Corbeaux. Journal 2000

sans dateSamedi 20 mai 2000, deux heures moins le quart. Trois déceptions hier, dans le cours de ces journées qui les fabriquent à la chaîne.

D’abord Le Monde n’a pas publié la lettre de Claude Durand, lequel était pourtant fort assuré, jeudi, qu’elle paraîtrait immédiatement. Le Monde aura montré à mon égard, tout au long de cette affaire, un très exceptionnel acharnement. Bien loin de se comporter comme un organe d’information, qui relaterait de manière plus ou moins objective des événements qui lui seraient extérieurs, il est un protagoniste essentiel, au contraire, celui qui fait avancer l’action, qui la relance quand elle ralentit, et qui en juge souverainement tous les acteurs — moi surtout, dont il s’agit d’assurer la perte par tous les moyens, refus et abstentions autant qu’initiatives.

« De quoi vous étonnez-vous ? » me disait ce matin le cher Max de Carvalho. « Est-ce que vous vous souvenez de la façon dont vous parlez d’eux ? »

Et de me citer La Campagne de France, où l’on peut lire dès la troisième page, en effet :

« Tel qui est critique au Monde, en 1994, il n’aurait pas pu entrer en sixième, disons en quatrième, environ le temps de M. Queuille et de l’ample Mme Coty. Il ne faut jamais oublier ça. »

Évidemment, évidemment. Sans doute est-ce là un genre de phrases bien à même de faire naître des haines inexpiables —  surtout quand elles sont assorties de vives doléances sur la façon dont me parle, au téléphone, en 1994 toujours, le chef de la rubrique des arts plastiques, que j’ai l’imprudence d’appeler, pour tâcher de l’intéresser à l’exposition de Leroy à Plieux ; et de divers exemples de solécismes, tirés des mêmes colonnes du Monde, et offerts aux lecteurs du Répertoire des délicatesses — est-ce ma faute si Le Monde est le journal que je lis, depuis toujours ?

Le peu d’empressement du Monde à publier la lettre de Claude Durand dit peut-être quelque chose d’inquiétant, aussi, de l’équilibre des forces chez Fayard, qui ne me serait pas favorable. Car Durand faisait allusion jeudi à des moyens de pression qu’il avait sur le journal, et qui faisaient qu’à lui on ne refuserait pas un article. Or on l’a bel et bien refusé, jusqu’à présent. Est-ce à dire que l’on soupçonnerait, au Monde, que Fayard ce ne serait plus Claude Durand ?

Deuxième déception, j’ai eu la réponse du Nouvel Observateur quant à la longueur maximale de la “réponse” que me proposait jeudi Jean Daniel, pour le cas qui lui paraissait d’ailleurs improbable où je serais vraiment dans l’impossibilité de m’exprimer, comme le prétendent ceux qui me “soutiennent”. La réponse est celle-ci : deux mille cinq cents signes — soit moins de deux feuillets... Or le seul Jean Daniel a déjà dépensé plus de six mille signes à me présenter comme la dernière des crapules.

J’ai toutefois accepté cette proposition peu généreuse, la seule qui m’ait été faite (avec celle de Têtu). Et j’ai envoyé à l’hebdomadaire un texte de deux mille cinq cents signes exactement, pas un de plus, pas un de moins, que j’ai bien sûr intitulé 2.500 signes.

Enfin j’ai reçu de Martin Kaltenecker, un garçon pour lequel j’ai de l’estime, fin musicologue, jolie plume, une lettre qui m’a totalement découragé. Non seulement il m’explique que s’il n’a pas signé la fameuse pétition dite “en ma faveur” c’est parce qu’il est allemand et qu’« un Allemand doit se taire quand il est question de juifs » — ce que je peux comprendre, à la rigueur —, mais il ajoute qu’il croit « saisir et sentir profondément la musique de Debussy et de Fauré (mieux que vous éventuellement, si vous me passez cette insolence), la peinture de Poussin, de Vouet, la Recherche du temps perdu et, par exemple, Passage et Journal d’un Voyage en France — même si mon arrière-grand-père a construit des meubles à Düsseldorf, et non à Clermont-Ferrand, et que je ne participerais donc guère, moi non plus, “directement de cette expérience”. »

Qu’un homme intelligent comme Martin Kaltenecker puisse avoir compris, m’ayant lu, que son origine étrangère l’empêcherait, selon moi, d’appréhender, et d’appréhender mieux que moi, Debussy et l’ensemble de la culture française, cela me paraît proprement accablant. Or Kaltenecker a compris ce que tout le monde a compris, semble-t-il : ce que se targuent d’avoir compris, en tout cas, tous ces journalistes tonitruants qui n’ont jamais lu une ligne de moi, et même pas La Campagne de France. C’est donc que je me suis bien mal exprimé — à moins qu’il ne soit suffisant, pour un auteur, d’aborder certaines questions trop sensibles pour entraîner chez le lecteur une véritable impossibilité de lire, et même des hallucinations : non seulement il ne voit plus ce qui est écrit, il n’entend plus ce qui est dit, mais il entend et voit tout à fait autre chose...

