Sur Eloge du paraître
Par Vincent Giraud
 

«Une société que n'informent plus la religion, la mythologie, la littérature, tout ce qui lui donnait à penser, ou à croire, qu'il y a plus dans le réel que la seule réalité sensible, plus dans l'existence que la seule contingence, plus dans les journées que la somme des heures, et qui la persuadait, à tort ou à raison, que l'imagination, la volonté, le rite, sont l'épreuve où s'affirme l'humanité de l'homme, la dignité de sa présence, son insoumission à la durée, une telle société est livrée à l'instinct de mort ; ou, pour tourner les choses plus gracieusement, nous dirons qu'elle est condamnée au désenchantement. Le paraître est l'enchantement du monde.» (p. 99)

Ou encore:

« Le paraître fut inventé par tels qui jugeaient qu'exister, survenir, s'en aller, mourir, ce n'était pas tout à fait suffisant à la longue ; qu'entre apparaître et disparaître il ne serait pas mal d'arrêter si possible le temps, le temps du moins de lui donner une forme, une saveur, une substance qu'on pourrait partager avec lui. C'est le paraître qui de manger fait un repas, d'aimer ou de souffrir une phrase, d'une journée quelconque une date, d'un sacrifice une religion, de vivre un destin. C'est le paraître qui de l'homme fait l'homme.» (p. 47)

Ces deux phrases du petit livre de Renaud Camus sont celles qui ont rencontré chez moi l'écho le plus grand. Pourquoi ? Qu'est-ce qui peut bien se jouer dans ces quelques pages qui mérite qu'on s'y attarde et s'y attache ? Sans doute déjà le choix apparemment paradoxal de l'éloge. Quand tout dans notre société n'est qu'éloge, panégyrique, péan, célébration de ce qui s'offre comme les mille et une merveilles de la modernité, voilà un écrivain qui fait le choix de l'éloge pour faire valoir la critique. Et par là il atteint selon moi à l'essence même de l'éloge, qui ne peut reposer que sur un geste premier de distinction (au double sens de reconnaissance de la limite qui sépare deux objets et d'émergence de ce qui est supérieur), de mise à distance, de séparation. L'éloge, c'est ce qui fait surgir. C'est la pensée discriminante à l'épreuve de l'admiration. L'éloge véritable est, en son fond, et toujours, critique.

Et cela suffirait déjà à discréditer cette idéologie du "sympa" que Camus dénonce avec tant de bonheur et que le lecteur parcourt avec tant de plaisir. Qu'est-ce, en effet, que le "sympa" sinon un éloge immodéré de tout mais qui n'a plus les moyens - c'est-à-dire ce prodigieux sens du soupçon - de la critique ? Le "sympa", c'est l'admiration sans la critique. La positivité niveleuse qui, ayant conjuré toute négativité, devient elle-même négativité. L'affolement, l'emballement désordonné et dérisoire des effets de l'admiration, elle-même privée de son origine, du lieu de son surgissement, de la tension dynamique à son autre - de la critique. Qu'est-ce que le "sympa" sinon un éloge informe, un éloge affranchi du paraître, le mode le plus vil de l'approbation ? On pourrait dire de lui ce que Nietzsche dit d'Euripide dans La Naissance de la tragédie : «Et puisque tu avais abandonné Dionysos, Apollon t'abandonna aussi.»

Cette restauration de l'éloge à partir du ressaisissement de son essence est d'emblée, et avant même - si possible - que le mot ne soit prononcé, éloge du paraître. Le geste qui restaure l'éloge pose le paraître. D'Isocrate à Saint John Perse, l'histoire de l'éloge est solidaire de celle de la forme et du prix accordé à la forme comme ce qui apparaît. Il y a donc, aux sources de ce petit livre, et condition de son essor, une solidarité des motifs, une fraternité des thèmes qui en détermine la force. Cet éloge du paraître repose avant tout sur la mise au jour du lien secret qui rattache l'éloge au paraître. Le paraître se révèle comme condition certaine de l'éloge.

