Mon cher Claude,
 
 

J'ai lu intégralement le livre de Renaud Camus.

A plusieurs reprises, dans ce journal, l'auteur décide d'exprimer des idées qui aujourd'hui tombent sous le coup de la loi. Il le fait délibérément et non sans provocation : ainsi, page 407, après avoir exprimé un certain nombre d'idées au sujet de ce qu'il appelle «la race juive» et le «panel des participants» dans l'émission Panorama, il précise: «Et j'estime avoir le droit de le dire. Et si je ne l'ai pas, je le prends».

Ce qui est extrêmement déplaisant dans la situation actuelle, en cas de réédition, c'est que le livre va être examiné à la loupe, et que chaque passage qui n'aura pas été "censuré" pourra être considéré par les uns ou par les autres comme constituant encore l'expression d'une idée raciste, y compris bien des propos qui seraient totalement passés inaperçus sans la polémique qui a enfiévré le milieu intellectuel et littéraire lors de la première publication. C'est pourquoi je suis amené à être extrêmement vigilant dans mes conseils de suppression, et à envisager des coupures qui tiennent compte de ce contexte très particulier tout autant que du strict cadre légal.

Si l'on prend par exemple les considérations de Renaud Camus au cours de son voyage en Tunisie (page 128), il écrit, après avoir eu des relations sexuelles avec un nommé Ahmed: «Malheureusement c'est l'occasion de me souvenir que les Arabes et moi, décidément...», même si cette réflexion semble plutôt correspondre à un problème d'incompatibilité physique, on pourra aujourd'hui la juger équivoque et fonder une poursuite sur l'une des infractions de la loi de 1881.

Par ailleurs, certaines personnes, mises en cause violemment dans ce livre, et qui, sans ce battage n'auraient pas prêté attention aux injures ou aux diffamations manifestes dont elles sont l'objet, peuvent aujourd'hui se réveiller, ne serait-ce que pour profiter de la situation. Il existe aussi, bien évidemment, de très nombreuses atteintes à la vie privée, et même très privée puisque sexuelle, qui peuvent encore faire l'objet de plaintes (je pense notamment [ici des noms de personnes, retirés de cette transcription], dont j'ignore s'ils sont indifférents ou non à l'idée d'apparaître publiquement comme homosexuels). Ou Didier, sans doute reconnaissable puisqu'il est sourd-muet, qui s'est livré à la prostitution (page 241 et suivantes). Le poète Théodore (notamment page 253) ou la journaliste mufle [ici un nom de personne, retiré de cette transcription] (page 262). Je n'en fais pas une liste exhaustive puisque vous m'avez dit qu'il y avait peu de risques, mais il y en a une bonne vingtaine au fil de l'ouvrage.

Mais, tenons-nous en aux délits par la loi de 1881, telle qu'elle a été modifiée par la loi de 1972 et un certain nombre de lois successives, à savoir «la provocation à la discrimination, à la haine ou à la violence à l'égard d'une personne ou d'un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée» (article 24), la diffamation (article 32) et l'injure (article 33), envers les mêmes personnes.

Ces délits sont très souvent visés simultanément et la jurisprudence n'est pas totalement fixée, mais elle a une certaine tendance à être de plus en plus exigeante en ce qui concerne ces normes ; les condamnations intervenues sur les propos tenus par Jean-Marie Le Pen et par des membres du Front National est assez significatif à cet égard.

En un mot, il ne s'agit pas de dire que sans aucun doute, les passages de La Campagne de France qui vont être examinés constituent des infractions, mais en tout cas, ils sont susceptibles d'être l'objet de poursuites et donc de condamnations.

Je pense pas que, compte tenu de la jurisprudence en la matière, le juge des référés aurait ordonné la saisie du livre, mais il existe un risque certain de condamnation à la suppression de passages, ce pourquoi, vous le savez, j'étais en accord total avec votre décision de retrait spontané.

