Mots de braise
Par Robert Solé
 
 
 
 
 

Quand allez-vous cesser tout ce tintamarre autour de Renaud Camus ? me demandent plusieurs lecteurs. «Ce "débat" est trop beau pour ne pas durer, commente ironiquement Isabelle Jan, de Paris. L'écrivain Renaud Camus possède sûrement un sens aigu de la publicité, mais comme Le Monde lui sert bien la soupe ! Il écrit quelques phrases, aussi bêtes que perfides, à relents antisémites. Indignation, hurlements, auxquels répond aussitôt une défense des droits du créateur tout aussi vociférante. Docteurs en vertu et imprécateurs professionnels s'injurient ainsi presque tous les jours, d'abord pour le plus grand agacement, puis pour le plus grand amusement du lecteur.... Bis, bis et encore bravo ! »

Ce n'est pas Le Monde qui a "lancé" l'affaire Camus, mais l'hebdomadaire Les Inrockuptibles. Le premier article du journal date du 21 avril, après que Fayard eut retiré de la vente le livre controversé. Mais il est vrai qu'au cours des deux mois suivants, Le Monde lui a consacré une quarantaine de textes (articles, analyses,  points de vue, pétitions...).

Trop ? Le débat, ultrasensible, sur l'antisémitisme s'est prolongé par un débat sur la censure - ou l'autocensure - et les limites de la création littéraire : faut-il pouvoir tout dire, comme aux Etats-Unis ? Peut-on brider un écrivain alors que les barrières sont franchies l'une après l'autre au cinéma? Seul un "grand" écrivain, comme Céline, est-il autorisé à déraper? Mais qui est grand, qui est petit, et qui va le décréter?

Bref, un débat à tiroirs, ne manquant pas d'intérêt, même si l'on a tendance à en faire toujours un peu trop, à tout propos...

Je retiens cette remarque d'un membre de l'Institut, Gilbert Lazard (qui ferait un bon médiateur) : «Renaud Camus a exprimé une opinion. On peut soutenir qu'il était libre de le faire, de même que ceux qui pensent que c'est une sottise sont libres de le dire. Mais il se trouve aussi que cette opinion est disqualifiée par l'histoire récente et qu'elle cause du scandale. Ceux qui en sont scandalisés et, plus encore, ceux qui en sont personnellement blessés sont libres de le proclamer, sans qu'il y ait lieu de les accuser de censure ou de harcèlement.»

Les phrases de Renaud Camus ont d'abord été dénoncées dans Le Monde sous la plume de Bertrand Poirot-Delpech (26 avril) puis de Patrick Kéchichian (4 mai). L'intéressé lui-même s'est vu refuser, début mai, un texte dans lequel il affirmait : «J'assume absolument ce que j'ai écrit (...) Quant à "antisémite", voilà un mot dont il serait urgent de définir les contours, puisqu'il suffit de l'accoler à quiconque pour éliminer cette personne à jamais.» Le directeur de la rédaction a estimé que Le Monde ne pouvait donner l'impression de cautionner de tels propos et devait garder la maîtrise du débat en interviewant Renaud Camus. Il s'est écoulé cependant près d'un mois entre le refus de son texte et la publication de l'entretien (Le Monde du 1er juin). Ce délai - fâcheux - a valu au Monde des accusations de censure, y compris dans ses propres colonnes, puisque le débat continuait par personnes interposées...

Des lecteurs s'interrogent sur les résultats de tout cela. «En faisant une telle publicité à une oeuvre accusée d'antisémitisme, écrit Gilbert Tourret, d'Aix-en-Provence, ne produit-on pas un effet contraire à celui que l'on proclame? N'est-on pas en train d'agiter un chiffon rouge pouvant réveiller de dangereuses passions? Les procès médiatiques sont-ils le meilleur moyen de promouvoir la tolérance et le respect de l'autre? Il ne faut pas réveiller le chat qui dort.»

Plusieurs réactions semblent illustrer cette crainte. Pourquoi des juifs monopoliseraient-ils une émission de radio? demandent certains lecteurs. «En ces temps de parité et d'égalitarisme forcené, il n'y a rien d'indécent à demander que les panels et tribunes aient une composition équilibrée», écrit Claude Courouve, de Paris. «N'en déplaise à Philippe Sollers, ajoute François Jourdier (Toulon), je revendique le droit de "mal penser" : quand une communauté se comporte en groupe de pression, je ne vois pas pourquoi elle échapperait à la critique : on peut bouffer du curé à longueur de journée, pourquoi tout ce qui est juif serait-il intouchable?»

Cette différence de traitement revient régulièrement dans le courrier. Mais on glisse là dans un autre débat, avec le risque de tout mélanger. Bien sûr, aujourd'hui en France - et dans Le Monde - les religions ne sont pas logées à la même enseigne. S'il est courant, par exemple, de se moquer du pape ou du dogme catholique dans un dessin, il n'est pas permis de plaisanter avec d'autres sujets. Entre christianisme, judaïsme et islam, il y a encore, si l'on peut dire, trois poids et trois mesures. Mais cela tient à l'Histoire : la longue bataille pour la laïcité, des siècles d'antisémitisme qui ont abouti à Auschwitz et l'arrivée récente de nombreux musulmans.

L'islam est abordé avec précaution, en prenant bien soin de le distinguer de l'islamisme. Même des coutumes discutées, comme le port du voile, trouvent des défenseurs parmi les laïques attachés à l'égalité des sexes. Dans cette société de plus en plus sécularisée, le ramadan est traité avec plus d'attention, sinon de respect, que le carême...

Quant au mot "juif", il dépasse le cadre d'une appartenance religieuse et n'a pas la même résonance que "catholique" : chargé de tout le poids des drames passés, il désigne souvent une réalité sociale, censée éclairer le parcours ou la personnalité de quelqu'un. Son emploi donne lieu à des controverses, car il y a plusieurs manières d'être, de se dire ou de ne pas s'affirmer juif.

Paul Namride, de Paris, me demande pourquoi l'écrivain Boris Schreiber a été présenté, dans Le Monde du 9 juin, comme «né à Berlin en 1923 dans une famille, russe, juive et riche». Même remarque, un peu plus ancienne, d'un autre lecteur parisien, Daniel Sée : «Dans Le Monde du 25 février, deux articles évoquent le souvenir de M. Curiel et Sir Stanley Matthews. Je sais dorénavant que le père de Raoul Curiel était «un riche banquier juif, lui-même issu d'une famille d'usuriers italiens». Je ne sais rien sur la religion, ni la profession du père de Sir Matthews, ni sur le métier de la famille de son grand-père, ce qui aurait été certainement passionnant... Ai-je tort d'être choqué?» D'autres l'avaient été davantage encore, il y a un an, en découvrant dans Le Monde du 4 juin 1999 cette phrase pour le moins curieuse : «L'écrivain hollandais Harry Mulisch est né à Anvers en 1927, d'une mère juive et d'un père austro-hongrois.» La religion de la sage-femme n'était pas précisée.
 

Robert Solé