Digression pasolinienne

par Emmanuel Fontana
  18 mars 2007

Texte original recopié du Site des Lecteurs de Renaud Camus.

Forse la giovinezza è solo questo
perenne amare i sensi e non pentirsi.

Sandro Penna Croce e delizia


Tricks et Petrolio

Cette digression pasolinienne est inspirée par un article de Renzo Paris (écrivain et professeur de littérature française à l’Université de Viterbe, Renzo Paris a publié des recueils de poèmes, des romans et quelques essais, dont Chroniques françaises, anthologie de textes d’écrivains français, parmi lesquels JMG Le Clézio, Tony Duvert et Renaud Camus (un extrait de Tricks)), publié dans le quotidien italien Liberazione le 4 janvier 2006. Cet article est consacré à la réédition en collection de poche du roman posthume de Pasolini, Petrolio, et il se termine par un curieux rapprochement entre l’ouvrage de Pasolini et Tricks de Renaud Camus :
Era appena morto che in Francia uno scrittore, Renaud Camus, scrisse un libro intitolato Tricks sui corpi che aveva amato nelle saune di New York. Quel libro, curiosamente sembra ispirato da Petrolio. Se si eccettua una breve prosa che pubblicai nel 1979 nel mio Cronache francesi, facendola tradurre a Dario Bellezza, in Italia non se ne seppe nulla. Non vorrei imbastire un giallo sul rapporto postumo di Renaud Camus con Pasolini, ma mi ha sempre colpito che l'immaginazione omosessuale dei due scrittori fosse così vicina, che entrambi cercassero amore dove per ovvi motivi non poteva esserci che cambio di natura e di denaro.
Pasolini venait à peine de mourir lorsqu’en France, un écrivain, Renaud Camus, publia un livre intitulé Tricks, à propos des corps qu’il avait aimés dans les saunas de New York. Ce livre, curieusement, semble inspiré par Pétrole. A l’exception d’un court extrait que j’ai repris en 1979 dans mon ouvrage Chroniques françaises, après l’avoir fait traduire par Dario Bellezza, le livre ne fut pas publié en Italie. Je ne voudrais pas échafauder des hypothèses hasardeuses sur le rapport posthume de Renaud Camus avec Pasolini mais il m’a toujours semblé que l’imaginaire homosexuel des deux écrivains était très proche, l’un et l’autre étant à la recherche d’amour là où, pour des raisons évidentes, il ne pouvait y avoir qu’un échange de sexe et d’argent.