A partir de là, il est possible, en forçant à peine le trait, de voir dans ce livre une véritable généalogie de l'éloge. Celui-ci, en se faisant éloge du paraître, ne fait qu'analyser et expliciter sa propre possibilité. Cette dimension spéculaire s'affirme nettement dès qu'on s'avise de lier l'explicite et l'implicite. L'explicite, c'est une critique assez cavalière de l'être comme valeur, et ce dès la première ligne de l'ouvrage. L'implicite, c'est ce qui vient d'être révélé : le soubassement nécessairement critique de tout éloge véritable. L'éloge du paraître s'ouvre sur une critique de l'être et, ce faisant, il s'ouvre lui-même à sa propre essence critique. Il la révèle et s'en saisit. On le voit, il ne s'agit ici pour l'éloge que de se poser lui-même, d'établir le fondement de sa propre possibilité. Car si l'éloge est en son fond critique, l'être de la critique dépend pour sa part d'une critique de l'être.

En effet, la critique peut être définie sommairement comme mouvement discriminant de la pensée, mouvement différenciateur et négateur. La critique sépare, distingue et hiérarchise. Quand elle dissipe et dissout, quand elle attaque et ronge, elle fait déjà émerger un agencement autre. Elle est bien entendu la condition de tout surgissement. Or l'être, c'est précisément le contraire de tout cela. Il n'y a rien à dire de l'être. L'être est. Et tout est dit. L'être est ce qu'il y a de moins déterminé, l'inqualifiable absolu, parce qu'il n'a pas d'essence. Autant dire, alors, que l'être est un autre nom du néant. C'est ce que Hegel n'a pas hésité à faire lorsque, dans la Science de la logique, il commence par lui : «L'être pur est la pure abstraction, par conséquent ce qui est absolument-négatif, c'est-à-dire, si on le prend aussi de façon immédiate, le néant.»
 
 

L'être est ce qu'il y a de plus abstrait. Il n'est rien, sinon le prélude logique à la dialectique du réel. L'être, en tant qu'immédiateté, ne constitue pas le réel. Et le réel ne commence qu'avec l'essence, c'est-à-dire, lorsqu'au sein de l'être apparaît la relation : «L'être, c'est-à-dire l'immédiateté qui, par la négation d'elle-même, est elle-même médiation avec elle-même et relation à elle-même, par conséquent tout aussi bien médiation qui se supprime elle-même pour devenir relation à elle-même, immédiateté, est l'essence.»
 

L'essence fonde l'existence, et on peut, en s'en tenant là et sans aller tellement plus loin dans le texte de Hegel, voir de quelle manière : c'est en étant plus que l'être, c'est-à-dire en gagnant en détermination, donc en forme - en apparaissant : «(Dans l'essence), l'être n'a pas disparu, mais, en premier lieu, l'essence, en tant que simple relation à elle-même, est être ; en second lieu, néanmoins, selon sa détermination unilatérale à être immédiat, l'être est réduit à un simple négatif, à une apparence. - L'essence est donc l'être à titre de paraître en lui-même.»
 

Le nom véritable de l'être, c'est l'essence. Et celle-ci ne s'obtient que par "réduction", comme le dit Hegel, de l'être "à une apparence". Ce qui véritablement est, sans même encore parler d'effectivité, c'est l'essence en tant que paraître : «L'essence ne peut qu'apparaître. (...) Le paraître est la détermination par laquelle l'essence est, non pas être, mais essence, et, développé, le paraître est le phénomène. L'essence ne se trouve donc pas derrière le phénomène, ou au-delà de lui, mais, du fait que l'essence est ce qui existe, l'existence est phénomène.»

Ce recours à Hegel pourrait sembler surdimensionné par rapport à l'essai qui nous occupe. Et il l'est très probablement. Comment cependant ne pas voir dans la réduction de l'être à l'essence en tant qu'apparence, que paraître, le double du "détour" cher à Renaud Camus et qui lui fournit la formule qui est comme le fil conducteur de l'essai tout entier : «moins d'être pour plus d'être» (p.34) ? Comment ne pas voir non plus que le mouvement qui préside à l'essence (négation, médiation, relation) est précisément le mouvement même de la critique? La critique, c'est ce mouvement qui travaille l'essence et qui la constitue comme essence. Or, l'essence est fondamentalement paraître. La critique, en tant que mouvement négateur et médiateur, se révèle donc comme ce qui fonde le paraître. Mais nous avons vu qu'elle est également ce qui permet l'éloge, ce qui fonde l'éloge. L'éloge et le paraître possèdent donc une racine commune, un fondement commun, et c'est la critique.

