Se rendre infréquentable, même à soi-même
Extrait de
L'Homme de l'humour
essai de Dominique Noguez
(Gallimard, 2004, pp. 33 - 39)
 
 

Plus original et infiniment plus dangereux, car sans filet : l'abjection. Qui consiste à trouver une exaltation surême dans la réprobation. Et sans alibi. Jusqu'à atteindre l'état ainsi décrit par Jouhaneau : «Alors mes propres gestes, mes propres paroles affarouchent mon âme qui se retire, et elle s'en va si loin au fond de moi se cacher que rien ne l'apprivoise plus.» Se rendre infréquentable, même à soi-même. Et même innommable. Imaginons un écrivain qui, sous couvert de fiction, décide, par une sorte de sombre ascèse, de dire «ce que l'époque veut le moins entendre, ce qui est le plus inadmissible pour elle, le plus tabou, le plus interdit», avec l'idée qu'une fois qu'il aura écrit «ces horreurs qui sont ce que l'on peut trouver à dire de plus abject», en prenant sur lui «de paraître les assumer peu ou prou», il sera en quelque sorte purgé, enfin «libre d'être un saint, libre d'être un génie, libre d'écrire un chef-d'oeuvre», parce qu'il sera sorti «de ce carcan de sale bonne conscience», de «cet insupportable discours vertueux » qui enserre chacun aujourd'hui. Imaginons ensuite qu'ayant annoncé puis risqué l'expérience, sans trouver bien sûr aucun éditeur pour en publier le résultat complet, il soit devenu cependant à ce point mithridatisé contre les tabous et les euphémismes, à ce point «libre» comme il le désirait, libre comme cent Alcestes insoucieux de tous les Philintes de la terre, qu'il n'hésite plus à s'exprimer sur tous les sujets et à transcrire, au jour le jour et même à la minute la minute, sans plus aucune précaution oratoire, les idées les plus étranges, les plus opposées à la doxa du moment ou pouvant prêter, chez les lecteurs incultes, paranoïaques ou simplement distraits, aux contresens et aux amalgames. Au risque, donc, de tomber dans les pièges les plus grossiers, les plus fangeux, les plus inextricables.
 

Imaginons qu'il y tombe. D'abord, il n'y croit pas vraiment. Par habitude, il fait confiance aux lecteurs. Ses textes, ses actes, sa vie parlent pour lui. Mais non : devant le scandale, les témoins de sa vie se font porter pâles, ses actes passés sont oubliés, ses textes ses textes surtout le trahissent, non pas au sens où ils le «révèlent», mais au sens où ils le «perdent» : plus terriblement encore que ses amis et connaissances, ils se retournent contre lui. Certains manipulateurs aident à la manoeuvre, sélectionnant, arrangeant, balafrant, coupant. Mais même sans tripatouillage, il est perdu. Comme toute pensée, la sienne tient à des nuances : d'imperceptibles distinguos oubliés le font basculer dans le camp le plus éloigné du sien véritable.
 

