Corbeaux
compte-rendu  paru dans le mensuel La Une, décembre 2001
Par Jean-Gérard Lapacherie
 
 
 
 
 
 
 

Renaud Camus, Corbeaux,
journal 9 avril - 9 juillet 2000, 280 p,
Les impressions nouvelles, 2000
 
 
 
 

Voilà un grand livre qui se lit d'un trait, admirablement bien écrit pour un journal intime tenu au jour le jour, au fil de la plume ou du clavier. De toute évidence, Renaud Camus dont l'oeuvre compte près de quarante livres publiés par les meilleurs éditeurs de France (POL, Flammarion, Fayard), est un très grand écrivain. Pourquoi ? Le meilleur critère pour juger d'une oeuvre me paraît être celui-ci : l'auteur écrit-il ou non «de la langue française» ? Tout ce qui sort de la plume de Renaud Camus est «de la langue française» à l'état «pur», sans clichés ni automatismes verbaux, ni ces facilités que s'autorisent les plumitifs pour remplir de la copie, sans ces scories idéologiques qui tiennent lieu de pensée, comme on dit d'un vin qu'il est pur, quand il n'est pas mélangé d'eau et qu'il n'est que du vin : on lit, en le lisant, une pensée en mouvement qui se cherche en se disant, qui avance par sauts et gambades, qui affirme, corrige, nuance, et qui nous conforte dans l'idée que la langue française n'est pas sclérosée et est toujours vivante, puisqu'elle est capable de produire quelques rares beautés. Si j'étais envieux (ce que je ne suis pas, Dieu m'en garde), je serais devenu vert de jalousie en lisant, p 162, cet appel à la résistance, que j'aurais aimé écrire et que, faute de talent, je dois me contenter de citer :

« Il faut bien le savoir, on ne peut pas mener contre la presse une guerre médiatique. S'y essaie-t-on, on se trouve à peu près dans la situation d'une armée qui n'aurait d'autres munitions que celles que l'ennemi lui envoie pour donner l'illusion qu'il y a une vraie guerre, à la loyale. Il serait trop peu dire que l'adversaire a le choix des armes : il en dispose seul. Il dispose seul du choix du terrain, il dispose seul du choix du moment. Il dispose entièrement de vous. Vous n'êtes qu'une marionnette entre ses mains, qu'il revêt du costume ou de l'uniforme de son choix, et qu'il agite un peu de temps en temps, pour donner au public l'illusion que son pouvoir n'est pas absolu.

« Tout livre doit hurler à son lecteur : ne compte pour me connaître que sur toi. Ne me juge qu'avec tes propres yeux, et ton propre esprit. Cherche-moi par toi-même et cherche par toi-même les livres qui me suivront, comme ceux qui m'ont précédé. Ne m'oublie pas. N'oublie pas que je ne vis que par toi, et que tout est fait pour nous séparer. Ne compte pas sur le journalisme pour te parler de moi. A mon sujet ne fais confiance ni à son silence, ni à sa parole. Souviens-toi que nous sommes en guerre, lui et moi. Souviens-toi que nous sommes en guerre. Souviens-toi qu'il occupe entièrement le pays. Ne m'oublie pas. N'oublie pas mes frères. Souviens-toi que nous serons de plus en plus difficiles à trouver, selon toute vraisemblance - de moins en moins visibles, de plus en plus entourés de silence. Souviens-toi que nous prenons le maquis, eux et moi, et que nous retournons à la nuit, dont nous ne sommes sortis qu'un moment, deux ou trois siècles ».

