient à ce que la France, vieille grande nation de longue date installée sur tous les continents et dans les îles de tous les océans, soit représentée dans les concours internationaux des "Misses" par une belle jeune femme de couleur. Mais qu'elle ait d'abord été "Miss Pays de Loire", voilà ce que je trouve ennuyant. L'expression "Pays de Loire" n'a plus aucun sens dans ce cas... » Nul besoin de commentaire de texte pour comprendre que le retour du terme "nation" associé à la temporalité floue du "longue date", du "où nous l'entendions jadis" crée moins un avis qu'un climat de suspicion capable d'engendrer les pires saloperies. C'est l'emploi savamment mal maîtrisé de l'expression "race juive", «au sens classique du français comme il l'est chez Racine, "le roi dernier de sa race"» (Libération,  21 avril 2000). C'est la Sculpture de soi située dans la lignée de la pensée classique qui «a toujours considéré que la vie de l'esprit commençait au détachement d'avec l'extraction, la distinction» (la Campagne de France).

Un autre discours se profile là, ou plutôt une pratique de sinistre mémoire, de la dénonciation, du compte systématiques, qui vous le dit en toute objectivité : «Les collaborateurs juifs du "Panorama" de France-Culture exagèrent un peu tout de même : d'une part ils sont à peu près quatre sur cinq à chaque émission, ou quatre sur six, ou cinq sur sept...» Alors il faut admettre que l'Ombre gagne, que se sculpter, sortir de la masse, sortir son discours de la doxa antiraciste et "gnangnan" revient à adhérer au projet d'un Marc-Edouard Nabe, qui estime - Renaud Camus nous l'explique - «indispensable pour un écrivain (et lui-même illustre à merveille ce dessein) de s'autofasciser. Sans aller tout à fait jusque-là, peut-être, on pourrait évoquer le besoin, pour échapper à la glu de "l'idéologie du sympa", de s'antipathiser» (P.A.). Nabe à qui «je consacre [...] tout le peu de lecture que je fais»; Nabe qui «semble se donner le droit de tout dire, et ma fréquentation de ses livres m'encourage à dire plus, et plus sévèrement, que je ne faisais jusqu'à présent» (la Campagne de France) : un nom suffit pour comprendre la dérive de l'écrivain - c'est Flatters-Marcheschi qui doit être content, l'ami de toujours, véritable pousse au crime qui, page 97, «réclame des noms et encore des noms, comme un Fouquier-Tinville des têtes. Il veut que la littérature nomme ses objets de fureur, ou de mépris, ou de concupiscence, fussent-ils les plus contemporains. Il veut savoir de qui l'on parle.» De qui l'on parle? Alors qu'il conviendrait de se demander : qui parle? Voilà que transpire sous le journal de Renaud Camus celui de Marc-Edouard Nabe, jamais autant cité que dans cette Campagne de France : Nabe, absent en 1992 du Château de Seix, mentionné une fois dans l'index de Graal-Plieux, journal 1993, revient à dix reprises dans la Campagne de France. Renaud Camus exagère un peu tout de même...
 

Laurent Goumarre

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(1) Roman défini par Jean-Marie laclavetine comme «un voyage dans la non-pensée antisémite», «une mauvaise action» ajoute Emmanuel carrère, in Renaud Camus, le Château de Seix, Journal de 1992, POL, 1997.

(2) Roland Barthes par Roland Barthes, cité dans Buena Vista Park, op. cit.