Le jour où j'ai dérivé dans l'enfer des parias :
Les folies d'Internet (7)
Par Daniel Schneidermann
 

Comment notre explorateur est tombé par accident dans les oubliettes où les révisionnistes, les censurés et Renaud Camus maudissent le système
 
 

Je le jure : je n'ai pas fait exprès de me retrouver chez les parias. Je cherchais simplement à suivre le procès José Bové sur Internet. Donc je déambulais dans les rues ensoleillées - virtuelles - de Millau, entre frites et roquefort. Tout d'un coup, au détour d'un forum de discussion de Midi libre consacré à l'affaire, je bute sur un message très hostile à José. Le mouvement Unité radicale, qui s'affirme national-révolutionnaire, s'en prend à «l'épais silence des médias du système» à propos de sa propre action anti-Bové. Bien en a pris à Unité radicale. Le lendemain, un autre intervenant du forum, quoique «ne partageant pas toutes les thèses d'Unité radicale», raconte «être allé faire un tour» sur leur site. «J'y ai appris pas mal de choses sur celui qui se fait passer pour un résistant au mondialisme», relate l'intervenant. Et ce visiteur occasionnel donne l'adresse du site en question. Que fait l'explorateur consciencieux ? Il s'y rend illico. Sans le savoir, j'étais passé chez les parias.

Unité radicale est un «site des résistants au nouvel ordre mondial». Comme José Bové, les militants d'Unité radicale se proposent de boycotter les McDo, et préfèrent «la restauration rapide française (moins chère, plus équilibrée, de meilleure qualité)», mais eux, à la différence de Bové, prennent d'assaut le McDo par la face droite, et même par l'extrême face droite. José Bové, pour eux, est un «vrai collabo du système qu'il feint de combattre». D'ailleurs, il «a passé son enfance en Californie». Mais Unité radicale n'est pas toute seule. Les anti-McDo anti-Bové appartiennent à un ring. Un ring est une bande, une ligue, un petit groupe de sites qui, l'union faisant la force, se sont tous enchaînés les uns aux autres, pour résister à l'indifférence, à la noyade et, dans le cas précis, à la répression de «l'Ordre mondial». Tous solidaires pour se renvoyer le chaland, par paquets de cinq. Bon. Puisqu'on m'invite à faire le tour du ring d'Unité radicale, allons-y.

Logiquement (après un passage vers un site américain de nationaux-bolcheviques, qui voue manifestement un culte à Che Guevara, ce qui brouille légèrement les pistes), Unité radicale me renvoie par exemple directement chez les «jeunes étudiants nationalistes» qui tiennent boutique à l'enseigne d'Occident. Dans la liste des liens proposés sur un des sites du ring, un intitulé énigmatique, sous le nom d'une interjection de bande dessinée. Allons-y. Et stupeur: sous ce nom - je ne vous le donnerai pas, évidemment; cherchez vous-même, si le coeur vous en dit, il n'est pas si difficile à trouver - se dissimule le site central, bien rangé, bien structuré, officiel, des révisionnistes. 6.500 connexions par jour. L'adresse? Une boîte postale à Chicago. Des kilomètres et des kilomètres de textes, soigneusement classés, au moyen d'index extrêmement précis, par thèmes et par auteurs. L'exploration complète prendrait des heures. Le site est vivant. La dernière mise à jour date d'une semaine. En ce moment même peut-être des dizaines, des centaines de chercheurs en révisionnisme sont-ils attablés en même temps que moi dans cette grande bibliothèque virtuelle, penchés sur un des innombrables manuscrits en ligne. Au hasard, en voici un, consacré au massacre d'Oradour-sur-Glane. Menée par un «collectif de libres chercheurs», l'étude a été publiée en Belgique, mais interdite en France par le ministre de l'intérieur, explique le site. Oradour! Alors, Oradour aussi! On voudrait ne pas lire, mais on lit tout de même, on parcourt, on sait qu'on devrait s'arrêter mais les chapitres défilent les uns derrière les autres, on croit comprendre que l'affaire Oradour, ce massacre de tout un village par les SS de la division Das Reich en 1944, l'affaire Oradour ne serait pas aussi claire que veut bien le dire le système: il n'y aurait qu'un seul témoin, une femme, qui serait, nous assure le sommaire: petit un, un témoin providentiel, petit deux, un témoin suborné, petit trois, un témoin fragile et embrouillé. Bref, les Allemands n'auraient pas fait exprès, certainement, ils ont tiré par erreur, et voilà, 642 morts. On parcourt les centaines de pages. A chaque paragraphe de ce dossier d'instruction paranoïaque les témoignages sont tirés, étirés, toujours dans le même sens: faire naître le doute, l'entretenir, l'entretenir sans fin.

