Corbeaux. Journal 2000

sans dateNew York, 12th Street, jeudi 11 mai 2000, sept heures du matin. Impossible de dormir. À peine avais-je commencé à m’habituer à l’heure de la côte Est je suis passé à celle de l’Oregon ; et maintenant, de retour à New York, je ne sais plus où j’en suis.

L’Oregon m’avait mis d’excellent humeur, car j’y ai passé trois jours délicieux, et j’y ai reçu le plus chaleureux accueil — de mon ami Alexandre Albert comme il était prévisible, mais aussi du Département de français de l’université, ce qui de nos jours l’est nettement moins, en ce qui me concerne. De plus mon séjour là-bas à coïncidé avec la lettre de Mme Alma-Coulaudon dans Le Monde, samedi dernier, et avec la sortie d’Alain Finkielkraut contre Catherine Tasca et en ma défense, mardi matin. Je commençais à croire que s’esquissait un favorable retournement de situation. Hélas il n’en est rien. Et le retour à New York m’a fait rapidement déchanter.

J’ai passé toute la journée d’hier sans interruption sur Internet, de neuf heures du matin à sept heures du soir, sans mettre le nez dehors, à répondre aux questions de Philippe Mangeot pour Têtu. Ce sont des questions serrées, tatillonnes, insistantes, auxquelles je fais face comme je peux, mais sans donner satisfaction — il ne s’en est pas caché — à mon interlocuteur obstiné.

Si j’avais pu croire un moment que la publication de ce long entretien allait me blanchir et me tirer d’affaire, je me trompais. Encore bien beau s’il n’aggrave pas mon cas au contraire. Il faut peser chaque mot, mais le peser à toute vitesse car on écrit “en temps réel”, à l’imitation d’un entretien oral. Et si d’un côté on ne veut rien dire qui puisse mettre en fureur l’interlocuteur, le public potentiel et des juges éventuels, on ne veut pas renoncer complètement, non plus, à toutes ses convictions, et faire machine arrière sur tous les points, à seule fin de desserrer un peu l’étau autour de soi. Tous ceux qui ont dû affronter un procès d’opinion ont dû connaître ce sentiment. On a l’impression de marcher sur une étroite et déchirante crête de verre effilé entre deux abîmes, celui du châtiment, celui de la fidélité à soi-même. Il faut établir que ce que l’on pense n’est pas si éloigné que cela de ce qu’il faut penser pour être tranquille au sein d’une société donnée — la nôtre, en l’occurrence. Et en même temps il faut ne pas renier ce qu’on croit et qu’on a écrit. C’est un exercice épuisant — d’autant qu’il est de plus en plus évident, avec chaque heure qui passe, que ces deux exigences ne sont pas compatibles.

Je ne pense pas comme l’époque. On s’en doutait un peu. Mais cette fois-ci elle est bien décidée à me le faire payer.

À peine émergeais-je plus ou moins groggy de ces dix heures de combat de boxe, j’appelai Flatters à Paris, dans l’espoir de me changer les idées. Il était pour lui une heure du matin. Il m’a donné la relation de la grande soirée qu’avaient organisée la veille, mardi soir donc, avec lui, chez lui, Madeleine Gobeil et Sophie Barrouyer. Elle a été décevante au possible.

D’abord peu d’écrivains avaient répondu à l’appel. Beaucoup de ceux qui avaient dit qu’ils viendraient n’étaient pas là, et les trois organisateurs, qui avaient prodigué toute sorte de fines victuailles pour régaler leurs hôtes, ce sont retrouvées avec de quoi manger et boire pour une semaine. L’Insuccès de la fête, comme dit Florence Delay — qui elle était bien là ; mais elle est très gênée dans cette affaire parce que ses parents, paraît-il, étaient notoirement antisémites.

Non seulement il n’y avait très peu de monde mais le peu de personnes effectivement présentes était très réticentes à signer quoi que ce soit qui me défendît vraiment. Toute la soirée s’est passée en projets de pétitions soi-disant en ma faveur, mais qui toutes commençaient à peu près par : « Tout en désapprouvant formellement les propos de Renaud Camus, nous tenons etc. ». Flatters s’est battu comme un beau diable pour un texte un peu plus neutre, mais chaque fois qu’on gommait un peu les témoignages de désapprobation à mon égard des signatures se dérobaient.

Jacques Roubaud, qui n’était pas à la séance, estime pour sa part — c’est la ligne de défense qu’il propose —, que je n’ai témoigné somme toute qu’un « antisémitisme bénin, un vieux petit antisémitisme classique de bourgeoisie française ». Sollers, dans un article du Journal du Dimanche, déclarait cette semaine que s’exprimait par ma voix « la France rancie ». Echenoz est très réticent aussi. Quant à Dominique Noguez, qui lui était mardi soir chez Flatters, c’est lui qui tenait le plus fort à signifier, dans la pétition dite “en ma faveur”, qu’il se désolidarisait totalement de La Campagne de France.

