Corbeaux. Journal 2000

sans dateMercredi 26 avril 2000, huit heures moins le quart, le matin. Si j’ai mal dormi, est-ce à cause d’un nombreux groupe de Noirs, dans l’hôtel, qui très tard et très tôt s’est rendu des visites, d’une chambre à l’autre, et c’étaient autant de claquements de portes ? Ou bien à cause du décalage horaire ? Ou du souci ? Ou de ce maudit talon qui me fait de plus en plus mal ? — Se trouverait-il que l’ennemi se lançât à ma poursuite, je ne pourrais même pas lui opposer la fuite ; le rhumatisme me forcerait à l’héroïsme.

Cependant il fait sur Philadelphie un temps magnifique, que je puis observer d’une baie de chambre d’hôtel, au douzième étage. Le pays semble parfaitement plat, et le panorama n’a d’autres limites que celles de la puissance de l’œil. Au centre, pourtant, juste en face de moi, le regard bute sur les immeubles modernes de l’université Penn, qui font un bloc compact. Ils enserrent totalement et dissimulent ceux du XIXe siècle, dont j’ai vu hier un certain nombre et qui sont assez pittoresques, eux, dans un style classiquement Ivy League, c’est-à-dire Tudor et Renaissance française mêlés. J’aperçois tout de même le haut toit pointu de ce qui est peut-être une chapelle, surmontée d’une petite flèche dans le genre de la Sainte-Chapelle, justement ; ainsi qu’une tour carrée, crénelée, vernienne à souhait et très rouge dans le soleil du matin.

Un peu plus à gauche un très grand stade me présente son flanc ouvert, de sorte que je puis voir presque en entier ses tribunes désertes. Fils de l’heure, le sentiment d’absence est multiplié par le nombre de places vides.

Quand nous sommes allés dîner j’ai vu hier soir le centre de la ville victorienne, qui s’ordonne en plan régulier autour d’un énorme hôtel de ville aux toits d’ardoises et de bronze, assez semblable à celui de Paris. Mais il est surmonté d’une haute tour qui porte à son sommet la statue de William Penn.

Dans les rues voisines il y a quelques beaux monuments d’inspiration éclectique — un temple de marbre blanc, par exemple, palladiennement néo-antique, qui était le siège d’une banque, paraît-il, et qu’on rénove pour en faire le morceau de bravoure et l’accès d’un futur hôtel Ritz-Carlton.

Plus loin, au bord du fleuve Delaware, se tient une ville plus ancienne, la Philadelphie proprement historique, celle du XVIIIe siècle et de la Bell Tower, celle des événements de 1776. Malheureusement je n’ai pas pu la voir. Et je n’aurai pas vu non plus le musée, qui est fameux pour le Grand Verre de Duchamp. Je ne suis pas sûr de me soucier beaucoup du Grand Verre de Duchamp, il est vrai...

     

Dix heures, dans le train entre Philadelphie et New York. La gare de Philadelphie a été rénovée récemment, elle est impeccable, et elle a retrouvé son originelle splendeur babylonienne. À New York, Grand Central Station, dont le Yale Club où je loge est tout voisin, a été pareillement restaurée à grands frais. Elle brille de tous ses ors et tous ses marbres, alors que je l’ai connue sinistre et répugnante — mais hautement sexualisée, ce que probablement elle n’est plus...

Ces architectures colossales, où les plafonds sont à quarante mètres du sol, et où la moindre porte des toilettes pourrait aisément laisser passer un maharadjah sur son éléphant et sous un dais parmi les palmes, évoquent à la fois Nabuchodonosor, les basiliques thermales de Rome, les cités oniriques de Little Nemo et le métro de Moscou. Il est convenu de dire qu’on s’y sent tout petit, et qu’elles écrasent l’homme. Mais ce n’est pas du tout mon expérience, et ce n’était certainement pas le sentiment des civilisations qui les ont élevées. Qui donc les a bâties sinon l’homme ? Et l’homme à tout instant — l’homme d’avant le ressentiment, en tout cas ; d’avant la haine pour tout ce qui le dépasse — s’y sent fier de son humaine condition, exalté, grandi. Tout ce vide se marie heureusement à son vide essentiel, et sa conscience d’être s’en trouve multipliée.

Cependant guettent partout la trivialité, la commodité, l’usure, les accommodements perpétrés par les amis du désastre. On commence par tolérer des affichettes pour le bal des cheminots, puis l’on obstrue deux ou trois baies pour de rémunératrices publicités en faveur de la nouvelle Oldsmobile Aurora. Un jour on laissera les employés du train déposer dans un coin leurs instruments inemployés, puis les marchands du temple reviendront, la surveillance se relâchera, et de nouveau les murs seront couverts de graffiti, et le sol de détritus. La crasse reprendra le dessus. Et dans un siècle, peut-être, quelqu’un se dira de nouveau qu’il faudrait réagir, par foi en l’homme et en la forme (mais c’est bien sûr la même chose : un peu de plus ici, un peu de moins là — toujours cette correction par rapport au cours “naturel” des choses, qui est de laisser aller et de mourir).

