RENAUD CAMUS, L'HOMME QUI N'AIMAIT PAS LES JUIFS
Par Dominique Jamet
 
 

Dans « la Campagne de France », Renaud Camus a-t-il renoué avec un langage et des idées que l'on croyait condamnés par l'histoire ? Un scandale prévisible dès l'instant que le livre serait lu.
 
 
 

Renaud Camus aime la France, les paysages de France, l'histoire de France, la tradition française, la langue française (vocabulaire et syntaxe), la vieille France. Il aime aussi les hommes, entendez les garçons. Ecrivain, et se refusant obstinément à exercer une profession plus honorable; donc réduit à compter sur la vente de ses livres et l'appui de quelques mécènes, pauvre pour tout dire, il habite dans le Gers un château perdu dont l'achat et la restauration ont achevé de le ruiner. Appréciant la solitude et ne supportant pas la compagnie - mais l'inverse est vrai -, Renaud Camus revendique avec force le droit de se contredire et celui de penser par lui-même, ce qui n'est ni sans mérite ni sans danger. Bref, voilà un monsieur qui vit à découvert, jusque dans l'acception bancaire du terme. Résumons : absolument puriste, délibérément élitiste, orgueilleusement non conformiste, définitivement hédoniste, publiquement homosexuel, pornographe avec style; chacun de ces traits, encore qu'aucun ne tombe sous le coup de la loi, suffirait à le rendre suspect à tel ou tel segment de l'opinion. Et le tout ne peut que lui valoir des ennemis à droite et à gauche, en somme un peu partout.

Tel quel, à 50 ans passés et après une quarantaine d'ouvrages publiés, Renaud Camus avait une réputation certes sulfureuse, mais qui ne dépassait pas les limites d'un cercle assez restreint d'amis et de lecteurs dont l'estime et le soutien lui étaient acquis. Il a suffi de quelques passages disséminés dans le corps du dernier tome paru de son journal intime, la Campagne de France, pour que d'un seul coup son auteur accède tout à la fois à la notoriété, voie son propre éditeur retirer le livres des librairies et déchaîne la réprobation massive des médias et des intellectuels. la polémique qu'a suscité son propos n'a pour une fois rien d'artificiel ni d'insignifiant. L'enjeu n'est rien de moins que le maintien ou la levée d'un tabou vieux de cinquante ans. On en jugera différemment suivant que, dans cette affaire, on fait prévaloir l'un ou l'autre des deux principes qu'elle oppose. Le premier, inscrit dans la Déclaration des droits de l'homme et constitutif de la démocratie, stipule que le libre communication des pensées et des opinions est l'un des droits les plus précieux de l'homme et que nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses. Le second prévoit que la manifestation de ces pensées et de ces opinions ne doit pas troubler l'ordre public établi par la loi. Et, de fait, la loi réprime l'incitation à la haine et à la discrimination raciales.

Renaud Camus n'est certes pas antisémite au sens propre - si l'on peut dire - du terme... Non, Renaud Camus n'aime pas les juifs. Il lui semble que les juifs sont trop nombreux dans les médias, en particulier sur France-Culture, en particulier dans "Panorama", la défunte émission phare de France-Culture. Il estime que les juifs ne sont pas les mieux placés pour analyser et commenter certains thèmes qui relèvent d'une sensibilité et d'une spécificité françaises: Jeanne d'Arc, les croisades, les quarante rois, la terre de France, etc.

On connaît et on reconnaît la chanson. C'est celle de Charles Maurras, de Léon Daudet, de l'Action française, sur les refrains de Drumont. On retrouve presque, sous la plume de Renaud Camus, les paroles de Xavier Vallat lorsque celui-ci, député royaliste de l'Ardèche, dans la chambre du Front populaire déclarait que «ce vieux pays gallo-romain» ne pouvait être gouverné par un Léon Blum.

Ici, soyons précis. Cet antisémitisme-là - puisque tel est le nom que l'on donne désormais, fautivement mais universellement, à la haine des juifs, à la judéophobie, n'est pas l'antisémitisme racial de Gobineau ou de Rosenberg. Cet antisémitisme-là n'est pas celui d'Hitler. Il ne réclame ni ne postule la persécution, moins encore l'arrestation, la déportation, et en aucun cas l'élimination physique, l'extermination des juifs. C'est le «bon vieil» antisémitisme «à la française», l'antisémitisme d'Etat, selon lequel l'influence des juifs est trop grande, le lobby juif trop puissant. Il y a donc lieu de diminuer cette influence et de lutter contre ce lobby. C'est cet antisémitisme que Georges Bernanos visait, en 1945, dans une formule profonde et ambiguë : «Hitler a déshonoré l'antisémitisme.» Que voulait dire l'auteur des Grands Cimetières sous la lune ? Ceci : que, catholique de tradition et tout imprégné de Maurras, il conservait son sentiment profond sur les juifs et la "question juive", mais que ce qui s'était passé en Allemagne et en Europe depuis 1933 en rendait indécente, indigne et même impossible l'expression. Qu'on ne pouvait pas faire comme si Auschwitz n'avait pas existé et que, même si l'Action française n'y avait pas eu la moindre part, elle en portait le péché. Sans le dire, et peut-être sans en avoir conscience, Renaud Camus referme le parenthèse ouverte il y a un demi-siècle par Bernanos, et renoue avec un langage que l'on pouvait croire condamné par l'Histoire et que l'on demande couramment aux tribunaux de sanctionner. D'où le scandale, prévisible dès l'instant que son livre serait lu. D'où le trouble ultérieurement suscité par une demande et une décision de censure qui portent atteinte à une liberté essentielle au nom d'une exigence morale.

Peut-on empêcher quelqu'un de penser ce qu'il pense? Même par contrainte, on ne le peut pas. Faut-il, pour être publié, écrire ce que l'on ne pense pas, ou cacher une partie de ce que l'on pense?  Peut-on empêcher quelqu'un de dire, ou d'écrire, ou de publier ce qu'il pense? On le peut, mais seulement par la contrainte. Qu'en résultera-t-il? On 'aura pas supprimé la pensée, on n'aura empêché que son expression. Oui, dira-t-on, mais cette pensée, ou son expression, est un délit. La loi peut qualifier une pensée ou une opinion de "délit" ou de "crime", ces crimes et ces délits n'en resteront pas moins des opinions, e la démocratie cesse d'être là où s'arrête la liberté d'exprimer son opinion. Même si c'est au nom de la liberté que l'on bâillonne la parole, comme ailleurs on le fait au nom de Dieu, du communisme ou de la force, même si l'on ne tue pas celui qui s'est rendu coupable de délit ou de crime d'opinion, une fatwa reste une fatwa. La force des lois qui répriment la libre expression exprime aussi, toujours et partout, un rapport de force. La liberté navigue toujours entre deux écueils : l'excès de faiblesse, par où elle périt, et l'abus de la force, où elle arrive qu'elle se fracasse.

Si ce qu'écrit Renaud Camus est insignifiant et sans conséquence, il fallait le négliger. Si ce qu'il écrit est condamnable et dangereux, est-il au-delà des forces de ces censeurs de le réfuter? Comme le disait déjà, interdit de publication mais encore en sursis pour quelques semaines, Camille Desmoulins à l'Incorruptible (et Dieu sait si ce temps voit proliférer, au nom de la liberté et même de la tolérance, les Robespierre de micro et les Saint-Just de papier), «brûler n'est pas répondre».

Dominique Jamet