L'envers et l'endroit par Daniel Oster

PASSAGE de Renaud Camus Flammarion, coll. Textes

La drague

Tout ce qui est naturel est mauvais, disait Baudelaire. Et à ce titre toute avant-garde est un dandysme, une façon de manifester ostensiblement son dégoût de la création, tant de la nature originelle que de l'acte créateur. Ce dandysme consiste à refuser la procréation (utilitaire, sociale, « spontanée ») pour lui substituer la récréation, le jeu, la dépense. Le dégoût de la nature rejoint aujourd'hui celui de la culture dans la mesure où elle est devenue une seconde nature. Le dandysme combat donc sur deux fronts, et, semble-t-il, il s'amuse bien.

Ainsi Renaud Camus, qui a écrit avec Passage un livre pas sage du tout, un livre rigolo. Il sait (mais qui ne le sait en 1975 ?) les gaietés du signifiant, avec son escorte de calembours, de rimes, de paronomases, d'allitérations, etc. On commencer ici par le nom même de « l'auteur » qui semble renvoyer, avec rature et ironie, à celui du romancier trop oublié du 17e siècle et à celui de l'auteur du Mythe de Sisyphe. Dans Passage, Renaud Camus cherche son nom à travers le miroir d'autres noms, comme il cherche son mot à travers les mots, et ce roman sans confession me paraît le plus autobiographique qui soit.

A double entente

La couverture nous indique que « l'auteur » aurait séjourné aux Etats-Unis comme lecteur d'Université, ce qui le désignait pour être le lecteur absolu, celui qui « entre les pans de livres, peut se frayer un passage, laisser aller la main sur le dos des reliures, s'en remettre au hasard ». Lecteur d'Indiana, roman de George Sand, la romancière travestie, la femme-homme, il s'introduit dans le signifiant Indiana : l'Inde, l'été indien, l'Indre, la rue de Pondichéry et Calcutta (jeu bien connu), l'état d'Indiana aux U.S.A., Diane, et Diane le fait glisser vers arc, qui ouvre sur parc, Marc, car, archanges, Arkansas, Parker (le stylo-détective), etc.

Mais, travestie, George Sand fait aussi pénétrer dans le travesti, l'inversion (inversion dont l'anagramme sera la figuration : par exemple Jacob inversé donne Bocage, le refoulé-nature du texte-culture), dont le lieu fantasmatique se situe au nord-ouest de Londres : Middlesex. D'où, par un ébranlement général du sens, l'érotisation frénétique et dominée du texte.

Car il n'est pas un mot, pas une phrase de Passage qui ne soit à double entente. Renaud Camus ne peint pas l'être du sens, mais son passage. Les connotations sexuelles finissent par nous entraîner dans une sarabande hallucinatoire où, lecteur, je crois percevoir le retour en force de mon refoulé. J'entends l'écho confus du sexe dans le texte, tandis qu'elle aussi « la semence se répand au bruit d'une page qui tourne ».

En transit

« Il faut éviter toute friction. Hélas, Tom est à peine blanchi qu'on découvre son inversion ». Entendons, et entendons-le avec nos oreilles, que le texte, veut éviter toute fiction. Que pour cela la page passe par le blanc. Et que, inversé, TOM devient MOT. Ce n'est qu'un exemple parmi mille de cette signifiante généralisée qui nous fait lire le nom de Raymond Roussel accolé à l'Inde dans une phrase comme : « Rousse, elle a un fort accent allemand : Bon, dis, chéri, je crois qu'il serait temps ». Si la représentation (l'effet de réel) continue, il s'agit pourtant de la subvertir par tous les moyens et en particulier par la citation, Passage étant fait pour un quart de passages tirés d'auteurs pour la plupart contemporains. A mesure que le livre avance, l'effet se recule. Le texte se resserre autour des mots-patrons, des mots-générateurs qui produisent le passage à l'infini du sens. Essentiellement la citation est là pour mettre en question une prétendue nature du texte, tout texte n'étant jamais qu'un prétexte. La citation c'est la fonction-dandysme de l'écriture. Les phrases mêmes de « l'auteur » deviennent à leur tour des citations, ce qui nous introduit dans un espace de langue proprement utopique où tout est permis. Du lecteur (mais tous les « personnages » de ce livre sont des lecteurs) retiré dans une Université des U.S.A. on dit qu'il est exilé, et cet exil figure bien celui du lecteur lisant Passage, exilé de son langage quotidien mais peut-être aux portes d'un autre royaume (Eden-Garden), si grand qu'on ne peut y « surveiller, de tous côtés, chacun des arcanes du sens ».

Le plaisir qu'on retirera de cette lecture sera précisément lié à cette attention flottante que l'on saura porter à l'extraordinaire duplicité des signes, à leur transit perpétuel, et à cet échange sans conclusion, celui-là même du tennis qui sert de métaphore-clé au livre, des mots entre les bandes blanches de la vie.