Harpies et Euménides

Un tel rapprochement ne peut que paraître incongru aux lecteurs de Renaud Camus, et plus particulièrement à ceux qui connaissent et apprécient Tricks, Chroniques achriennes et Notes achriennes. L’imaginaire homosexuel de Renaud Camus – pour reprendre l’expression de Renzo Paris – peut même sembler diamétralement opposé à celui de Pasolini. Il y a en effet chez ce dernier un sens de la faute et de la culpabilité qui le conduit à un masochisme récurrent dans ses pratiques sexuelles. On peut citer à ce propos les remarques très justes de Dominique Fernandez dans sa préface aux Poèmes de jeunesse (Poésie / Gallimard) :
Tout en se professant athée, Pasolini a reçu de sa mère profondément catholique une imprégnation religieuse qui va le marquer à jamais. (…) Certains voient en Pasolini un homosexuel affranchi, qui a revendiqué sa différence. Il n’en est rien. Nulle part dans son œuvre, ni dans ses livres ni dans ses films, il ne s’est déclaré ouvertement. Au contraire, un intense sentiment de culpabilité a continué de le gouverner jusqu’à sa mort. Aucune honte chez lui, assurément ; un penchant audacieux à la provocation ; mais provoquer, c’est encore respecter le pouvoir qui énonce l’interdit. La conscience du péché, le défi à la loi parcourent tous ses poèmes et leur donnent un accent où la fierté se mêle à la douleur, par une contradiction inexplicable sans cette composante chrétienne ou christique. (…) Pendant vingt-cinq ans, selon Moravia, de son arrivée à Rome à sa mort, il est allé draguer à la gare centrale de Roma Termini, dans le milieu le plus dur, le plus dangereux des prostitués de la capitale italienne. Pratique à haut risque, qui expose à se faire voler, rosser – ou tuer. (…) Ces diverses circonstances montrent avec éclat comment Pasolini a besoin de se punir des libertés qu’il s’accorde. Au plaisir doit être mêlé le châtiment. Pas d’éros moins libre que celui qui a besoin de se rouler dans les ordures, pas de volupté moins affranchie de l’interdit que celle qui prend pour décor un lugubre environnement de masures et de détritus.
Dans le Journal romain, Renaud Camus souligne d’ailleurs à quel point il est éloigné de cet aspect particulier de l’esthétique pasolinienne :
J’aime beaucoup Pasolini mais son « mythe » m’ennuie un peu. Les petites frappes de banlieue, les prostitués, les coups, le sang, les coups de couteau ne me disent rien qui vaille et ne jouissent à mes yeux d’aucun prestige, surtout pas érotique. (Journal romain, page 44)).
La même idée est exprimée dans un passage des Notes achriennes (Les Beaux Promenoirs, page 132) :
L’homosexualité n’a rien à voir avec le mal. Elle n’est pas une provocation. Elle n’a aucune raison de se vautrer dans la fange, dans la pisse et dans la merde pour épater la galerie. Elle doit cesser de ne se considérer, éternellement, que par rapport aux avanies dont elle est l’objet, en réaction. Elle est agressée, elle se défend : rien de plus juste. Mais elle n’est nullement, par essence, une agression. Il faut qu’elle commence à s’envisager positivement, pour ce qu’elle est. Elle est, tout simplement. Elle est du côté du plaisir, de la joie, de l’amusement, de l’affection, et tant pis, lâchons le mot, de l’amour. Elle a ses héros et elle a ses saints, qui sont souvent très ennuyeux. Elle a ses salauds, ses imbéciles, ses profiteurs et ses petites pestes. Elle a ses bons gars, ses camarades, ses nuits d'été, ses fenêtres ouvertes, ses courses, ses rires, ses voix qui résonnent sous les voûtes et ses subites mélancolies.
Dans la préface de Tricks, Renaud Camus précise d’ailleurs que « ce livre essaie de dire le sexe, en l’occurrence l’homosexe, comme si ce combat-là était déjà gagné, et résolus les problèmes que pose un tel projet : tranquillement. Ou, pour parler comme Duvert : innocemment. » Sur ce point, on le voit, la démarche de Renaud Camus est tout à fait différente de celle de Pasolini ; on pourra d’ailleurs s’en rendre compte en comparant les scènes sexuelles de Pétrole (traduit par René de Ceccatty et publié chez Gallimard en 1995) et celles de Tricks.

Dans le chapitre 55 du roman de Pasolini (Le terrain vague de la via Casilina), Carlo, un ingénieur issu de la grande bourgeoisie turinoise, subit, telle une victime sacrificielle consentante, les « assauts » d’une vingtaine de jeunes garçons prolétaires des faubourgs (les borgate) de Rome.

Dans Tricks, au contraire, les rencontres sexuelles sont caractérisées par une absence totale de brutalité et un désintérêt pour le thème de la transgression, si central chez Pasolini. En fait, les relations sexuelles semblent ici fonder une nouvelle éthique, celle de la Bienveillance, comme le remarquait Roland Barthes dans sa préface :
Alors qu’ordinairement ce sont des sortes de Harpies qui président au contrat érotique, laissant chacun dans une solitude glacée, ici, c’est la déesse Eunoïa, l’Euménide, la Bienveillante, qui accompagne les deux partenaires (…) Cette déesse a d’ailleurs son cortège : la Politesse, l’Obligeance, l’Humour, l’Elan généreux, tel celui qui saisit le narrateur (au cours d’un trick américain) et le fait délirer gentiment sur l’auteur de cette préface.

La disparition des lucioles (ou « Le divers décroît. »)

