A lire ce livre d'un immense talent, on croirait décidément que nous avons tous eu la grand-mère de Marcel, des enfances protégées, des jardins ombreux où des vases en forme de feuillages, frappés d'initiales entrelacées, débordent de roses et de lilas, des oncles noceurs et criblés de dettes, des cousins par alliance ayant ramené de la Réunion une créature indolente et fantasque qui passera le reste de sa vie, comme la Dame de la mer, à rêver dans un pavillon tout exprès construit pour elle près de l'étang, et des pères à la moustache en croc arborant une croix de vermeil sur un uniforme de capitaine de dragons.

Pas tous, assurément, il s'en faut. Et si Malraux, que n'aimaient ni Denis Duparc, ni Renaud Camus son préfacier (1), en constatant qu'au rebours des grands écrivains il détestait son enfance, peut heurter le goût que nous avons de la nôtre, il faut dire pourtant qu'il n'avait pas tort de s'irriter. Trop souvent les livres nous ont laissé croire qu'il n'y avait d'autre sujet que l'enfance, et d'autre enfance que bourgeoise. Pour cause. Et si la vôtre fut de pain noir (cela date un peu), de galoches et d'odeur de bois de sapin qu'on lave à grande eau dans la salle de l'école du village, il vous reste toujours à lire ou à décrire celle des autres, Mauriac, Lacretelle ou Proust.

A ceci près qu'aujourd'hui le lien, je devrais dire le liant s'est perdu, qui faisait tenir ensemble la voix bourgeoise, le décor bourgeois, les aventures de la bourgeoisie et de ses fils. Ce que le livre de Denis Duparc démontre brillamment, c'est que toute la puissance narrative est venue se réfugier dans l'unité flaubertienne par excellence, la phrase, curieusement laissée intacte par le démantèlement du roman. Il apparaît alors une nouvelle catégorie, que l'on pourrait appeler le micro-récit, le récit minimal : toute une vie dans une phrase. On le savait du reste, ayant lu Aragon, et que lui-même n'en était pas revenu (les Incipit) d'avoir fait tenir un monde (celui de la France bourgeoise des années 1900) dans ce qui allait devenir le début des Cloches de Bâle : « Cela ne fit rire personne quand Guy appela M. Romanet papa ». Tout Echange est de cette veine, et d'une rare qualité de langue : ironie, parodie, glissement de sens, brouillage des repères, mirage de citations, croisement des voix sans origine, nous nous perdons et retrouvons à plaisir dans ce livre tout entier, comment dire ? prélevé. Mais le fil s'est rompu : les fragments errent sans amarres, les perles roulent librement. Il est beau, nostalgique, prenant de lire des livres de cette sorte, machines subtiles et belles que montent des enfants tristes avec les restes du grand naufrage de la culture occidentale. L'échouage de la baleine Joyce, les bois flottés de la Recherche, la canne de Virginia : il n'est pas de jour que la mer ne vienne battre nos rivages de ces débris admirables.

Reste la question du montage, toujours redoutable. Tout fait sens, disait Koulechov à propos d'images. Cela est vrai, mais tous les sens se valent-ils ? Devant la déroute des procédés classiques de composition, intrigue, sujet, vraisemblance, personnages, comment réaliser aujourd'hui l'assemblage des micro-récits ? Comment assurer la cohésion de la structure et préserver pourtant la mobilité des unités ? Je ne vois guère que l'écriture poétique qui soit capable de donner, par la prosodie et le rythme de la langue, logique et nécessité au montage des éléments.

Mais on comprend l'angoisse de Pasolini, qu'il a traduite en des termes rares en Italie et inconnus en France, devant l'état du langage, de la culture et de la littérature en cette fin du XXe siècle. D'un côté, la montée nivelante des modèles petit-bourgeois, écrasant à jamais les formes et les valeurs des langages locaux : non pas les dialectes seulement, mais les usages, les formes de vivre et de dire, la richesse populaire et prolétarienne inexploitée achevant ce que n'avait pu faire la bourgeoisie, ses écoles et ses livres. De l'autre le parcours nonchalant et désabusé des écrivains issus de la bourgeoisie, ou feignant de l'être, dans ces palais délabrés que sont devenues nos bibliothèques : tapisseries défaites, salpêtre sur les fresques, vases exquis en équilibre instable sur des consoles dédorées. Et toujours, bruissant au détour des allées du parc, le murmure ancien des robes et des voix.

Mais change-t-on comme cela de passé ?


Danièle SALLENAVE




(1) Renaud Camus et Denis Duparc ne font qu’un... « Echange » de Denis Duparc est publié par Flammarion, collection « Textes ».