Beaucoup, ici, se révolteraient ou, s'estimant déhonorés, se résoudraient au pire. Choisir l'abjection, dans ce cas précis, c'est tout le contraire. C'est encaisser le coup le sembler, du moins et se taire. Non par masochisme, par cette macération religieuse qui fait le chrétien, Jouhandeau, par exemple, se vautrer dans le péché comme dans une fange douce et même un peu maternelle. Pas tout à fait non plus par jouissance esthétique, comme ferait un dandy porté au cynisme. Mais parce qu'elle l'apparente à la figure extrême du juste que présente Glaucon dans La République, c'est-à-dire du juste qui accepte paradoxalement, en héraut absolu de la justice, de paraître le plus injuste des hommes. S'il paraissait juste, en effet, il encourrait honneurs et récompenses et l'on «ne saurait si c'est pour la justice ou pour les récompenses et les honneurs qu'il est juste». Il serait en quelque sorte un juste inaccompli. Au lieu qu'en restant «inébranlable jusqu'à la mort, toujours vertueux et paraissant toujours criminel», pariant ainsi sans réserve pour la supériorité absolue de la justice cette justice dont il incarne la transcendance jusque dans sa chair, quitte à être le plus malheureux des hommes (en quoi il est le frère du Crucifié, plus que de Socrate buvant paisiblement la cigüe) , il est le seul juste accompli.
On devine ce qu'il peut y avoir d'orgueil dans cette figure quasi chrétienne (car souffrante) de la justice et, au fond, de désillusions aristocratiques, cornéliennes, sur l'humanité. Reste que, à l'exception du suicide, c'est la posture la plus désespérée qu'on puisse adopter dans une vie d'homme. Et ainsi, pour peu qu'on y mette un zeste de jubilations, on arrive au paradoxe de l'humour, qui est, à la limite, une abjection feinte. L'homme de l'humour y trouve, en tout cas, la juste façon d'être au monde : le plus loin possible des hommes, jusqu'à ne plus sembler appartenir à leur espèce, et cependant inextricablement lié à eux, ne serait-ce que par ce puissant mouvement de rejet qui les éloigne de lui et qu'il comprend fort bien, qui serait le sien s'il était à leur place.
 

Dans l'exemple, à peine imaginaire, que voilà, il était question du journal intime. Cette forme est propice aux imbroglios. Tenir son journal peut être vital ; le publier est une imprudence, et de son vivant une folie. Pour la postérité, certes, ce sera du nanan, rien n'est plus délicieusement littéraire (c'est-à-dire supérieurement, férocement humain), mais à condition d'oublier que des portraits au vitriol, ces maximes à la cravache, ces pleurnicheries, ces rêveries, ces coucheries, ces prosopopées, ces considérations politiques et morales ont pu coûter à leur auteur de réprobation et de brouilles. Au moins aura-t-elle, la postérité, une vue d'ensemble : l'autoportrait et les portraits de contemporains seront complets et dans leurs camaïeux. Au lieu que, distillé en tomes ou fragments au fur et à mesure d'une vie, le journal ne peut être qu'une succession de trahisons, de vues partielles contredisant le tout que la mort seule pourra sceller, les pièces d'un puzzle inachevé, avec des visages sans joues ou sans yeux, des à-plats criards et trompeurs, des lacunes abyssales. Surtout, il y a ceci, qui est une forme mineure mais non bénigne d'abjection : l'image piètre, abaissée, grotesque d'un auteur journalier donne fatalement de lui. D'une part, un journal est une infirmerie. On y geint, on y panse ses plaies, on y est infantile. D'autre part, pour peu que, pensant au lecteur futur, on ait le narcissisme malin et qu'on y dise du mal de soi-même, on s'expose à être impitoyablement cru. Deux fois antipathique, donc.

__________________________________
 

Notes :

P. 34 : La citation de Marcel Jouhandeau se trouve dans son livre Del'abjection, Paris, Gallimard, coll. «Métamorphoses», VII, 1939, p. 14.

Ibid. : Dire «ce que l'époque veut le moins entendre, ce qui est le plus inadmissible pour elle, le plus interdit» ; «ces horreurs qui sont ce que l'on peut trouver à dire de plus abject» : ces citations sont extraites du roman L'Épuisant Désir de ces choses (1995) de Renaud Camus (p. 83 ; voir aussi p. 69 et 281 sq.) où, cinq ans avant qu'éclate l'«affaire» portant son nom, était décrit, sous le titre Opus Nigrum, le projet de L'Ombre gagne, roman de mauvaises pensées et de la transgression des tabou censé permettre à son auteur d'atteindre à une totale liberté d'écriture. Malgré les efforts parfois contradictoires de Renaud Camus pour s'en expliquer ensuite par écrit ou à la télévision, il est difficile de savoir si les passages controversés de La Campagne de France qui ont déclenché l'affaire en 2000 relèvent ou non de ce jeu avec le feu.