Si l’on voulait trouver un écho pasolinien à certains thèmes de l’œuvre de Renaud Camus, je pense qu’il faudrait plutôt chercher du côté des Ecrits corsaires ou des Lettres luthériennes, œuvres dans lesquelles Pasolini déplore le nivellement culturel dans l’Italie des années soixante-dix, dû à l’hégémonie des modèles petits-bourgeois. Au-delà de la dialectique marxiste, et surtout gramscienne, qui imprègne la plupart des textes théoriques de Pasolini, on peut sans doute trouver des concordances entre les thèmes abordés par Pasolini, ses colères, ses craintes et ses nostalgies et les réflexions de Renaud Camus autour de ce qu’il a appelé la « dictature de la petite bourgeoisie ». On peut par exemple citer le début du fameux article des lucioles (février 1975), repris dans les Ecrits corsaires :
Nei primi anni sessanta, a causa dell'inquinamento dell'aria, e, soprattutto, in campagna, a causa dell'inquinamento dell'acqua (gli azzurri fiumi e le rogge trasparenti) sono cominciate a scomparire le lucciole. Il fenomeno è stato fulmineo e folgorante. Dopo pochi anni le lucciole non c'erano più. (Sono ora un ricordo, abbastanza straziante, del passato : e un uomo anziano che abbia un tale ricordo, non può riconoscere nei nuovi giovani se stesso giovane, e dunque non può più avere i bei rimpianti di una volta).
Au début des années soixante, à cause de la pollution atmosphérique et, surtout, à la campagne, à cause de la pollution de l’eau (les fleuves d’azur et les canaux limpides), les lucioles ont commencé à disparaître. Cela a été un phénomène foudroyant et fulgurant. Après quelques années, il n’y avait plus de lucioles. (Aujourd’hui, elles ne sont plus qu’un souvenir déchirant du passé : un homme âgé qui a un tel souvenir ne peut pas retrouver sa propre jeunesse dans les jeunes d’aujourd’hui, et ne peut donc même plus éprouver les beaux regrets de ce qui était autrefois.)
Ce texte sur la disparition des lucioles n’est pas si éloigné de ce beau passage de Du sens où Renaud Camus s’interroge sur la disparition de la nuit :
Déjà, la nuit se perd. Nous ne pouvons même plus savoir ce qu’elle a été. Il n’y a plus en France, sauf en Lozère peut-être, un seul endroit assez éloigné des villes et du faisceau de leurs lumières pour que la nuit y soit encore ce qu’elle a été dans l’expérience des poètes et des mystiques, et pour que les étoiles soient lisibles comme elles l’ont été pour toutes les générations avant nous. La Voie lactée a presque disparu. Dans les cités où vivent la grande majorité d’entre nous, on n’a plus aucune idée de ce que pouvaient être les constellations. Le ciel est lettre morte. Dans un monde sans absence, sans écart avec lui-même, constamment éclairé, sans frontière, sans ailleurs, sans étrangèreté, pareil au même, c’est toute la grande lyrique occidentale, mais universelle aussi bien, qui s’effondre et dont la haute consolation perd avec tout référent toute portée. Tout se passe comme s’il n’y avait pour l’homme, sur la terre, qu’une quantité constante d’humanité ; et plus l’homme est nombreux moins il s’en trouve pour chacun, moins il a lieu, matière, espace et raison d’être homme.
« Le divers décroît. » : cette phrase de Segalen que Renaud Camus a placé en exergue à Du sens résume aussi très bien l’idée qui obsédait Pasolini dans ses derniers articles : il y déplorait l’« omologazione », ce conformisme social et culturel qui ne pouvait faire de lui, grand amoureux de la tradition italienne et européenne, qu’un étranger dans son propre pays. C’est ce sentiment qu’il exprimait de façon lucide et désespérée dans ce poème extrait du recueil Poésie en forme de rose :
Io sono una forza del Passato.
Solo nella tradizione è il mio amore.
Vengo dai ruderi, dalle chiese,
dalle pale d’altare, dai borghi
abbandonati sugli Appennini o le Prealpi,
dove sono vissuti i fratelli.
Giro per la Tuscolana come un pazzo,
per l’Appia come un cane senza padrone.
O guardo i crepuscoli, le mattine
su Roma, sulla Ciociaria, sul mondo,
come i primi atti della Dopostoria,
cui io assisto, per privilegio d’anagrafe,
dall’orlo estremo di qualche età
sepolta. Mostruoso è chi è nato
dalle viscere di una donna morta.
E io, feto adulto, mi aggiro
più moderno di ogni moderno
a cercare fratelli che non sono più.
Je suis une force du passé
Mon amour ne va qu’à la tradition
Je viens des ruines, des églises, des retables
Des bourgs oubliés des Appenins et des Préalpes
Où ont vécu les Frères
J’erre sur la Tuscolana comme un fou
Sur la Via Appia comme un chien sans maître
Je regarde les crépuscules sur Rome
Sur la Ciociaria et sur le monde
Comme les premiers Actes de l’Après-Histoire
Auxquels j’assiste par privilège d’état-civil
Depuis le bord extrême d’un âge enseveli.
Monstrueux est celui qui est né
Des entrailles d’une femme morte.
Et moi, fœtus adulte, j’erre
Plus moderne que tous les modernes,
A la recherche de frères qui n’existent plus.

Emmanuel Fontana