On comprend dès lors le choix du paraître comme objet de l'éloge, ainsi que le choix de l'éloge pour dire le paraître, car il ne s'agit, au fond, que de la critique et de la possibilité de la critique. Je propose de ce texte une lecture qui verrait en lui un éloge de la critique, un dévoilement par l'éloge de sa propre teneur critique. Sans elle, pas de paraître, donc pas de forme, mais pas non plus d'éloge, puisque l'éloge sans la critique, c'est le "sympa". Il va de soi, cependant, que le mot de "critique" doit être pris dans une acception plus large et entendu au sens général de puissance de négation qui prélude à toute affirmation. Nous ne nous poserons pas ici la question de savoir quelle est précisément la place qu'occupe la négation dans le processus d'affirmation (éloge ou paraître) lui-même conçu comme dotation de forme. C'est à ce prix seul que nous pouvons mettre d'accord Hegel et Nietzsche, pour qui, même si c'est sur deux modes différents que nous ne pouvons détailler ici, l'affirmation est solidaire de l'affirmation.

Le stylet de la critique a une parenté profonde, bien qu'occulte, avec le ciseau du sculpteur. Ce dernier doit en quelque sorte nier le marbre brut, le bloc encore informe, pour faire éclore la forme et advenir la statue. L'affirmation a besoin de la négation pour parvenir à ses fins. Une société qui en appelle sans cesse à l'être au détriment du paraître, qui se complaît dans une acceptation joyeuse et sereine de ce qui est (l'idéologie du "sympa"), une telle société ne peut qu'avoir abdiqué toute critique, ne peut que désirer conjurer toute négativité. Et nous serions tentés de poser avec Nietzsche la question de sa force. De quelle force dispose encore une société, un peuple, une civilisation, ou même un individu incapables de produire les formes de leur existence ? Que signifie, traduits en termes de force et de ferveur dans le vouloir, cette érosion des formes - quand ce n'est pas leur pure et simple destruction planifiée - que nous ont légué les siècles passés et dont Camus note scrupuleusement l'évanouissement ? Est-ce que nous les liquidons pour les remplacer par autre chose, sont-elles chassées par un souci supérieur et plus fort, une exigence plus grande d'information du réel brut ? Certes non. Ne voit-on pas partout s'afficher la même satisfaction d'en avoir fini enfin avec tout ce qui recouvrait un certain nombre de faits de nature : vivre dans le temps, manger, se reproduire, mourir ? De tous côtés s'élève le cri de victoire de l'homme enfin libéré de ce qu'il croit être son carcan, alors que c'est bel et bien son humanité même qu'il est en train de passer par la fenêtre.

Que son humanité puisse être pour l'homme un carcan, une condition a priori intenable, qu'il faille apprendre à s'accommoder du hasard, de la finitude et de la souffrance liée à cette finitude - c'est-à-dire le désir et la mort - toutes les sociétés avant la nôtre l'ont toujours su, et elles ont diversement rusé pour apprivoiser cette condition. Et c'est pour cela qu'elles ont inventé des codes, des rites, créé des  oeuvres et édicté des lois. Elles ont réagi à ce scandale que constitue l'humanité au sein de la nature ( ce que Nietzsche appelle la "condition tragique" de l'homme) par la mise en forme du donné naturel brut, par le travail et la multiplication des formes. «Toutes les modes sont charmantes, disait Baudelaire, " c'est-à-dire relativement charmantes, chacune étant un effort nouveau, plus ou mois heureux, vers le beau.» Nous dirons à notre tour que toutes les formes sont bonnes, chacune étant un effort nouveau, plus ou mois heureux, vers la vie, vers la richesse de la vie - une effort pour rendre la vie vivable, c'est-à-dire désirable. Une phrase de Nietzsche nous aidera à répondre à cette question de la force :

«Le degré de force de volonté se mesure au degré jusqu'où l'on peut se dispenser de sens dans les choses, jusqu'où l'on supporte de vivre dans un monde dépourvu de sens : parce que l'on organise un petit fragment de celui-ci.»

Cette "organisation" d'un "fragment" de réel, c'est la caractéristique de toute culture. Toute culture n'est là que pour introduire sens et intérêt au sein de la brutalité et de l'absurdité du monde naturel. L'"organisation" est culture parce qu'elle est dotation de forme. La langue allemande le sait bien, du reste, qui par Bildung désigne à la fois la culture et la forme, ainsi que ce processus d'application de la forme à la matière qu'on appelle éducation.