Corbeaux est d'abord le journal de l'affaire qui a agité durant le printemps 2000, et au-delà, le bocal de l'intelligentsia. Disons-le tout net : je ne partage pas les idées de Renaud Camus. Je dis bien les «idées» ou la vision du monde ou la philosophie, car, comme tous les grands écrivains, Renaud Camus est aussi un penseur fin, cultivé, érudit. Il aime dans l'art moderne le moderne ; j'inclinerais à n'y voir que de la mode. A Plieux (Gers), il a donné dans l'événement artistique et culturel en partie grâce à des subventions publiques; je me déshonorerais d'aller mendier de l'argent public pour faire connaître mes goûts, mon art, ma pensée. Homosexuel et ne s'en cachant pas, il exhibe sa différence ; je tiens les différences pour factices et secondaires, dans la mesure où elle relèvent de la vie privée. Il croit que l'origine peut permettre, avec d'autres éléments, de saisir, expliquer, comprendre une idée, une personne, un paysage, un pays, une tradition ; je crois dans l'histoire que font les hommes, à condition qu'ils soient les maîtres de leur destin personnel ou collectif. Il tient la courtoisie, les bonnes manières, la politesse pour des valeurs; même si je les respecte, j'y vois des préjugés sociaux. Bref, il partage les idées, qu'il a d'ailleurs contribué à façonner, de l'élite cultivée, branchée (les chébrans à Lang et Mitterrand) aisée, parfois érudite, un brin snob, peut-être égoïste (moi, toujours moi, rien que moi), cosmopolite, qui vénère Roland Barthes et le tient pour un penseur, aimant la fête de la musique ou la Gay pride, etc., le tourisme d'art, les minorités ou soi-disant telles, sexuelles ou autres, lisant Les Inrockuptibles, Artpress, Le Monde, sans doute gâtée par la vie, qui écoute France Culture et France Musique et regarde Arte, une élite Saint Germain des Prés trouvant son bonheur dans les châteaux du Gers, passionnée d'art, de musique, de beaux paysages, ayant voté en faveur de la liste «Sarajevo» de Lévy et Schwartzenberg aux élections européennes de 94, une élite que je respecte mais que je n'admire pas, n'ayant rien d'admirable.

S'il est un écrivain que sa vision du monde protège de tout soupçon de la moindre pensée (politiquement) déviante, d'antisémitisme, de négationnisme, de racisme, de pétainisme, de maurrassisme et autres turpitudes, c'est Renaud Camus. On peut chercher dans la haine de soi qui minait Sartre et Drieu La Rochelle la cause de la haine de la France qu'ils ont propagée ou une explication de la collaboration dans laquelle ils ont sombré. Chez Renaud Camus, tout est clean, lisse, parfait, sans tache. Or, c'est lui justement qui, pendant tout le printemps 2000, a été agoni de basses injures, comme s'il était un vulgaire Rebatet, dans les colonnes de Libération, Le Monde, Le Nouvel Observateur, Marianne, etc. etc. etc. Les lecteurs de Renaud Camus et ceux qui le connaissent bien, Renaud Camus lui-même, n'en ont pas cru leurs oreilles quand ils ont entendu répéter sur les ondes, ou ont écarquillé les yeux pour s'assurer qu'ils n'étaient pas victimes d'hallucinations quand ils ont lu, que Camus était un criminel, qu'il fallait le traduire devant le Tribunal de la Haye (suggestion du ministre Tasca, qui a fait de son père, collabo notoire, une apologie en 1988 au cours de l'émission «Radioscopie» de Chancel), qu'il méritait la mort (ou pis encore).

