Turqueries
Par Philippe Lançon
 

La question ne semble plus être : comment peut-on être persan ? Mais plutôt : comment peut-on être européen quand on est ottoman ? A moins qu'elle ne soit tout simplement : comment peut-on être musulman ? De toute façon, elle est posée. Naguère, il n'y avait que Le Pen pour prétendre dire tout haut ce que tout le monde pensait tout bas. C'était son slogan. Désormais, tout le monde dit tout haut ce que tout le monde pense tout bas. On ne s'entend plus. Tout le monde appelle un rat un rat. Plus on les nomme, plus il y en a. Ils sont bruyants, ils sont partout, surtout la nuit, au fond des poubelles. Ils blessent, mordent, défigurent, infectent. Mais, puisqu'il faut désormais appeler un rat un rat, appelons un Européen un Européen et un Turc, autre chose. Mais quoi ? La pensée de derrière est assez simple : un Turc ne peut pas être européen puisqu'il ne l'a jamais été. Un rat est un rat, et le reste. Pour justifier le rejet des Turcs, on pourrait par exemple raconter aux enfants, et aux électeurs, le premier siège de Vienne (1529), qui fit trembler l'Europe chrétienne, ou la bataille de Lépante (1571), dans laquelle Cervantès perdit l'usage de la main gauche. Les Turcs ont rendu manchot l'un de nos génies (qui s'honorait de cette blessure) : n'est-ce pas une bonne raison de s'en méfier ? En 2002, avant Giscard, un écrivain l'a subtilement exprimé : Renaud Camus. Il publie un livre, Du sens (POL), qui débute ainsi : «Si la Turquie doit faire partie, ou non, de l'Union européenne, c'est une question qui en implique une dizaine d'autres, toutes de la plus haute importance (...) Pour commencer, il y va du sens du mot Europe, bien entendu. Mais il y va du sens de tous les mots, aussi bien - et même du sens tout court, en tant que tel.» 552 pages plus loin, il conclut, désenchanté : «La Turquie peut parfaitement entrer dans l'Union européenne. Ce serait une décision sur le sens, et sur le sens du sens ; et la confirmation éclatante de la tendance majoritaire en ce domaine - au moins parmi ceux qui ont l'occasion de s'exprimer -, celle du sens désoriginé.» Quand le livre est sorti, personne ou presque n'en a parlé. Depuis qu'il a été accusé d'antisémitisme par la mondanité parisienne, Camus est l'objet d'insultes ou, quand les gens sont repus, de silence. Il posait pourtant précisément la question de la Turquie en Europe. Il la posait du point de vue de l'Europe aux anciens parapets, comme Giscard, comme beaucoup d'autres. Comme quiconque fantasme et se recroqueville sur son origine. Mais, à l'époque, il y a un siècle, le 21 avril n'avait pas encore eu lieu. On n'appelait pas encore un rat un rat et un musulman, un ennemi. Le concept de "choc des cultures", en vogue depuis le 11 septembre 2001, n'avait pas trouvé son assiette hexagonale. Désormais, c'est fait. Ou presque. Il serait intéressant, et sans doute assez comique, de demander à ceux qui craignent la Turquie s'ils sont finalement d'accord avec Renaud Camus.

Philippe Lançon.