Corbeaux. Journal 2000

sans dateMercredi 3 mai 2000, midi moins le quart. Tout le monde m’annonçait N.Y.U. comme devant être l’étape la plus difficile du voyage, et en effet l’atmosphère y était glaciale, hier soir.

J’ai été reçu, avant la “conférence”, par Mme Francine Goldenhar, très froide, mais polie. En ouvrant les débats elle a lu un communiqué du Département de français de N.Y.U. expliquant que l’invitation qui m’avait été faite datait de plus d’un an, que le Département avait songé à la retirer du fait de l’actuelle controverse mais avait décidé de ne pas le faire tout en soulignant qu’il se dissociait totalement de mes « propos antisémites ».

Brillant début. Néanmoins il me semble avoir put on a good fight — après quinze jours ici je commence à penser en anglais : fourni un combat de qualité ? L’assistance était extrêmement réduite, vingt ou vingt-cinq personnes au plus. Parmi celles-ci une bonne moitié semblaient disposer à m’écouter avec équanimité, sinon avec bienveillance. Mais il s’est levé dans l’assistance un jeune historien juif qui comme toujours a lancé dans le débat l’Occupation, la collaboration et bien sûr la Shoah, arguments passionnels qui paralysent l’adversaire et contre lesquels personne ne peut rien. Je suis tout de même parvenu à marquer un ou deux points en faisant remarquer à cet historien que pour un historien il traitait bien légèrement les textes, puisqu’il n’avait pas lu mon livre, qu’il ne l’avait même jamais vu, que de son propre aveu il n’avait jamais entendu parler de moi avant la controverse actuelle et qu’il parlait exclusivement à partir de citations tronquées recueillies dans la presse. Il est d’ailleurs frappant de constater combien ces universités, pour des universités, font confiance à la presse et sont peu attachées au livre, puisqu’elles émettent des communiqués ou des protestations contre ma venue au seul vu d’articles de journaux et sans avoir eu de contact direct, et pour cause, avec le livre qu’elles condamnent si fermement.

J’ai profité que l’adversaire était un peu désarçonné, en ce point, pour lire le texte de Nicholas Fox Weber, où il explique combien lui-même avait été choqué et ulcéré contre moi à la lecture des extraits de La Campagne de France parus dans la presse ; et combien il avait pu constater, ensuite, en se rapportant au texte lui-même, que ces citations étaient horriblement trompeuses. Il y eut alors dans la salle une certaine rumeur d’approbation. Toutefois la séance s’est terminée sans un applaudissement, ce qui m’a déçu car j’avais l’impression de m’être battu comme un beau diable et su m’acquérir au moins quelques sympathies. Une jeune femme est venue me dire qu’elle me lisait depuis longtemps et qu’elle n’avait aucune intention d’arrêter de le faire. Un homme très aimable m’a fait signer un exemplaire de Buena Vista Park (il m’a assuré en posséder douze !). Cinq ou six personnes m’ont serré la main. Et tout le monde s’est retrouvé dans la ruelle, Washington Mews, sur laquelle donne la Maison française.

Un homme dont je n’ai pas compris le nom, Michel Quelque-chose, je crois, m’a invité à dîner. Il a une soixantaine d’années, ce doit un membre de la faculté, il paraît jouir de beaucoup de considération, il est fort érudit et disert et revenait, avant le débat, d’une soutenance de thèse sur la théorie des passions et la tragédie en France et en Angleterre au XVIIe siècle. Sur ce sujet-là il était intarissable, et sur Dryden, et sur Otway, et sur la Cléopâtre captive. Tant d’érudition et de faconde m’ont fait peur. J’ai menti. J’ai dit que des amis m’attendaient pour dîner.

Aussi bien je n’en pouvais plus. Rien ne vous vide de toute énergie comme ces débats qui ressemblent à des séances de cour d’Assises, et où il faut faire face à des hostilités farouches, préalables, bien résolues à être aveugles et sourdes, de sorte qu’aucune parole ne saurait les réduire. Je suis “le scandaleux auteur antisémite” — on ne va tout de même pas m’écouter !

J’ai marché presque au hasard et fait un mauvais dîner dans certain Café français, je crois bien, à l’angle de la Sixième Avenue et de la Onzième Rue.

Aujourd’hui est paru dans Le Nouvel Observateur un dévastateur éditorial de Jean Daniel ; dans Le Monde le texte de Nicholas Fox Weber, contré par une longue analyse de Patrick Kéchichian, que Paul trouve la plus intelligente qui ait été publiée jusque à présent. Or Kéchichian, après quelques détours, conclut très sévèrement à mon égard. Antisémitisme il y a bien, selon lui, et de la plus classique espèce.

Paul est complètement découragé. Pour lui la cause est entendue, c’est-à-dire que la bataille est perdue. À l’exception de Fox Weber, que sa qualité d’Américain rend assez extérieur au débat, tout ceux qui peuvent s’exprimer dans la presse parlent de “l’affaire Camus”, en effet, comme d’une affaire réglée. Camus (R.) : écrivain mineur de la fin du XXsiècle, un instant tiré de l’obscurité par le scandale, et par le scandale renvoyé dans le silence et dans l’oubli.

Jean-Paul est beaucoup plus combatif. Il avait réuni hier à son, atelier les dames qui me soutiennent — Danièle Sallenave, Madeleine Gobeil, Sophie Barrouyer — et il dépeint cette soirée comme un inoubliable moment de chaleur humaine et d’amitié, en communion avec mon sort, sinon avec ma cause.

Danièle Sallenave est totalement de mon côté. Seulement on ne peut guère utiliser dans la presse ses services en ma faveur, car elle est elle-même très gravement compromise par son combat en faveur des Palestiniens, et par les dénonciations qu’elle a portées contre la manière dont ce sujet est traité dans les journaux français et à la télévision, où les intérêts d’Israël sont protégés, selon elle, par une défense absolument sans faille. Son soutien pourrait bien, dans ces conditions, ne faire qu’aggraver mon cas.

Se manifeste à l’instant, au téléphone, celui de Marianne Alphant. Elle a gardé des relations amicales à Libération. Elle a parlé à Antoine de Gaudemar qui trouverait “amusantes”, paraît-il, mes lignes sur le “Panorama” de France Culture, où il n’y aurait selon lui pas de quoi fouetter un chat. Cependant la rédaction est divisée, comme d’habitude. Il n’est pas du tout certain que l’article que je lui destinais, celui que j’ai écrit et lu à Yale, et qui me semble, à moi, très modéré, soit publié. En revanche on attend favorablement, selon Marianne, un texte superbe de Jean-Paul lui-même, qu’il m’a lu ce matin au téléphone (parmi les dommages et intérêts à obtenir de Laure Adler, une fortune en communications téléphoniques...).

voir l’entrée du mercredi 3 mai 2000 dans Le Jour ni l’Heure

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