Corbeaux. Journal 2000

sans dateParis, front de Seine, jeudi 18 mai 2000, quatre heures et demie de l’après-midi. Dieu que tout ça est intéressant ! On peut dire qu’au moins on ne s’ennuie pas !

Je suis rentré de New York à Paris dans la nuit de mardi à mercredi, au cours de laquelle je n’ai pas fermé l’œil. L’angoisse m’habitait, car on m’avait prévenu qu’un nouvel article devait paraître dans Le Monde, et Alain Salles, qui l’avait préparé, avait longuement interrogé Jean-Paul sur mon site Vaisseaux brûlés, et sur la présence maintenue, entre ses pages, des paragraphes retirés par P.O.L de l’édition de P.A. en 1997. Tout le monde craignait donc l’ouverture d’un nouveau front, et pendant la journée de mardi, à New York encore, j’avais reçu messages sur messages de Jean-Paul, puis de Marianne Alphant, m’adjurant de retirer en toute hâte, avant que Salles n’ait pu les voir, ou à tout le moins avant que ne paraisse son article, les paragraphes litigieux.

À ce retrait je m’étais refusé. Que P.O.L retire certains passages de mes livres, c’est son affaire. Que Fayard envisage de faire de même, très bien. Mais on ne peut pas exiger de moi, me semble-t-il, que j’agisse de la même façon, directement. Vaisseaux brûlés, ainsi se nomme cet hyperlivre. Par définition, si l’on brûle ses vaisseaux, on ne va pas rembarquer.

Il reste que je n’en menais pas large, d’autant que mes partisans, pour me faire céder, me représentaient que je les trahissais eux, et que j’allais ruiner par mon obstination tout leur travail en ma faveur. Avec la pétition qu’ils faisaient circuler, et qui devait paraître dans Le Monde en même temps que l’article de Salles, ils étaient parvenus à ouvrir une brèche dans le front de haine qui m’entoure. Or si Alain Salles signalait les paragraphes maintenus de P.A. dans Vaisseaux, qui jusqu’à présent étaient passés inaperçus, et si ces paragraphes étaient toujours là et bien visibles pour quiconque voudrait se donner la peine de les chercher, tous les efforts déployés pour me soutenir allaient s’effondrer, et cette fois je serai seul, seul, seul, seul pour faire face à la meute, ainsi qu’à deux ou trois procès.

« Eh bien tant pis je serai seul », avais-je à ces objurgations répondu, adoptant la posture héroïque. Mais si mon esprit et mon cœur sont assez disposés au courage, en général, mon corps est nettement moins avide de risques, et leur oppose une sourde résistance.

J’ai dormi deux heures le lendemain, c’est-à-dire hier, à l’heure où paraissait Le Monde. Et quand je me suis réveillé je ressentais une forte douleur au bas-ventre.

« C’est comme si l’on venait de m’opérer, disais-je à Flatters.

— Oui, je connais ça : couteaux dans l’estomac. Tu es en train de nous faire un petit ulcère... »

En fait l’alerte était plutôt néphrétique, comme d’habitude. Ce matin je me suis réveillé avec une terrible envie de pisser, et pourtant presque rien ne sortait. Voies bouchées. À la première contrariété d’autres ulcérisent, moi je pétrifie. Je fabrique des petits cailloux — des scrupules, en somme...

L’article du Monde n’était pas si terrible qu’on aurait pu le craindre — légèrement en retrait sur les précédents, même, serait-ce seulement du fait de son voisinage avec la pétition de ceux qui me soutiennent.

Ceux-là, pour la plupart, n’approuvent certes pas mes propos ou opinions supposées mais appuient mon combat pour pouvoir m’exprimer. Or c’est un combat que je ne mène plus si fort. Je ne vais pas éternellement faire le siège de journaux qui ne veulent pas de ma prose. Après tout l’une des guerres qui se mènent ces jours-ci est la guerre de toujours entre le journalisme et la littérature. Et les deux adversaires ne vivent pas dans le même temps. Il ne s’agit que de savoir lequel des deux aura le dernier mot.