On touche du doigt, exactement ici, le caractère démoniaque, imparable, d'Internet. Ces pages sur Oradour, combien d'explorateurs, comme moi, les ont lues fortuitement, certains d'atteindre des vérités interdites? Combien de lycéens, tapant Oradour sur un moteur de recherche pour les besoins d'un exposé, ont pris cette étude pour ce qu'elle n'est pas, une étude sérieuse, faisant autorité? Combien auront fait l'effort d'aller aussi consulter les sites, nombreux, qui fournissent l'antidote? Très bien d'interdire le livre, monsieur le ministre, très beau, parfait, vous avez certainement la conscience en paix, et vous avez raison. Mais il est là, le livre, dans cet entre-deux, interdit mais consultable, tranquillement consultable chez moi gratuitement si j'accepte de me déchirer les yeux sur l'insoutenable fond d'écran rose, et ainsi hors d'atteinte de toute réfutation. Je ne dis certes pas qu'il ne fallait pas l'interdire! Mais sachez-le, il est là. Je suis un bien piètre explorateur: je suis passé au large. Pas envie de lire cela, de cracher sur ces morts-là, les morts d'Oradour.

D'autant que mon surf n'en finissait pas de dériver. Car le fameux ring d'Unité radicale, mon point de départ, ne m'a pas seulement entraîné vers tous ces sites porteurs de vieilles obsessions poussiéreuses. Il m'a aussi emmené vers des endroits plus modernes, plus en prise sur l'air du temps. Occident m'envoie ainsi vers un site bizarre «excellent site politiquement incorrect», selon le guide touristique d'Occident - qui s'appelle Le Grain de sable. Chez Le Grain de sable, comme ailleurs, on lutte contre la désinformation. Les deux rubriques reines qui accueillent le voyageur s'appellent «Informations passées inaperçues» et «Quelques exemples de désinformation».

Je suis épuisé. L'étape à Oradour m'a démoralisé. Pourtant, par acquit de conscience, je clique sur désinformation. Ici, la victime de la semaine de la désinformation est un éditeur breton, calomnié par on-ne-sait-qui: je lirai une autre fois, j'en ai déjà plein les pieds de ce voyage chez les parias, plein d'ampoules, et pas de sparadrap, et il pleut, et le paysage est lugubre. Le paria est logorrhéique. Il vous tire par la manche, trop heureux de trouver une oreille, il ne sait pas expliquer simplement son histoire. Tiens, un lien vers le site des lecteurs de Renaud Camus, l'homme qui trouve qu'il y a trop de juifs à France-Culture. «Pour signer la pétition en faveur de Renaud Camus, allez sur le site des lecteurs de Renaud Camus», nous intime M. Grain de sable. Faut-il vraiment s'étonner de le retrouver ici? Plein les pieds, et les repères se brouillent. Tant qu'on était chez l'extrême droite pure et dure, c'était clair. Mais les frontières sont poreuses. Le lien est une invention diabolique. Le lien, ce vent irrationnel et imprévisible, qui fait dériver le surfeur. Un lien entre deux sites ne présuppose pas que les sites soient... liés par consentement mutuel. Vous pouvez très bien vous lier à un site qui n'en peut mais. Attention aux amalgames. N'empêche qu'il est désormais tentant, pour le surfeur, d'établir un... lien entre les deux sites ainsi liés. Donc, un lien m'envoie vers Renaud Camus. Partant d'Occident, j'arrive chez Renaud Camus. Evidemment, il ne faut pas en déduire davantage que cela, ça ne veut rien dire. Mais le lien est comme un instrument à lire de l'inconscient, un glissement de sens. Par exemple, de chez Renaud Camus, on m'enverra dans un forum torride consacré à son collègue Michel Houellebecq. Heureux hasard, le maître est présent en personne, dialoguant magnanime avec uneforumiste: «J'aime bien faire l'amour et je veux bien essayer avec vous, Catherine. Mais il faut au moins laisser une adresse Internet ou quelque chose. Sinon, une fois de plus, ça n'aura pas lieu.» Mais s'agit-il seulement du vrai Michel Houellebecq? Internet renouvelle la mythologie de la lettre manuscrite.

L'internaumane paria est grand amateur de liens. Il a le lien facile et généreux. Il n'hésite pas à offrir des dizaines de liens vers les autres parias, tout heureux de faire à ses frères en infortune la publicité dont il est assoiffé pour lui-même. Il a d'ailleurs raison. Plus grave encore: le paria, qui n'a plus rien à perdre, n'hésite pas non plus à offrir de nombreux liens vers ses adversaires, voyez comme j'aime la liberté d'expression, moi au moins, suivez mon regard! Ainsi le site révisionniste me renvoie-t-il vers le Centre Simon-Wiesenthal et vers le musée - en polonais - d'Auschwitz-Birkenau, ce qui est fort intéressant, mais accroît la durée du voyage. Il faut à cet instant prévenir le lecteur. Pas facile de savoir ici, dans ces pages, sur quel ton évoquer les parias. Car dans le système persécuteur, le paria inclut les médias. Et parmi ces médias, eh bien oui, au premier rang, Le Monde.