Tandis que j’écris ceci le train suit un large fleuve — est-ce le Delaware ? Sur les rives sont alignées des théories de roulottes. Chacune est au milieu d’une étroite enclosure, et paraît habitée en permanence. Nous arrivons à Trenton, New Jersey. Je suis très satisfait de la capacité de cet ordinateur à fonctionner sans courant pendant beaucoup plus longtemps que je ne le supposais.

La capacité de nuisance de l’individu fait des progrès considérables, toutefois. Les hommes d’affaires sont l’essentiel de la clientèle de ce train, et la moitié d’entre eux sont à leur téléphone mobile. Ils imposent à tout le monde, interminablement, leurs insupportables conversations. L’un d’entre eux se tient depuis le départ au milieu de l’allée, debout, et bavarde à très haute voix avec mes voisins, sans le moindre scrupule à mon égard, ni à l’endroit de quiconque. Il serait certainement très surpris si on lui suggérait que son attitude est grossière. Rien n’est plus urgent qu’un Éloge du chuchotement — et de l’être in-nocent, celui qui n’impose rien à personne : ni sa voix, ni son bruit, ni sa fumée, ni ses odeurs d’aisselles ou de boustifaille.

J’ai toujours détesté cette expression américaine I want you to... C’est bien la dixième fois que le plus proche téléphoneur dit à son correspondant — sa secrétaire, peut-être — I want you to... And listen, I want you to send an e-mail to Dexter and tell him...

*

Dans “l’affaire Camus” le débat s’est déplacé. Il ne s’agit plus tant de ce que j’ai écrit des « collaborateurs juifs du “Panorama” de France Culture » que de mes considérations supposées sur le fait que des “Français de première ou deuxième génération” seraient moins susceptibles que les autres d’un rapport intime avec la culture et la civilisation française. On m’accuse d’“essentialisme”, et de prétendre que la culture serait un patrimoine héréditaire, non transmissible en profondeur. Or il y a quelque inconséquence dans cette accusation, car si je parle de “première ou deuxième génération” c’est bien que le temps selon moi fait quelque chose à l’affaire, plutôt que l’hérédité.

Palmes ! Et la douceur 
    D’une vieillesse des racines.

Mais l’opposition ne veut pas qu’il y ait des degrés dans la francité. Non seulement les nouveaux Français ne veulent pas être moins français que les autres, ils veulent encore moins que les autres soient plus français qu’eux. Ils ont absolument raison en droit. Mais cette raison en droit n’est pas sans impliquer une légère injustice de fait, car eux peuvent exciper de leur qualité de Français de plein droit et de leur origine arménienne, ou libanaise, ou marocaine, ou juive de Pologne, ou vietnamienne, ou wolof (qui fait beaucoup à mes yeux pour leur séduction intellectuelle, ou “poétique”), tandis que les Français “d’origine française”, eux, ne peuvent même pas se nommer — sauf à mettre en avant un “particularisme intérieur”, régional ou social, qui lui aussi a très bonne presse : chtimi, paysan cévenol, mineur de Carmaux, salinier de Guérande, etc.

Pour le reste c’est une question de sens, encore une fois. Que veut dire françaischinois, juif, égyptien, allemand ? Est-ce une question de convention, de passeport, de coup de tampon, de naturalisation officielle ? Ou bien cela t-il à voir avec l’origine ? On en revient éternellement à Cratyle.

L’étrange est que mon point de vue (si c’est bien tout à fait mon point de vue — je suis loin d’en être assuré ; mais je suis plus ou moins obligé de l’assumer comme tel, puisqu’on prétend me l’interdire), l’étrange est que mon point de vue a pour lui quarante siècles de réflexion occidentale, et sans doute universelle, pour le coup. Mais du jour au lendemain (non : en un demi-siècle à peu près) il est devenu criminel. Il fallait voir la haine de ce professeur Prince, hier à Penn. L’idée que je puisse prétendre être plus français que lui, que lui juif égyptien de nationalité française et vivant aux États-Unis, le mettait visiblement hors de lui. L’ennui est que je ne prétends pas du tout être plus français que lui. Cela ne me viendrait pas un instant à l’esprit ; ni surtout d’y mettre une quelconque nuance de supériorité. Je crois seulement que nos histoires différentes (encore ne suis-je pas très sûr de la mienne) donnent au mot français un sens un peu différent, dans les deux cas. Mais sans doute a-t-il autant de sens qu’il y a d’individus.

New York is three minutes away (disent les hauts-parleurs).

voir l’entrée du mercredi 26 avril 2000 dans Le Jour ni l’Heure

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