Pages 18-19

C'est le reportage de TF1 sur la pédophilie. Il est diffamatoire à l'égard de TF1 (que j'imagine mal engager une poursuite, mais sait-on jamais), «la plus prostituée des chaînes de télévision», en stigmatisant la complaisance nauséabonde de l'émission.

Les associations militantes que l'on connaît ne manqueront pas d'y voir un soutien des pratiques pédophiles, voilà donc encore une polémique qui nous manquait, mais ceci n'est pas très grave.

En revanche, il ne faudrait pas donner des armes à tous ses adversaires potentiels. Or il me semble qu'il y a certaines imprudences comme: «Cependant ils n'ont fait l'objet d'aucune autre enquête et d'aucune autre condamnation que celle que mène et que prononce la télévision» ; le guide Spartacus qui ne contiendrait pas de «renseignements utiles aux pédophiles», où les endroits mentionnés YC. Il y a en effet un problème «d'anachronisme», si je puis dire: c'était peut-être vrai à l'époque de la rédaction du journal en 1994, mais il ne faudrait pas que le «pédophile» objet du reportage ait depuis fait l'objet d'une condamnation. A vérifier ou à supprimer donc (idem pour le guide Spartacus).

Petite précaution enfin dans la dernière phrase «On se demande si son existence ne sera pas plus perturbée par toute cette publicité que par les malheurs qui en sont le prétexte»: «autant perturbée»?

Pages 48 à 61

Il y a d'abord la première agression contre le Panorama. La provocation à la discrimination est manifeste puisque l'on distingue les collaborateurs juifs.

Toute la page 49 et le début de la page 50 doivent être considérés comme la suite de cette expression fautive? Ils en sont indissociables et en renforcent même la tonalité par un certain nombre d'appréciations, considérant qu'il existe une spécificité juive dont tous les juifs seraient porteurs, comme il existe une spécificité corse, bretonne ou homosexuelle.

Si l'on poursuit aux pages 50 à 56, on retrouve un certain nombre d'appréciations et de passages  qui manifestement sont la suite logique et explicative du paragraphe précédent, et ce malgré un certain nombre de précautions de langage.

Si l'on supprime le passage concernant les juifs, je crois qu'il est nécessaire aussi de supprimer celui concernant les arabes, pour ne pas qu'il soit reproché dans une assignation qui serait délivrée, d'avoir épargné les juifs en laissant les propos déplaisants à l'égard des arabes.

Je  ne pense pas que la violence critique du discours antiraciste qui se trouve à la page 54, soit en elle-même, susceptible de constituer une infraction à la loi, mais elle s'insère dans tout un raisonnement.

Le propos concernant les tziganes ou les romanichels qui se trouvent en haut de la page 55, peut faire l'objet de poursuites (je ne dis pas forcément de condamnations), même si de grandes précautions de style ont été prises. Il s'agit du passage: «Mais ce n'est pas du racisme que de relever que les gitans ou les romanichels, ou les tziganes, pris dans leur ensemble, n'ont pas, pour le meilleur ou pour le pire, le même rapport avec le sentiment de propriété que d'autres groupes humains plus sédentaires».

Il en est de même du paragraphe suivant concernant la réaction des petits commerçants de banlieue vis à vis des «jeunes gens toujours de la même origine ethnique».

Quant au paragraphe à la page 56 qui traite du problème de l'inégalité des races, il m'apparaît évident qu'il est critiquable du point de vue de la loi puisqu'il estime qu'il existe une inégalité «entre les races» en raison de leur développement social et culturel, ce qui fait trop référence au discours tenu par Jean-Marie Le Pen, et qui, comme nous le savons, a valu des condamnations, en particulier à Madame Mégret.