L’article d’Alain Salles est encore plein de citations tronquées, qui font bien entendu le plus mauvais effet. Et la parole n’est jamais offerte à ceux qui ont donné leur signature à la pétition — Marianne Alphant, Dominique Noguez, Camille Laurens, Gérard Pesson, une centaine d’autres — mais seulement à ceux qui l’ont refusée. Et en tête de ceux-là, à ma totale stupéfaction, ...Danièle Sallenave !

Danièle Sallenave, au début de l’affaire, faisait partie de ce que j’appelais “ma Chambre introuvable”. Elle appartenait au groupe de mes partisans “ultras”, réconfortant par sa loyauté, sans doute, mais un peu inquiétant par les excès de son enthousiasme. Nous étions un peu embarrassés de faire état de son appui, Jean-Paul et moi, et elle-même me prévenait qu’il était plus ou moins compromettant en effet, car elle était mal vue des rédactions, disait-elle, du fait de certains ennuis qu’elle s’est attirée dans un passé récent, à faire campagne pour les Palestiniens.

Les passages qu’on me reproche, elle les jugeait trop modérés. C’était à peine un dixième de la vérité, à l’en croire ! Et de citer le cas d’un directeur d’Antenne 2, si j’ai bien compris, qui aurait la double nationalité française et israélienne, et qui serait colonel dans l’armée d’Israël.

Bien, bien, bien, répétais-je : n’élargissons pas le débat. Mais elle revenait sans cesse à sa propre affaire d’il y a deux ans, qui l’obsède manifestement, et elle semblait ne brûler que d’en découdre à nouveau.

Le soir de la première réunion chez Flatters, en très petit comité, juste après mon départ pour les États-Unis, elle l’avait émerveillé lui, comme les deux autres invitées, Madeleine Gobeil et Sophie Barrouyer, par la chaleur de son appui.

« Un moment d’amitié inoubliable, me racontait-il par la suite. De ses souvenirs qui vous tiennent compagnie toute la vie : tant de dévouement, chez ces trois femmes, de noblesse, d’abnégation, d’affection pour toi surtout : elles se feraient hacher menu pour te défendre... »

Well... Celle-là ne s’est pas fait hacher menu.

Flatters, dans les jours précédents, l’avait trouvée inexplicablement froide, au téléphone — évasive, distante. C’était au point qu’il commençait à avoir des doutes, mardi dernier, et se demandait si Danièle Sallenave allait bien signer la pétition dont elle était l’une des principales instigatrices. Cependant il ne pouvait pas se résoudre à croire qu’elle s’abstienne, et me donnait cette hypothèse, au téléphone, comme un exemple de sa propre fatigue, du découragement contre lequel il luttait :

« J’en suis à me demander si... »

Or non seulement Danièle Sallenave n’a pas signé la pétition, mais elle a déclaré au Monde qu’il n’était pas question qu’elle le fasse, parce que réserves, dans le texte, lui paraissait un mot beaucoup trop faible pour exprimer son sentiment à l’égard de mes phrases.

« Ce ne sont pas des réserves, que je ressens, dit-elle, mais le désaccord le plus total. »

C’est le genre de choses que l’on lit dans les livres, ou que l’on voit dans les films : un ami de vingt-cinq ans qui du jour au lendemain est devenu l’un de vos pires ennemis. On ne croit pas que la vie réelle puisse ménager pareils retournements. C’est trop gros, c’est trop spectaculaire, ce semble une invention de mauvais romancier. Eh bien...

Si grande est ma surprise, et l’espèce de fascination dramatique qu’exerce sur moi ce changement à vue, j’en suis plus éberlué qu’indigné. Flatters, lui, est absolument hors de lui. Il veut écrire un livre pour dénoncer Danièle Sallenave ! Il veut exposer publiquement sa trahison ! Je crois même qu’il a parlé de lui faire un procès — bref la colère et le mépris lui ont fait perdre la raison.

