Article de Renaud Camus refusé par Le Monde le 2 mai 2000
 
 

Pour Mme Catherine Tasca, ministre de la Culture, protecteur naturel des écrivains français et de leur liberté d'expression, affirmer qu'on n'est pas antisémite c'est faire "comme bien de propagateurs des thèses racistes". En somme c'est reconnaître qu'on l'est. Voilà qui rend assez difficile de défendre son honneur et la vérité.

De même M. Bernard Comment, dans vos colonnes mêmes, déclare n'entendre dans ma voix que "précautions oratoires mélangeant la prétérition et la dénégation pour dire sa haine de l'autre". On se demande de quel côté est la haine de l'autre, quand un écrivain ("Bernard Comment est écrivain") choisit l'heure de la curée pour hurler avec les loups contre un homme seul, au moment qu'il est le plus seul.

Il l'a bien cherché, dira-t-on. Au moins l'avait-il prévu. D'un petit abus dans les programmations d'une émission de France Culture, qui à mon sens ressemblait un peu trop, certains jours, quoique officiellement généraliste, à une émission communautaire, j'écrivais en 1994, dans le journal  qui à présent publié est au centre de la polémique : « Il s'agit d'un abus manifeste, mais d'un petit abus de rien du tout, qui n'a de vraiment irritant qu'un seul aspect : qu'il soit à peu près impossible de le relever. Le relevant on s'exposerait à une arme absolue de langage, dont nul ne peut réchapper - antisémitisme.  Or elle n'est pas toujours utilisée à bon escient. Si l'on déplorait en riant qu'il n'y ait que des Auvergnats au "Panorama" de France Culture, on ne se ferait pas traiter d'antiarvernisme pour autant ; tandis que là...

« La différence étant évidemment que les Auvergnats, eux, n'ont pas fait l'objet d'une tentative de génocide, rendue possible par une longue animosité à leur égard, publiquement exprimée. Mais cette tentative de génocide, par son abomination, est l'élément constituant de l'arme absolue de langage dont je parlais à l'instant et dont les effets, à long terme, sont nocifs, comme ceux de toute arme absolue utilisée sans contrôle; et surtout ils sont absurdes.

« "Il est un peu exagéré que les collaborateurs juifs soient si près du monopole, au "Panorama" de France Culture". Ou bien cette proposition est juste, ou bien elle n'est pas juste, dans ses deux inflexions successives. Mais il semble qu'il pourrait en être débattu sans qu'aussitôt quiconque la soutiendrait soit accusé ou soupçonné des pires monstruosités idéologiques, politiques ou morales. Il n'est pas bon qu'un groupe ou un autre soit éternellement soustrait, serait-ce par les horreurs non pareilles qu'il a subies, à toute critique, fût-elle à la fois insignifiante et légitime. »

Ceci dans un journal. Le courageux Bernard Comment, qui me traite de pétainiste et qui voudrait bien être un héros de la résistance, mais à condition d'avoir tout le monde avec lui, tous les pouvoirs et toute la presse, et que son ennemi soit bien seul, et désarmé, le courageux Bernard Comment m'accuse de me dédouaner sur la forme  journal.  Je ne me dédouane pas. J'assume absolument ce que j'ai écrit. Si j'ai rappelé que c'était dans un journal, et quelques lignes d'un  journal, c'est parce que les Comment de la terre tendaient à persuader le public que j'étais l'auteur d'un grand traité antisémite. Non. Je suis l'auteur de journaux intimes, ou cette question tient une place infime, en proportion ; d'élégies, d'églogues, et d'autres livres tels que Tricks, ouvrage éminemment pétainiste, ses lecteurs s'en seront avisés.

Quant à antisémite, voilà un mot dont il serait urgent de définir les contours, puisqu'il suffit de l'accoler à quiconque pour éliminer cette personne à jamais. Certes je pourrais rappeler que j'ai donné dans mes écrits plus de témoignages d'intérêt pour la culture juive, et de respect pour la tradition juive, et aussi pour la douleur juive, que la plupart de ceux qui m'accusent. Mais ce serait me défendre d'antisémitisme. Et Mme Tasca a posé une fois pour toutes que c'était là signe certain de complaisance aux thèses racistes.

D'ailleurs elle veut me traîner devant le tribunal international de La Haye. En effet je voudrais faire croire, d'après elle, rien de moins, "que le contenu des émissions [du "Panorama" de France Culture] pourrait être influencé par la composition des équipes". Mme Tasca a tout à fait raison. Je ne veux faire croire rien d'autre. Ce semble un crime mineur pour déranger la Cour de La Haye. Mais s'il faut y aller nous irons, puisque c'est le prix à payer, semble-t-il, pour dépouiller de son bel angélisme Mme le ministre de la Culture.

Elle pense que le sens tombe du ciel. Et que "la composition des équipes", comme elle dit, n'a aucun effet sur "le contenu des émissions". C'est insulter les équipes, à mon avis, bien plus gravement que je n'aie jamais fait. Ces pauvres journalistes, décidément, que pour ma part j'écoutais avec beaucoup d'intérêt, la plupart du temps, et dont je n'ai jamais contesté la compétence, ont de bien singuliers défenseurs. Mme Adler, qui prétend venger leur honneur, à présent, les a tous congédiés du jour au lendemain, l'an dernier. Et pour Mme Tasca, eux ou d'autres,  ça n'y changerait rien du tout.

J'ai plus de respect pour eux que cela. Quitte à m'en agacer un peu, quelquefois, je leur suppose un effet sur les contenus. Les idées ni les phrases ne sont abstraction pures, par chance, indépendantes de ceux qui les émettent, et de leur histoire. Les paranoïaques qui nous ont formés, que ce soient Marx ou La Rochefoucauld, Freud, Pascal ou Nathalie Sarraute, nous ont appris que le sens avait une origine, et même plusieurs, Dieu merci : désir ou vanité, terre, ciel, paysage, intérêt ou roman familial.

On le vérifie tous les jours, mais il est un peu dangereux de le rappeler, apparemment. Cela non plus je n'en ignorais pas : " Si je disais ce que je pense vraiment, dans n'importe quelle société d'aujourd'hui je serai aussitôt lynché. Et les sociétés qui ne me lyncheraient pas, ce serait par suite d'un malentendu. Et c'est probablement avec elles que serait le plus réel mon désaccord profond. "

Ce que je pense vraiment, je l'ai dit : pas plus, mais pas moins. Et je suis lynché en effet, et renvoyé parmi ceux dont me sépare le désaccord le plus profond.