Lettre ouverte à Monsieur Bertrand Poirot-Delpech,
de l'Académie française

Par Jean-Paul Marcheschi
 
 
 
 
 
 

Monsieur,
 

Tant de choses me choquent et me bouleversent dans votre article du Monde du 26 avril 2000, intitulé Zakkor.

J'ai vécu onze ans avec M., mon ami juif. Je me suis lié très étroitement avec sa famille, qui est une grande et noble famille juive de Paris. Mon ami est mort le 25 juillet 1995. Je ne dirai rien de ce deuil essentiel qui dure encore. Ce lien a renforcé une attirance ancienne pour le judaïsme, antérieure à ma rencontre avec M. Ma peinture, on l'a souvent relevé, en porte je crois des traces profondes et visibles.

La commémoration du 30 avril que vous évoquez dans votre article et l'indispensable devoir de mémoire face au génocide dont les juifs ont fait l'objet, me concernent autant que vous. La famille de mon ami M. est devenue ma deuxième famille.

Il se trouve que Renaud Camus est mon meilleur ami. Depuis le 11 juin 1978, il ne s'est pas passé de jour sans que nous nous parlions. Mon ami M. aimait Renaud Camus, et une amitié s'était déclarée entre eux.

J'ai été souvent le premier lecteur ébloui des livres de Renaud Camus, comme il fut le premier témoin attentif et généreux de mes projets de peinture, de mes expositions.

Or, voici que ces jours-ci, j' apprends, par les journaux, cette vérité défigurante, ravageante, abjecte : mon ami de toujours ne serait rien de moins qu'un "donneur de juifs", un raciste, un antisémite, incitant à la haine raciale et de ce fait, passible du Tribunal de la Haye.

Je ressens cette affaire comme une agression personnelle, une des plus violentes que l'on puisse infliger à un homme. Dès que le scandale a éclaté, ma première pensée a été pour les parents de M., pour son père, pour sa mère surtout, que j'appelle tous les jours depuis cinq ans et pour l'ensemble de cette famille que j'estime si profondément. Qu'allaient-ils penser de moi ?

Je ne dirai rien, ou bien si, mais ailleurs, plus tard, ce que fût la réponse de Mme W, la mère de mon ami, tant elle vous ferait honte.

Il me faut donc depuis le 20 avril, tenir cet emploi terrible : être le meilleur ami d'un antisémite.

Loin de moi l'intention de blanchir mon ami Renaud Camus ou de le dédouaner de ses responsabilités au nom du style, de l'avant-garde ou du génie, pas même au nom de l'amitié profonde que je lui porte. Si crime antisémite - mais alors il faut rétablir ce mot dans sa précieuse et profonde gravité et ne pas céder à la saisissante dévaluation dont il fait l'objet ici - si antisémitisme il y avait dans le livre La Campagne de France, je suis pour que la plus sévère des condamnations lui soit appliquée.

Alain Finkielkraut fut, avec un courage qui le place au rang le plus haut parmi les sages, le premier à dénoncer le "climat de lynchage" qui entoure cette affaire depuis le commencement. Je ne sais s'il faut saluer votre belle témérité ou bien votre impatience à rejoindre le rang des accusateurs d'un homme désormais seul et réduit au silence (mais alors pourquoi cette effrayante précipitation dans cette affaire réglée à la vitesse des fax ?).

Vous comparez sa prose «au vomi de la pire Action française». Et ajoutez gracieusement : «jurer que Renaud Camus n'est pas antisémite, ou l'excuser en ami au nom de l'art, est aussi étourdi que d'absoudre Céline pour cause de génie dans le point de suspension et de croire qu'il y aurait une façon innocente parce que littérairement exquise d'écrire "il y trop de juifs", prélude habituel à "mort aux juifs». Ces mots en effet terribles et ignobles : "trop de juifs" - repris par Françoise Giroud dans Le Nouvel Observateur - que vous placez entre guillemets et que tous les lecteurs du journal Le Monde ont reçu comme étant ceux de Renaud Camus, vous savez très bien qu'ils n'existent nulle part dans les pages incriminées. Sans doute direz-vous que vous en avez seulement changé la tournure, mais que le sens est bien celui là. «Trop de juifs». Quelle étourderie pour le coup ! Quelle inconséquence, quelle irresponsabilité, car falsifier une phrase dans une affaire si grave (oh! cette concision, cette phrase-couteau pour mieux armer les meurtriers!) est proprement scandaleux. Ainsi récrite par vous elle signifie bien "mort aux juifs". Mais ici le scandale s'ajoute au scandale car vous êtes un écrivain et connaissez le pouvoir des mots.

Ce qui a le plus choqué les étourdis que nous sommes, comme vous l'écrivez, nous les amis de Renaud Camus - mais aussi ses lecteurs - c'est que ce soit un écrivain, qui à coup de "vomi", d'Action française et de "mort aux juifs" procède au lynchage d'un autre écrivain. Les journalistes, paradoxalement, ont fait preuve quelquefois dans cette affaire de plus de retenue et de rigueur.

Pour moi, comme pour de nombreux intellectuels de ma génération, il n'est pas de plus grave insulte que d'être traité d'antisémite. Vous ne pouviez méconnaître la portée d'une telle accusation et ne pas savoir qu'elle est la souillure ineffaçable dont on ne se remet jamais. Est-ce que, au nom de la gravité d'une telle accusation il n'aurait pas été plus convenable, plus moralement acceptable de laisser ce "procès" s'instruire plus sereinement ?

Je fais partie avec Eugène Leroy, Kounellis, Boltanski, des artistes que Renaud Camus a invité à exposés au Château de Plieux. Ma propre peinture, et celle d'autres artistes contemporains ont trouvé dans l'oeuvre, désormais immense de Renaud Camus (pas moins de quarante-deux volumes), non seulement d'innombrables thèmes de recherche et d'inspiration, mais aussi - que ce soit dans les Eglogues, les Journaux, Esthétique de la solitude, Le Bord des larmes, P.A., ou bien sûr dans l'essentiel Discours de Flaran) l'une des plus pertinentes expressions théoriques et critiques en matière d'art en général et d'art contemporain en particulier. Cette longue fréquentation de l'homme mais surtout de l'oeuvre fut pour moi non seulement une des grandes aventures intellectuelles de ma vie de peintre mais aussi une incitation perpétuelle à plus de rigueur et de liberté. Mais alors pourquoi la lecture (cette opération mystérieuse, essentielle, si difficile) dans cette affaire a-t-elle été objet de tant de violence, de phantasmes, d'interprétations tellement contradictoires ?

L'urgence ici est celle-ci : LIRE. Lire et relire. Que lire redevienne possible. Lire Renaud Camus.

Et puis, comment ne pas entendre derrière cette rumeur, tapie au fond de ces hurlements, une autre voix, celle du ressentiment.. Et cette autre voix ancienne, terrible, inavouable, mais bien connue des artistes, ne  murmure au fond que ceci : la haine de l'art, la haine de la littérature.
 

Jean-Paul Marcheschi.