Pourquoi ? Dans son journal intitulé Campagne de France, assez épais, de l'année 1994 (Fayard, 2000), deux passages de vingt lignes sont en cause. Dans le premier, très bref, Renaud Camus s'agace d'entendre, dans l'émission (de 12 h 45 à 13 h 30) «Panorama» de France Culture, des journalistes portant volontiers leur identité en sautoir transformer l'émission en une émission communautaire. Imaginons que «Bouillon de culture» soit animé par un journaliste breton qui n'aurait traité que de l'identité, de l'histoire, de la culture, de la langue, etc. de la Bretagne. Même les téléspectateurs bretons auraient protesté, à juste titre, arguant sans doute que les amoureux de la Bretagne veulent aussi connaître les cultures du monde. Renaud Camus n'a pas protesté. Il a simplement écrit : «ils exagèrent un peu». Pour son malheur, ces journalistes n'étaient pas bretons, mais juifs. Qu'un auteur soit poursuivi pour propos antisémites, quand ces propos sont avérés, c'est dans l'ordre des choses. Telle est la loi. La morale aussi l'exige. Mais accuser d'antisémitisme un homme qui s'agace que l'émission culturelle d'une chaîne de service public soit communautarisée, c'est aussi niais et puéril que de crier «CRS SS» ou d'accuser des juges d'instruction d'être une GESTAPO ; et c'est, en étendant l'antisémitisme à tout, en le voyant partout, s'exposer au risque de le diluer dans un magma informe où il ne signifie plus rien. Si tout est antisémitisme (la moindre critique à l'encontre des crimes épouvantables commis au nom d'Allah l'est), alors l'antisémitisme n'est rien. Dès lors, plus personne ne comprend pourquoi l'antisémitisme est un crime.

Le deuxième passage porte sur l'ambiguïté sémantique du mot hôte, qui, en français, signifie en même temps et à la fois «celui qui accueille» et «celui qui est accueilli». Renaud Camus constate que dans ce pays d'accueil qu'est la France, les hôtes (ceux qui sont accueillis) sont devenus si nombreux que les hôtes (ceux qui accueillent) ne peuvent plus jouer leur rôle d'amphitryons, et il regrette que ce qu'il nomme la «vieille voix de la France», à laquelle il est autant attaché que les autres voix et cultures du monde (il accueille volontiers l'une et toutes les autres, sur un pied d'égalité), ne soit plus audible, couverte qu'elle est par les milliers de voix venues d'ailleurs. Peut-être, suggère-t-il, pourrait-on laisser cette «vieille voix» se faire entendre de temps en temps. Il n'y a rien là qui vaille la guillotine, le bûcher, l'écartèlement, un lynchage ou la question. Or, les accusateurs de Camus, qui n'écrivent apparemment pas sous l'emprise de l'alcool, ont vu là l'émergence d'un racisme immonde. Sans commentaire.

Cette affaire lamentable risque d'avoir pour conséquence la mort morale et symbolique (son silence définitif, l'interdiction qui lui est faite de publier) d'un des plus grands écrivains des XXe et XXIe s., dont le seul voeu, pendant ce printemps 2000, effrayé par les tombereaux d'ordures déversées sur sa personne si courtoise, si ouverte, si fortement éprise d'art nouveau, si cosmopolite, était de «dispar'être». Elle révèle des faits plus inquiétants encore, en particulier l'incapacité que manifeste une partie de la haute intelligentsia à lire un texte littéraire, à le lire modestement, humblement, en toute confiance, mot à mot, tel qu'il a été écrit. Si on lit de cette façon hallucinée ce qui se publie, alors, oui, effectivement, nous pouvons être inquiets. Un pays dont l'intelligentsia ne sait plus lire, comme si les illettrés dont le nombre croît régulièrement d'une année sur l'autre déteignaient sur elle, au point qu'elle ne peut plus accéder à une pensée qui est exprimée avec des mots différents, autres que ceux dont elle use tous les jours, étant incapable donc de s'ouvrir à l'autre, est un pays bien malade. Pourquoi ? Ou bien cette intelligentsia a désappris à lire, parce qu'elle ne lit plus, ou bien quand ses yeux lisent un texte, son esprit lit autre chose sous les mots. Or que lit-on sous les mots ? Rien. Rien n'y est écrit, sinon les propres hantises de l'intelligentsia, ses obsessions maladives, ses pensées sordides, ses secrètes ruminations, ce qu'elle est vraiment ou aspire à être. Je ne veux pas croire que l'intelligentsia de France soit habitée par les seules obsessions d'antisémitisme et de racisme, comme si ces obsessions structuraient son être, comme si elle n'était plus que ça, bête immonde cachée derrière le masque chébran.

Jean-Gérard Lapacherie