Alors me voilà, flâneur salarié du Monde, penché sur les victimes du Monde. Bigre! Surveille-toi, explorateur. Le moindre ricanement ne te serait pas pardonné par les parias. D'un autre côté, les prendre au sérieux serait donner tort au Monde de les traiter en parias, et surtout les priver de leur condition de parias. Bigre, bigre.

Et Renaud Camus, à propos? Justement! Dans quel guêpier me suis-je fourré! Oradour n'est rien à côté de l'affaire Camus. Au jour de cette visite (le 12 juillet) dans l'affaire virtuelle Camus, je découvris abasourdi, merci Internet, que la guerre faisait rage entre l'honorable journal Le Monde et l'honorable maison d'édition Fayard, éditeur de Camus, et qui devait publier à l'automne le récit augmenté de ce voyage.

Pif, paf, prends-ci, prends-ça! A l'heure où ces lignes seront lues, peut-être les canons se seront-ils tus. Mais j'ai entendu, en direct, siffler les boulets! Ah, fatidique visite à Millau!

Le site où m'expédia Le Grain de sable avait pourtant toutes les apparences d'un paisible salon de thé littéraire de province, où l'on communiait entre deux gorgées de darjeeling dans l'amour d'un auteur précieux et rare. Le site n'est pas tenu par l'écrivain en personne, mais par une fan, Jacqueline Voillat, qui cherche à «faire mieux connaître, et si possible apprécier Renaud Camus». Ce site, définit-elle sur la page de garde, «pourrait être un acte d'amour envers une écriture particulière, la réflexion sans cesse bousculée, défaite et renaissant cependant, toujours plus profonde, plus fine et acérée». Fort bien. Mme Voillat aime l'écrivain Camus, ce qui est évidemment son droit. Elle maintient sur Internet le pavillon d'une écriture recherchée et raffinée, ce qui est à sa gloire. La webmaster-hôtesse raconte qu'elle demande systématiquement à sa librairie favorite «qu'on [lui] envoie tous les livres de Renaud Camus dès leur parution. J'ai donc le plaisir et le privilège de posséder une version complète de La Campagne de France. Je mets volontiers à votre disposition tous les extraits que vous souhaitez». Voilà pour la littérature.

Mais la quiétude du salon de thé est trompeuse. Fort courtoisement, vous reprendrez bien un toast, Mme Voillat me propose de consulter le dossier de presse de «l'affaire Camus». Ah, c'est Beyrouth! C'est Sarajevo! Tout y est! Aussi bien chez Mme Voillat que sur le site propre de Renaud Camus sur lequel elle me balance, voilà tous les articles consacrés à «l'Affaire». Les publiés, les non-publiés, les semi-publiés, avec texte intégral en italiques - évidemment, Le Monde a refusé un article de Renaud Camus, cliquez ici.

Voilà la chronologie d'une interminable guérilla entre un écrivain-graphomane-internaute et les médias du système. Guérilla dans laquelle Internet est à la fois acteur et média. Sur le site de Renaud Camus, on peut ainsi suivre en léger différé l'échange de correspondance entre l'auteur et Jean Daniel, directeur du Nouvel Observateur. Vous avez raté ça? Premier épisode: dans un éditorial rédigé sur l'édition électronique du Nouvel Observateur, Jean Daniel propose une tribune libre à Renaud Camus. Lequel - deuxième épisode - répond en demandant le nombre de signes exigés. «2.500 signes», rétorque le journal. Camus envoie son texte, 2.500 signes, pas un de plus. Et le texte paraît tronqué, notamment d'un passage où Camus se plaint que 2.500 signes, c'est trop court. Chacune de ces étapes donne lieu à une balise dans son site, cliquez ici. Dérisoires péripéties sans doute, déversoir peut-être mais comment dire?

Déversoir nécessaire. Pour les citoyens intéressés et qui ont le temps, il est salubre d'avoir ainsi accès aux coulisses, à l'intégralité des mille textes, cris, appels, découvertes, hypothèses, refoulés par le système, ne serait-ce que pour se convaincre qu'ils le sont le plus souvent parce que dénués d'intérêt ou de fondement. Là oui, Internet peut jouer un rôle irremplaçable.

Faut-il réglementer Parialand, ou bien laisser les parias pousser, tout leur saoul, de longs cris anonymes? Je repense au dossier Oradour, cette longue chose visqueuse que je n'ai pas voulu lire, postée depuis une boîte postale de Chicago! Je repense à Renaud Camus. Autoriser? Interdire? Faut-il continuer de persécuter les parias, jusque dans leur refuge virtuel? Dire quelque chose sur Internet, est-ce le dire en public? Maudit Internet, qui nous oblige à tout redéfinir: la liberté, les droits de l'homme, et le reste!

Daniel Schneidermann
 
 

                         Le Monde daté du mardi 29 août 2000