*

Toute la solace de ces jours me vient de quelques lettres, des coups de téléphone de Flatters, de Sophie Barrouyer, de Marianne Alphant, de Madeleine Gobeil, de Stéphane Martin, de Pierre, de Farid, de Max de Carvalho ce matin, mais aussi de la sonate Köchel 310 de Mozart, dont j’ai eu la bonne idée d’acheter un enregistrement à New York, un soir, avec Jim, chez Viking, après un dîner au restaurant brésilien que nous aimons.

J’avais acquis à Rome, il y a bientôt quinze ans, un premier enregistrement que j’aimais beaucoup, celui de Mitsuko Ushida. Je l’appelais ma “musique pour fermer les volets”— un moment toujours difficile, à la Villa Médicis, tant il fallait de courage pour s’arracher au spectacle de Rome étendue sous mes coudes, au pied de ma tour, tous les dômes et toutes les altanes luisant dans la nuit, entre les collines coites et leurs pins parasols. Il n’y avait que Mozart, et ce Mozart-là, qui puisse compenser la disparition d’une telle image — laquelle était bien sûr beaucoup plus qu’une image : une odeur, une épaisseur de l’air, un enveloppement par son propre regard, par l’évidence invraisemblable qu’on est bien là.

Plus tard j’ai fait de grands progrès. Maintenant je peux dormir volets ouverts, au moins en de certaines chambres. Mais je n’ai plus ma tour de San Vittorio, dans la jardins de la Villa Médicis, près du Pincio.

Quant au disque de Mitsuko Ushida, je ne l’ai plus non plus. Il m’a été volé dans ma voiture, avec une quinzaine d’autres, près du sommet du mont Saint-Baudille, dans l’Hérault, il y a deux ans, tandis que je courrais d’un pioch à l’autre au-dessus des Lavagnes. Celui que je viens d’acheter est l’enregistrement d’Alfred Brendel. Par une curieuse coïncidence j’ai vu Brendel samedi dernier, à New York, lors d’une de mes rares échappées du sombre studio de Jim, où je passais mes journées à peaufiner des arguments dont personne ne voulait — ni ne veut.

C’était au Musée d’Art Moderne. Il visitait avec quelques amis, des organisateurs de concert, peut-être, des impresarii, ces hôtes à New York, qui sait, l’une de ces non-expositions que j’ai dites, tellement bâclées.

J’avais d’ailleurs acheté chez Viking plusieurs autres disques, quelques jours plus tôt. Mais ceux-là ne m’inspirent pas d’envie, en ce moment. Même si j’avais ici ma discothèque de Plieux, je serais incapable d’en écouter la plus grande part. Nerfs trop à vif. La seule idée d’entendre les quatuors de Szymanowsky, par exemple, dont j’ai également rapporté des États-Unis un nouvel enregistrement, m’irrite autant les gencives que si je devais arracher de son rouleau un morceau de coton hydrophile, ce que je n’ai jamais pu faire. Même mon bien-aimé adagio K. 540, dont Hocquard dit si justement qu’à force d’épuiser la désolation et la désagrégation du sujet il atteint à une sorte de ravissement, serait trop fort pour moi — et Dieu sait pourtant qu’un peu de ravissement ne me ferait pas de mal ! Non, il n’y a que la sonate 310, plus modeste, si l’on peut dire, moins évidemment “géniale”, moins grandiose dans l’inaccomplissement et dans la passion du silence, qui s’accorde à ma fatigue et me soit une Patagonie.

Elle est encore pleine d’agaçantes joliesses, de galanteries convenues, de danseries d’un autre temps ou plutôt tout à fait de leur temps, de son temps, mais justement, dans l’adagio cantabile — le seul mouvement qui m’importe vraiment, la seule vraie musique “pour fermer les volets” —, on voit pointer le futur, comme une petite souris sort de son trou, pendant un bal un peu morne. Elle ne sait pas trop où elle va, elle n’est même pas sûre d’y tenir, elle avance par brusques à-coups, elle s’arrête, elle change de direction et paraît constamment se demander si cette sortie vaut bien les risques qu’elle implique, et si mieux ne vaudrait pas rester tranquillement dans son abri familier. Et ce futur si timide, si dépourvu de tout désir d’étreindre, de déranger, de détruire, il nous émeut parce qu’il est notre passé à nous, et que nous le voyons mourir à son tour.

Dans la langue un peu bêta de ma jeunesse on aurait dit de cette musique, non sans justesse, qu’elle n’a aucun vouloir-saisir. Et c’est pour cette raison que les humeurs les plus écorchées peuvent s’en accommoder sans mal : elle ne pèse pas sur leurs plaies, elle ne veut les convaincre de rien, elle ne les console même pas mais elle se contente d’être là, si peu, apparaissant-disparaissant.

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