De l'indignation à l'inquiétude
Par Nicole Lapierre

L'indignation d'abord, profonde et légitime. Antoine Spire, nommément désigné par Renaud Camus dans son livre La Campagne de France, Journal, 1994, comme un des trop nombreux juifs participant à l'émission "Panorama" de France Culture, s'est soudainement «senti épinglé comme un papillon», montré du doigt,  repéré et récusé. Ils n'avaient pas à être là, lui et les autres, du moins pas tous à la fois, «sur une radio de  service public» de surcroît, ce n'était pas «convenable»! Renaud Camus se défendait de tout antisémitisme, il s'irritait d'un «défaut d'équilibre», faisait valoir un simple souci de pluralisme, une question de bon sens en somme. Mais cela sous-entendait, évidemment, que les juifs forment un groupe homogène, partagent les mêmes intérêts, adoptent les mêmes points de vue, pensent et parlent d'une seule voix. Tous pareils!

Contre cette identité assignée, qui réduit la diversité des personnalités, de leurs parcours, de leurs héritages et de leurs apprentissages à un profil unique, cerné par un trait culturel épais, il faut donc rappeler l'évidence: les individus sont singuliers, leur identité est plurielle, composite, énigmatique parfois. Ainsi, il y a bien des manières d'être juif et français. Chez les Spire, par exemple, c'est une histoire ancienne. L'arbre généalogique remonte jusqu'en 1710, sous le règne de Louis XIV. Les parents d'Antoine Spire étaient tous deux issus de vieilles familles juives françaises établies en Lorraine depuis des générations. Membres de cette bourgeoisie israélite assimilée, républicaine et patriote, qui accueillit d'ailleurs sans aménité les juifs pauvres venus de l'Est, ils considéraient le judaïsme comme un carcan de rites et de prescriptions archaïques. A tel point que le père, philosophe, influencé peut-être par son amitié pour Simone Weil et la fréquentation de Gabriel Marcel, a décidé de se convertir au catholicisme pour passer, disait-il, «du règne de la Loi au règne de l'Amour». C'était à la fin des années 30. La famille, comme tant d'autres, a été rattrapée par la tourmente, ses membres ont dû porter l'étoile jaune et certains ont péri.

INTERROGATIONS

Pour Antoine Spire, né après la guerre, la conversion de son père, alors que montaient déjà les persécutions, reste un pénible mystère : il n'a pas su, ou pas pu, poser les bonnes questions sur ce qui lui apparaît maintenant comme un reniement. Sur ce fond de silence, il dit son trouble et ses regrets. Perplexe, il sonde cet «espèce de trou d'être, de vide culturel» qui lui a été légué en guise de judéité et dont il s'est longtemps accommodé, notamment pendant ses douze années de militantisme au PC, avant de chercher ce qu'il pourrait lui-même transmettre à ses enfants devenus grands. Cette dimension intime de son livre est émouvante, on y sent la sincérité d'un homme blessé. C'est aussi un vibrant démenti opposé à cette «obsession des origines», éprise de souches et de racines, qui promeut la différence contre la diversité.

Antoine Spire raconte son histoire, d'autres seraient différentes, mais toutes les histoires sont des bricolages d'appartenance. Et s'il y a un trait commun à une partie de la génération des juifs nés après guerre, c'est précisément cette mémoire lacunaire. L'ombre portée du génocide, une sorte d'intranquillité, des bribes de souvenirs familiaux, des fragments de culture éventuellement reconstitués, forment une constellation de traces et de questions. Ainsi l'interrogation est-elle du côté de l'héritage juif, nullement du côté du patrimoine français. Bref, si des juifs se cherchent en tant que juifs, il y a au moins un Renaud Camus pour les trouver, et pour considérer qu'ils ne sont pas tout à fait des Français comme les autres. Ce qu'il pense également des «musulmans de souche» !

N'est-ce là qu'une manifestation anecdotique, l'expression malencontreuse d'un écrivain à l'humeur atrabilaire, une petite affaire gonflée par l'émoi d'un débat très parisien? Non. C'est plutôt un symptôme, un signe d'époque. D'où l'inquiétude exprimée par Antoine Spire. «Depuis 1945, on n'osait plus trier ouvertement juifs et non juifs, compter ceux qui le sont, ceux qui ne le sont pas.» Finis désormais les tabous, il faut appeler un chat un chat, ou un juif un juif, avoir le courage de ses opinions et faire preuve d'audace dans la transgression! Les petits bénéfices d'un tel renversement se ramassent aisément.

Celui par lequel le scandale arrive est le vaillant combattant de vieux interdits périmés, la malheureuse victime de censeurs acharnés. De surprenants alliés volent au secours de cet anticonformiste injustement vilipendé, pour dire qu'il a raison de craindre les ravages du métissage ou pour affirmer que l'on doit pouvoir mal penser. Le livre litigieux est retiré de la vente, puis republié avec des blancs pour exhiber les coupes et bien montrer que la censure a frappé la littérature, même si en réalité personne n'a mobilisé les tribunaux. Tout cela laisse traîner l'idée que la pensée convenue et liberticide est du côté de l'antiracisme, de ses vieux tabous, de ses vieux traumas. Ainsi va ce mauvais tour qui dépasse les humeurs de Renaud Camus et fait prendre le renouveau maurassien d'un antisémitisme policé pour la pointe avancée de la liberté post-moderne.

Nicole Lapierre

L'OBSESSION DES ORIGINES d'Antoine Spire. Verticales, 192 p., 88 F (13,41 euros ).