METISSAGE «Est-il normal encore que Renaud Camus, vomissant à l'envi sa haine du métissage, continue à jouir de sa vague aura avant-gardiste?» (Le Monde, samedi 10 octobre 1998 ; texte cosigné par les membres de la revue Perpendiculaire). Certes il commence par se réjouir, avec une caractéristique légèreté, que ses ennemis, d'évidence, sachent assez mal leur langue, car à l'envi de quoi ni de qui n'est pas précisé, et il faut être au moins deux, pour agir à l'envi. Mais haine du métissage, tout de même, c'est un peu beaucoup dire, le concernant.

Il ne semble pas avoir jamais exprimé (ni même ressenti, qu'on sache, ou qu'on ait pu l'éprouver) la moindre réserve à l'égard de telle ou telle union "métisse" particulière, et moins encore, Dieu sait, à l'endroit d'un métis ou d'un autre. Mais il est bien vrai qu'il y a peut-être là une contradiction, chez lui - encore une -, un illogisme, un défaut de cohérence, car on dirait bien qu'il envisage sans enthousiasme, en effet, la perspective d'un métissage général des habitants de la planète, et du métissage des cultures.

Sa hantise est le village universel : un monde unifié, désoriginé, où nulle part on ne serait plus à l'étranger, où personne ne serait plus étranger, ou personne ne serait plus de nulle part. Cependant l'évolution technologique, la multiplication des échanges, le rapport des masses démographiques, la facilité croissante des déplacements, l'impossibilité des contrôles, tout cela semble bien impliquer - il n'est pas sans s'en aviser - qu'un tel monde est bien ce qui nous attend, qu'il est en cours de constitution, et qu'il serait probablement vain, d'ores et déjà, de s'y opposer.

Le métissage se voyant promis, de fait, l'empire du monde, il serait élégant de sa part, si l'on en croit notre auteur, de ne pas se montrer mauvais gagnant, et de ne pas mentir sur son histoire, comme il le fait couramment, paraît-il, ou comme le feraient en sa faveur ses champions, qui sont légion, et qui disposeraient dès maintenant de la maîtrise totale de tous les moyens d'expression. Ceux-là intitulent par exemple une série d'émissions de France Culture sur les diverses vagues d'immigration depuis la fin du XIXe siècle "Ces populations qui ont fait la France". Lui juge cela ridicule. Si les tenants du métissage ont raison - ce qu'il n'exclut pas quant au fond -, pourquoi compromettent-ils leurs arguments par de pareilles absurdités, et font-ils un tel matraquage de l'exposé de leurs vues, qui excluent du débat toutes les autres?

Les mêmes voudraient que toute haute civilisation, ou tout grand art, n'aient jamais été produits que par des sociétés métissées. Or ce serait parfaitement faux, d'après le "vague avant-gardiste". L'Athènes du Ve siècle n'était pas métissée, soutient-il; la Chine des Tang pas davantage, le Japon éternel encore moins, ni l'Italie de la Renaissance, ni l'Espagne du Siècle d'Or (on le lui reproche assez!), ni les Pays-Bas de Rembrandt et de Hals. La France pendant douze ou treize siècles (entre les maires du palais et la Troisième République) a connu très peu d'apports démographiques extérieurs. En revanche, à ses meilleures époques, elle a fait bon accueil à des individualités étrangères, et s'est montrée curieuse, ouverte, à l'égard des cultures et de civilisations nées ailleurs que sur son sol. Il n'y aurait aucune assimilation possible, selon la tête de Turc de Perpendiculaire, entre la cosmopolite ouverture d'esprit, qui favorise les rapports entre des cultures dont chacune se trouve renforcée, enrichie, rendue davantage elle-même  du fait de ces échanges - opérés selon les lois de l'hospitalité *-, et d'autre part le métissage universel, qui lui, au contraire, tend à fondre toutes les cultures et toutes les populations de la terre en une seule.

Cette seconde formule est en train, sous nos yeux, de l'emporter sans retour : voilà du moins ce qu'il croit constater. Or on peut très bien, estime-t-il, rester fidèle à la première, sentimentalement ; on peut ne pas souhaiter que les accomplissements prodigieux qu'elle a atteints soient attribués cavalièrement, par les vainqueurs, à d'autres causes que les vraies; on peut s'indigner de voir ces vainqueurs profiter de leur victoire pour écrire mensongèrement l'histoire - bref on peut n'être pas impatient autrement du cours inéluctable des chose, sans pour autant s'aveugler sur lui. Le sens * qui a sous-tendu le monde ancien est en train de perdre, dans tous les sens du mot. Nous voyons sa substance le quitter, comme un sable entre des mains disjointes. Il est bien conforme en cela à son destin de sens, qui est de nous échapper toujours.

(Chateaubriand, à la fin de sa vie, voyait clairement l'avenir promis à la démocratie, et à la République. Il ne s'en lamentait pas, il lui arrivait même de s'en réjouir. Il n'en restait pas moins légitimiste *, officiellement, par fidélité à lui-même, à l'histoire et  à tout ce qui tombe.)
 

Etc., éditions P.O.L, 1998, pp. 121-123