Mais la défection la plus sensible a été celle de Danièle Sallenave. D’abord elle n’est pas venue à la réunion, alors qu’elle était la semaine dernière encore parmi mes plus ardents supporters — c’est tout juste si elle n’estimait pas que je n’étais pas allé assez loin ! Mais surtout Flatters, au téléphone, l’a trouvée totalement changée, pleine de réserves à mon propos, tout à fait hésitante à s’engager. Qu’a-t-il bien pu se passer ?

Il se passe en tout cas que j’ai contre moi trois femmes et non pas deux, Laure Adler, bien sûr, Catherine Tasca et peut-être surtout Élisabeth Roudinesco, la plus virulente, la plus directement agissante. Il semblerait qu’elle ait téléphoné à toutes les personnes qu’on avait approchées pour la réunion de mardi (mais comment en a-t-elle eu la liste ?), afin de les dissuader de s’y rendre, et de signer la moindre pétition qui me soutienne.

« C’est un antisémite ! C’est un antisémite ! criait-elle. Il sera condamné ! Et vous le serez aussi si vous vous associez à lui ! »

Or c’est cette femme, ma pire ennemie, qui fait la pluie et le beau temps chez Fayard, compagne qu’elle est d’Olivier Bétourné, dont nul ne sait ces temps-ci s’il dirige la maison ou si c’est encore Claude Durand. Entre autres conséquences de l’affaire, tout le bel édifice économique que j’avais construit depuis l’automne grâce aux contrats Fayard s’effondre. Plieux redevient intenable.

Vendre ? J’en suis sérieusement tenté, et risque d’y être rapidement contraint. M’en dissuade ma mère, qui est attachée à cette maison comme si nous y étions installés depuis le quatorzième siècle. M’en dissuade aussi Alexandre Albert, qui trouve que Plieux n’est nullement incompatible avec mes projets de “disparition” :

« Tu sais, de Paris, Plieux, c’est aussi loin que l’Oregon ! On ne va pas venir t’y embêter ! Et tout de même ce sont des murs épais, tu y es chez toi. Au lieu que tout recommencer... »

Il a peut-être raison. D’un autre côté, dispar’être...

De toute façon tout ça ne va pas être décidé ici et maintenant. Je serai mardi à Paris, en ordre de marche mercredi, et alors je verrai plus clairement la situation.

Mes troupes sont fort abattues, malheureusement. Pas de nouvelles de Paul depuis des jours, et les dernières étaient mauvaises. Il me juge tout à fait perdu : jugé et condamné par mes pairs, par la presse, par l’opinion. Je pense qu’il est trop sensible, parce qu’il vit en son sein, à l’atmosphère d’un petit milieu qu’il prend pour l’univers. Paradoxalement, il ne croit pas assez à la force des livres. Il est persuadé qu’un homme que Patrick Kéchichian a traité d’antisémite est un homme mort. Mais il est un autre ordre des choses où c’est Patrick Kéchichian qui n’est pas tout à fait vivant. Patrick Who ?

Flatters, qui a tenu une ou deux semaines de plus, n’est pas beaucoup plus vaillant, quoique sa vision du monde soit fort différente. La séance de mardi soir l’a découragé, et d’autre part il est assailli de problèmes familiaux monstrueux, qu’il ne peut pas négliger éternellement en ma faveur. Son frère n’est toujours pas retrouvé. Sa mère est un bloc de douleur qu’on ne sait plus de quel côté toucher. Et sa sœur est tombée dans une profonde dépression.

Coup de téléphone de Pierre, à l’instant. J’étais bien content de l’entendre. Mais lui ne va pas très bien non plus. Il n’arrive pas à se concentrer du tout, dit-il, alors qu’approchent les oraux du CAPES et de l’agrégation. Avoir un amant “maurrassien et antisémite”, évidemment, lui qui aux dernières élections a voté pour Robert Hue, c’est un problème qu’il n’avait pas prévu ! Mais Dieu merci il n’a pas l’air de trop croire les journaux.

Il n’y a qu’Alexandre, à Eugene, qui reste d’un optimisme sans faille, infiniment réconfortant, même si j’ai quelque mal à m’y rallier. Il dit que ce qui compte, dans l’affaire actuelle, ce sont les silences. Se font entendre en masse, d’après lui, ceux qui tiennent à se faire bien voir du vrai pouvoir, le consensus mou qui est en train de prouver, entre parenthèses, qu’il est loin d’être aussi mou que l’on veut bien le dire, et qu’il peut être féroce. Mais de plus de poids sont ceux qui se taisent, et dont le silence vaut approbation. Ceux-là voient bien que je suis pas antisémite, à l’en croire. Ils savent lire. Ils trouvent dans La Campagne de France une pensée nuancée, qui hésite, qui se cherche, revient indéfiniment sur elle-même, aussi peu péremptoire que possible — et donc à mille lieues de la prose antisémite, que ceux qui me condamnent n’ont pas lue, ou bien c’est moi qu’ils n’ont pas lu, sans quoi ils ne feraient pas ce rapprochement absurde.

voir l’entrée du jeudi 11 mai 2000 dans Le Jour ni l’Heure

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