Ma curiosité me protège contre des sentiments si violents. Ce que j’aimerais surtout, c’est comprendre. Danièle Sallenave ne peut pas dire qu’elle n’avait pas lu le livre en entier avant de se rendre compte à quel point il était condamnable, puisque qu’elle m’en avait parlé en termes très flatteurs, d’une part, avant que ne s’ouvre la crise, et que le petit groupe qui fut à l’origine de la pétition, et dont elle faisait partie, a lu et relu les passages incriminés pour les replacer dans leur contexte et pour examiner la meilleure façon de contrer les arguments de l’opposition. L’hypothèse de la révélation tardive est donc exclue. Il faut que soit intervenu un élément extérieur.

Je ne serai pas étonné que cet élément ne soit autre qu’Élisabeth Roudinesco. Élisabeth Roudinesco dépense à me nuire une énergie phénoménale. De même que Marianne Alphant, Flatters ou Sophie Barrouyer ont à peu près interrompu leur carrière pour se consacrer à ma défense, Élisabeth Roudinesco passe ses journées au téléphone pour dresser contre moi la terre entière, en faisant alterner séductions et menaces — avec prédilection, toutefois, pour la seconde méthode.

Elle dit à qui veut l’entendre (ce qui fait hélas beaucoup de monde) que je suis un antisémite acharné, que je serai condamné par les tribunaux et que tous ceux qui prendront ma défense le seront aussi. Ceux qui signent la pétition dite “en ma faveur” seront exclus de Fayard ou n’y pourront jamais entrer. D’ailleurs ils ne trouveront plus d’éditeur. Et quand bien même ils en trouveraient il ne sera plus jamais question de leurs livres à la radio, à la télévision n’en parlons même pas, ni dans la presse et surtout pas au Monde. Quiconque prendrait si peu que ce soit parti pour moi serait aussitôt un paria dans le milieu intellectuel. Or je ne serais pas étonné que ces menaces, pour folles qu’elles paraissent, puissent avoir néanmoins quelque effet.

Bien sûr il est toujours tentant, et trop facile, de soupçonner chez ses ennemis la folie. Mais en l’occurrence il semblerait bien qu’à ce soupçon il y ait quelque fondement...

Si les personnes qu’appelle Roudinesco résistent à son endoctrinement, elle s’emporte, et alors tous les arguments lui sont bons. Elle n’a lu de moi que Roman Roi, semble-t-il. Si les gens lui disent que des dizaines de pages de mes livres rendent difficile de croire que je puisse être antisémite, elle rétorque que ces pages-là ne prouvent rien. Les lui cite-t-on précisément, et la réduit-on à quia (ce qui n’est pas une mince affaire), elle lance son dernier atout :

« Bon, il n’est peut-être pas antisémite dans ce qu’il dit, dans ce qu’il écrit. Mais inconsciemment il l’est !... »

Cependant c’est toute la psychanalyse qui se soucie généreusement de mon sort, et s’apitoie sur lui. Une autre grande vedette du divan a déjeuné avec Sophie Barrouyer et lui a parlé pendant trois heures, hier. Et comme elle ne parvenait pas à la faire changer de camp, elle lui a dit, en passant à un autre ton, et en la regardant au fond des yeux :

« Vous aimez bien Renaud Camus, je vois ? Vous avez de l’amitié pour lui ? Eh bien si vous êtes son amie, il n’y a qu’une chose que vous puissiez lui conseiller, une seule : dites-lui qu’il doit se suicider. »

Cette illustre dame n’est d’ailleurs pas seule à recommander pour moi cette solution.

« Enfin ! m’écrit un correspondant anonyme, Te voilà démasqué. Avec tes sales petites manières et tes sales petites pensées, te voilà — grillé à jamais ! — en pleine page du Monde...

« Ta parano va se trouver justifiée, R. C., à mon avis tu vas tellement en baver que tu vas nous faire un beau suicide, qui je veux dire... [ce passage est un peu obscur : comme tu vois qui je veux dire ?] Tu piges. Tout le monde te hait et moi avec.

« Pourvu que tu souffres...

« Stéphane Z. »

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