Nos sociétés sont pauvres en force et en vouloir. Elles ont récusé ce trait essentiel de toute culture que constitue la ruse. Elles ne veulent plus ruser avec le donné empirique. Elles ne s'élaborent pas sur une critique préalable de l'immédiateté naturelle qui seule permettrait le bienheureux travail de l'affirmation. Au contraire, elles célèbrent leurs noces avec le réel dépouillé du voile de la culture, duquel il tenait tout son attrait, comme l'ultime conquête de la liberté. Nos sociétés, les moins "artistes" qui furent jamais, les moins soucieuses du paraître, c'est-à-dire de la texture à donner au réel, sont aussi, bien entendu, les moins cultivées. Camus a raison, leur volonté d'être est une volonté de néant.

Notre époque, adoratrice de l'être - de ce substrat naturel qui repose sous tout voile de culture - est aussi par là même non critique et nihiliste. Ce sursaut créateur de l'humain mis face à l'absurdité de sa condition, elle ne l'éprouve plus, et elle s'en félicite. Nietzsche affirmait que l'on ne peut supporter de vivre dans un monde dénué de sens à moins de l'informer, de lui imposer une forme qui le rende vivable. L'homme des démocraties-marchés d'aujourd'hui le peut. Et c'est pourquoi il est le plus misérable, et aussi le plus méprisable. C'est aussi pour cela que ce qu'il appelle "sens" est toujours, pour une oreille un peu avertie de ce qu'on a pu entendre par là tout au long des siècles qui constituent l'histoire de l'humanité, un non-sens.  Abruti de loisirs comme jamais, la culture n'est plus pour lui qu'un des biens et services qu'offre la planète "mondialisée", et pas forcément le meilleur. Sa dernière conquête, sur laquelle repose toute son arrogance, c'est celle d'un destin de poisson rouge, ou de sanglier, ou de héron cendré, ou de n'importe quel être non dialectique et incapable aussi bien de négation que d'histoire. C'est pourquoi il baigne dans l'éloge permanent et l'approbation de tout. Le "sympa" n'est que l'habit de fête que revêt l'homme lors de sa sortie de la dialectique, et c'est toute la positivité qui lui reste.

Mais rendre la lumière
Suppose d'ombre une morne moitié.

Deux vers par lesquels Valéry, dans Le Cimetière marin, rappelait les conditions de tout éloge véritable, c'est-à-dire de toute admiration, donc de toute beauté.

Le livre de Renaud Camus est construit autour d'une inquiétude. L'éloge y éprouve le besoin de se ressaisir dans son essence. En se faisant éloge du paraître, il célèbre sa propre essence. Paraître et éloge supposent en effet tous deux la critique, leur "morne moitié". Or, la critique, l'éloge ne la trouve plus hors de lui. C'est pour cela aussi que le paraître est si rare. On se met donc à faire l'éloge du paraître pour faire le jour sur une disparition et la déplorer. Le paraître n'est plus, ou plutôt, le paraître est en train de disparaître, dit Renaud Camus, et c'est le moment ou jamais d'en faire, une dernière fois, l'éloge. Mais c'est oublier que l'éloge est solidaire, de par sa racine critique, de son objet : de sorte que si le paraître disparaît (faute de critique), l'éloge disparaît aussi. Cet Eloge du paraître fait fond sur un Disparaître de l'éloge. C'est ce qui lui confère cette étonnante gravité même dans ces passages où il se voudrait le plus léger.
 

L'essai est bâti sur un gouffre. L'éloge se sait menacé, non seulement dans son existence mais dans son essence. Il sait qu'il est le dernier éloge. C'est la raison pour laquelle il actualise et rend visible en son corps même la totalité de son essence. La critique, qui était en tout éloge un geste préalable à l'exercice de l'admiration, trouve ici le lieu de sa manifestation. L'éloge est tout entier dans l'éloge au moment de sa chute, et sa restauration est un adieu.

Eloge du paraître
Eloge de la critique
Eloge de l'éloge

Ce petit livre est un tombeau, tout rempli de choses mortes et, avec elles, l'idée d'un monde où il y aurait encore quelque chose à admirer.

Vincent Giraud

Vincent