Corbeaux. Journal 2000

sans dateDimanche 9 avril 2000, neuf heures et quart, le matin. Finalement nous avons passé trois jours entiers à attendre le retour d’un peu de chaleur dans la maison. Trois fois le plombier a cru remettre la chaudière en marche. En fait elle ne s’est remise à fonctionner qu’hier, et les effets ne s’en font sentir qu’à présent. Il était grand temps, car je suis en piteux état, ayant à peine dormi.

Il y a eu deux jours de soleil, heureusement, qui nous ont valu des promenades magnifiques, dans un genre on ne peut plus classique : l’une aux rochers de Mauroux, jeudi ; l’autre à la fontaine de Magnas, le lendemain.

Hier nous avons eu la visite d’un photographe envoyé par Libération — un homme très sympathique, Michel Monteaux. Il a une maison dans l’Allier, près de Souvigny. Il y a installé sa famille parce qu’il a une fille qui souffre d’asthme, et qu’à Paris elle était constamment malade. Depuis qu’elle vit à la campagne elle se porte comme un charme.

Lui-même aime bien le Bourbonnais, mais il ne rêve que d’Amérique. Il a passé des années à Santa Fé et il est hanté par les paysages du Nouveau-Mexique. Les nôtres, par comparaison, lui paraissent fades, étriqués, éteints.

Le temps qu’il a fait ici s’est ingénié à lui donner raison. Il avait tourné au gris juste avant son arrivée, il n’y avait plus sur la campagne qu’une lumière blême, comme d’ailleurs celle aujourd’hui.

Le journal ayant demandé à son envoyé quelques images de mes sites favoris, nous l’avons conduit à Magnas. Mais la fontaine n’avait plus rien, malheureusement, de l’attrait chatoyant qu’elle avait témoigné la veille. Tout s’était éteint, tout était morne et plat, indifférent. Agréable promenade néanmoins, une de plus — mais elles le sont presque toutes.

J’aime les promenades solitaires, j’adore les promenades amoureuses, mais la promenade est aussi, pour moi, et de très loin, la plus agréable forme de la relation sociale — plaisir sexuel excepté, bien entendu. Beaucoup plus que de partager un repas, beaucoup plus que de s’asseoir dans la bibliothèque, ce que j’aime faire avec un visiteur, un journaliste, un lecteur connu ou inconnu, c’est une promenade. Alors la parole est libre, et la pensée nous devance et court autour de nous, s’assied pour nous attendre au bout du chemin, bat les buissons, fait des plongeons, exactement à la manière d’un jeune chien agile, facétieux et fidèle.

Le soir nous étions invités à dîner à Beaumont-de-Lomagne chez les Rodriguez, mes voisins d’été. Ils sont adorables et on les sent d’une bonté, d’une droiture, d’une générosité que d’ailleurs j’ai eu bien souvent l’occasion d’éprouver, ne serait-ce qu’en profitant des services d’Antoine Rodriguez, l’un des derniers fidèles de Pli selon Pli, pour l’accrochage des tableaux dans nos salles. Et nous avons passé une excellente soirée. Mais je la paie d’une insomnie carabinée, car je suis devenu tout à fait incapable d’avaler un repas de cinq ou six plats, arrosé de deux ou trois vins. Rien à faire. Couché à une heure et demie du matin je suis réveillé depuis cinq, à lire Richard Millet, Le Sentiment de la langue — d’ailleurs avec grand plaisir et beaucoup d’empathie. Nous devons enregistrer ensemble, à Paris, mercredi, l’émission d’Alain Finkielkraut, Répliques, qui sera diffusée samedi prochain.

Dans un moment je dois aller chercher au train, à Agen, le journaliste Stéphane Bouquet, qui doit faire pour Libération un entretien avec moi, celui-là même que doivent illustrer les photographies prises hier par l’homme de Santa Fé. Cette fois-ci je ne peux pas écrire que la publication de mes livres (le Répertoire des délicatesses et La Campagne de France) ne suscite aucune espèce d’attention critique : deux émissions à France Culture (la première avec Philippe Muray, le 30 mars), un “dossier” dans Libération — à mon échelle c’est un raz-de-marée ; d’autant que s’y ajoutent la publication (infiniment discrète, il est vrai) du livre de Baetens, Études camusiennes, et le colloque de Yale à la fin de ce mois. Je suis presque un auteur comblé (bien que mes ventes restent insignifiantes et que l’Académie française ne veuille pas de moi...). Reste à savoir ce que Stéphane Bouquet va écrire...

C’est dans son appartement que Farid Tali loue une chambre, de sorte que nous sommes en pays de connaissance, dans une certaine mesure. Je crois qu’il est le seul critique à avoir consacré un article à P.A. C’était, si je ne me trompe, dans un hebdomadaire gay assez peu répandu, Ex-Aequo. Paul Otchakovsky avait remarqué cet article pour sa qualité, et l’avait signalé à Matthieu Lindon, qui cherchait des rédacteurs pour Libération. C’est ainsi que Bouquet, si du moins j’en crois Paul, est arrivé au poste qu’il occupe.

Pierre, lui et moi devons déjeuner tout à l’heure au Bastard. Ce soir je dînerai en tête à tête avec lui, car Pierre doit regagner Toulouse, où il passe demain matin les épreuves écrites de l’agrégation.

Bien entendu il est parfaitement normal, pour des raisons de simple courtoisie d’abord, pour des motifs de carrière d’autre part, que je passe la journée avec ce journaliste plutôt bien disposé, à première vue ; comme il était parfaitement normal que je passe la journée d’hier avec le photographe envoyé par le même journal ; et parfaitement normal que j’aille dîner chez les amis Rodriguez — c’est-à-dire que je passe deux jours en une série presque ininterrompue de repas, alors qu’habituellement je ne déjeune pas et dîne à onze heures du soir comme un Espagnol. C’est parfaitement normal, et ce n’est nullement désagréable — mais c’est diététiquement désastreux, mon sommeil en est mis tout sens dessus dessous, je suis à moitié mort de fatigue et surtout, surtout, pendant ce temps-là je ne travaille pas alors que je n’ai qu’une impatience, vaquer à Du Sens et surtout à Vaisseaux brûlés.

Où est le bien ? S’il y a une idée à laquelle je crois, c’est que la vie morale, pour l’essentiel, ne consiste pas du tout en un combat entre le bien et le mal, mais entre le bien et le bien. Quel devoir doit l’emporter pour moi ? Passer mes journées avec des journalistes et des photographes, me gaver par socialité pure, me montrer le bon garçon que je puis parfaitement être si je le veux, et que je suis, même, dans une certaine mesure — ou bien écrire éternellement Paludes, et pour cela défendre inflexiblement mes horaires de travail, c’est-à-dire assumer pleinement le personnage que je ne suis pas moins du grincheux inaccessible qui refuse toutes les invitations, et n’a à proposer aux pèlerins qui traversent les trois-quarts du pays pour le voir que deux heures de promenade en compagnie de ses chiens (et de son très aimable amant) ?

voir l’entrée du dimanche 9 avril 2000 dans Le Jour ni l’Heure

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