Les pages 57 à 61 comportent les développements sur le sentiment européen et l'acception du mot français, et se terminent sur le passage déjà montré du doigt sur «les lois de l'hospitalité». Mon sentiment (professionnel cela va sans dire) est très partagé. Je ne pense pas que ces pages puissent faire l'objet de condamnations, mais de poursuites oui, et quel mauvais procès ce serait ! Dans une interprétation libérale et bienveillante, on voit que l'auteur analyse, tâtonne, cherche, et que sa pensée chemine avec sincérité. Dans une lecture idéologiquement plus marquée, on dira que Renaud Camus ne souhaite pas l'entrée de la Turquie dans l'Europe non en raison des pratiques criminelles de son gouvernement, mais en raison de ce qu'ils sont turcs. On dira que pour l'auteur, les musulmans ne peuvent pas être français, ce qui constitue une provocation à la discrimination. On dira ce qu'on a dit sur «les lois de l'hospitalité». Bref, tout est dangereux.

Dans ce contexte, ne laisser au milieu de toutes ces pages 48 et 61 que les quelques paragraphes politiquement corrects me semble mutiler la pensée de l'auteur bien plus que tout supprimer.

Page 110

«Je n'avais pas de l'attrait des Tunisiens, je dois l'avouer...» n'est pas critiquable, on comprend qu'il s'agit de séduction, mais la suite de la phrase l'est, car on change manifestement de niveau: «...ni des Maghrébins en général d'ailleurs, une très haute idée.»

Page 128

Je crains que la phrase «Malheureusement, c'est l'occasion de me souvenir que les arabes et moi, décidément...» donne lieu à des poursuites, dans le contexte que j'ai évoqué.

Pages 139 et 140

Le discours très critique à l'égard des Tunisiens est dangereux: «l'aveuglement volontaire» du discours antiraciste, laissant entendre que la clairvoyance impose la critique, «rien ne peut se faire que par l'intérêt», «derrière chaque geste, chaque parole, paraissent guetter une intention ou un espoir de profit», «je ne doute pas qu'il existe aussi des tunisiens désintéressés», qui fait penser à la dénégation connue «je ne suis pas antisémite, j'ai un ami juif», «le soupçon général et malheureusement trop fondé d'une entourloupe en préparation», etc.

Pages 188 et 189

Tout le passage sur Mary Pierce et sa nationalité française, qui se termine par «c'est de la triche !» est risqué exactement - et uniquement - pour les raisons de contexte déjà dites.

Pages 329 et 330

Ce texte ferait inéluctablement l'objet de poursuites. Certains propos peuvent être considérés comme dans la tradition de l'antijudaïsme, voire de l'antisémitisme. L'antisémitisme serait, selon l'auteur, assimilé à ce qui «pourrait ressembler à une humiliation - ne parlons même pas de mauvais traitements - du fait de caractères ou d'actions qui ne relèvent pas de son libre arbitre». A bien lire cette phrase, on peut en retenir que les caractères et les actions que certains reprochent aux juifs, ne relèveraient pas de leur libre arbitre, mais alors de quoi? de leur nature de juif? C'est en tout cas une interprétation possible (bien que ce ne soit pas celle d'Alain Finkielkraut).

Tout ce qui suit me paraît aussi dangereux, notamment tout ce qui rejette les juifs de «l'expérience française». Le dernier paragraphe du passage à la page 360 revient à nouveau à Panorama, et surtout à cette volonté systématique de distinguer un comportement juif.

Pages 407 à 409

Dernier passage redoutable, où chaque point peut être critiquable avec évidemment une force particulière au concept de «race juive», l'affirmation d'une volonté délibérée qui veut transgresser la loi «et j'estime avoir le droit de le dire. Et si je ne l'ai pas, je le prends») ; puis l'affirmation de l'existence d'une «vieille culture» et de cette «civilisation françaises de souche».

J'ai tenté d'éviter dans cette analyse toute appréciation au nom de la morale, de l'esprit républicain ou même d'une conception des droits de l'homme, pour m'en tenir à ce qui me paraissait dangereux au niveau de la loi elle-même, mais en prenant également en compte les conditions particulièrement polémiques dans lesquelles va intervenir cette nouvelle édition. Je crains beaucoup que tout cela n'attire à Fayard encore bien des soucis.

Très amicalement à vous,

Henri Leclerc