Un livre, seulement?
Par Liliane Kandel
 
 
 
 
 

La pétition de soutien à Renaud Camus (Le Monde du 18 mai) était intitulée «Un livre a disparu». Il n'est pas inutile de rappeler ici tout ce que l'ouvrage de Renaud Camus, les soutiens qu'il reçoit aujourd'hui et cette pétition elle-même tentent de faire disparaître de l'espace public français depuis que cette affaire a débuté.

Une loi disparaît: celle, votée à l'unanimité le 1er juillet 1972, dite « loi antiraciste ». Elle punit d'amendes et de peines d'emprisonnement ceux qui, notamment par leurs discours, «auront provoqué à la discrimination, à la haine ou à la violence à l'égard d'une personne ou d'un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée». Le racisme, ainsi, cessait d'être une «opinion» - à ce titre respectable, comme toutes les opinions - pour devenir, légitimement, un délit.

Cette loi est toujours en vigueur. C'est elle pourtant qui «disparaît» dans la pétition de soutien à Renaud Camus, tout attachée à défendre la « liberté d'expression », et le dérisoire précepte des babas cool de 1968 et d'aujourd'hui, «il est interdit d'interdire».

Une oeuvre disparaît: les Réflexions sur la question juive de Sartre (1946). On y lisait, par exemple : «Et pourquoi moi, moi médiocre, pourrais-je entendre ce que l'intelligence la plus déliée, la plus cultivée n'a pu saisir? Parce que je possède Racine. Racine et ma langue et mon sol. Peut-être que le Juif parle un français plus pur que je ne fais, peut-être connaît-il mieux la syntaxe, la grammaire, peut-être même est-il écrivain : il n'importe. Cette langue il la parle depuis vingt ans seulement et moi depuis mille ans. La correction de son style est abstraite, apprise : mes fautes de français sont conformes au génie de la langue. » Pour Sartre et pour ses innombrables lecteurs, ces propos étaient l'expression même de l'antisémitisme. C'est ce livre que font disparaître les défenseurs de Renaud Camus, lorsqu'ils proclament et répètent qu'il «n'est en aucun cas un antisémite».

Nul n'a cherché à scruter l'être de Renaud Camus. A sonder son coeur, ses reins ou son inconscient, ses pensées les plus intimes ou ses hantises. A le classer, ou l'étiqueter «antisémite» - ou autrement. Seuls comptent ses propos et ses écrits identiques, très exactement, aux discours antisémites des années 30 et 40. Souvenons-nous que, selon Joseph Caillaux, Blum déjà «n'avait pas assez de terre française à la semelle de ses souliers» pour prétendre représenter la France. D'autres affirmaient : «Il faut avoir sucé en naissant le vin de la patrie, être vraiment sorti du sol... alors seulement votre phrase a un goût de terroir puisé à un fonds commun de sentiments et d'idées». Ou encore : « De quelle famille [Léon Blum] se réclame-t-il ? A quelle terre se rattache-t-il ? Quel est son terroir ? Quel est son cru ? » (textes publiés dans La France juive et Je suis partout, cités par Pierre Birnbaum dans Un mythe politique : la « République juive »).

Les propos de Renaud Camus sont d'une violence insoutenable. Mais, très curieusement, ce n'est pas cette violence-là qui alarme ses défenseurs (à son sujet, ils expriment, au mieux, des «réserves») : ce qui les inquiète - et qu'ils fustigent -, ce sont uniquement... l'émotion, la douleur et les protestations qu'elle a suscitées.

Des morts disparaissent. Des millions d'hommes, de femmes, d'enfants, de vieillards, de toutes conditions et de toutes nationalités ont été assassinés de sang-froid durant l'ère nazie. Il y a fallu la volonté et la détermination sans faille d'un certain nombre de responsables, la complaisance tranquille de beaucoup d'autres, l'indifférence inébranlable enfin de la plupart des hommes et des femmes «ordinaires», contemporains du crime. Il y a fallu des dizaines de ministères et de services publics, et des milliers d'initiatives privées - délations, spoliations et trahisons. Il y a fallu le travail acharné de chercheurs et de médecins dans la mise au point de protocoles d'expérimentation hors laboratoire, et leur ténacité à sélectionner d'un seul coup d'oeil ceux qui mourraient immédiatement et ceux à qui un court sursis serait accordé. Il y a fallu un système complexe et perfectionné de chemins de fer, permettant d'acheminer leur cargaison de victimes des lieux les plus excentrés de l'Europe jusque sur les rampes d'Auschwitz-Birkenau. Il y a fallu, enfin, des paroles, des écrits, des discours, ceux-là même que Renaud Camus et ses amis défendent aujourd'hui au nom de la liberté de l'art et des artistes.

Tous ces morts, les défenseurs de Renaud Camus et les propos de ce dernier tentent de les faire disparaître à leur tour.

«Un livre a disparu», disent les intellectuels et artistes signataires de la pétition. Ils oublient que ce sont de tels livres, de telles «opinions», de tels propos qui ont contribué à faire disparaître hier des milliers d'êtres humains. «Parce qu'à prononcer [leurs] noms sont difficiles», disait le poète Aragon. Aussi difficiles exactement, ni plus ni moins, que ceux des trop nombreux et trop prolixes collaborateurs juifs du «Panorama» de France-Culture selon Renaud Camus.
 
 

Liliane Kandel

Liliane Kandel est membre du comité de rédaction des Temps modernes.
 

Le Monde daté du samedi 10 juin 2000