Corbeaux. Journal 2000

sans dateJeudi 8 juin 2000, dix heures du matin. Je l’ai toujours su : le chagrin amoureux est infiniment plus ravageur, en moi, que les déconvenues de la vie “professionnelle”, et même que ses plus beaux désastres. Je résistais plutôt bien aux coups du sort et même à ceux des hommes, depuis un mois ou deux, mais cette fois on pourrait parler d’un “effondrement des défenses immunitaires” — on pourrait, mais mieux vaudrait s’en abstenir, sans doute, crainte de s’attirer encore des ennuis, tant le langage est surveillé, de nos jours, et les métaphores étroitement contrôlées.

Fayard m’a communiqué hier le rapport juridique de Me Henri Leclerc, son avocat, président de la Ligue des Droits de l’homme, à propos des lignes et des paragraphes qu’il convient de retirer de La Campagne de France, pour la reparution. Ca rapport est accablant et pour moi complètement décourageant. En effet ce ne sont pas des lignes et des paragraphes qu’il s’agit d’enlever, mais bel et bien des pages, des pages entières, près d’une dizaine. Me Leclerc rejoint tout à fait l’analyse que m’avait donnée Me Pierrat il y a deux ou trois semaines (depuis le temps que je suis sur la brèche, je perds la notion du temps). Si ces praticiens ont raison, et je suppose qu’ils ont raison, alors il n’est plus possible, pour moi en tout cas, de penser dans ce pays-ci, et encore moins d’y écrire.

Leclerc voit des dangers partout, y compris dans des domaines que personne n’avait évoqués jusqu’à présent. La relation du voyage en Tunisie, selon lui, doit être criblée de trous. Une anecdote à propos d’un enfant tunisien, par exemple, qui me demande un dinar pour être photographié, sur quoi je lui donne son dinar mais refuse de le photographier, avec en guise d’explication la remarque que « la photographie, c’est pour l’amitié », doit être supprimée comme “raciste”.

Comme la lecture de l’avocat est tout entière influencée par l’opinion préalable que la campagne actuelle lui a donnée de moi, les malentendus et les mésinterprétations défavorables fleurissent de toute part. Il écrit par exemple, me citant par petits morceaux :

« “Je n’avais pas de l’attrait des Tunisiens, je dois l’avouer...” n’est pas critiquable, on comprend qu’il s’agit de séduction, mais la suite de la phrase l’est, car on change manifestement de niveau : “...ni des Maghrébins en général, d’ailleurs, une très haute idée”. »

C’est le coup de la dépêche d’Ems, ou peu s’en faut. Car Me Leclerc a décidé de comprendre, à ma totale stupéfaction : « Je n’avais pas de l’attrait des Tunisiens, je dois l’avouer, et je n’avais pas des Maghrébins en général, une très haute idée. » ; alors que ne m’était pas venue à l’instant à l’esprit qu’on pût entendre dans cette phrase autre chose que ceci : « Je n’avais pas de l’attrait des Tunisiens, je dois l’avouer, ni de celui des Maghrébins en général, d’ailleurs, une très haute idée. »

L’avocat est d’autre part convaincu d’avoir trouvé sous ma plume une « violente critique du discours antiraciste » ; laquelle, dans son esprit, implique nécessairement de ma part le rejet de ce discours-là. Or si critique il y a en effet, et pas particulièrement violente à mon avis, elle ne reflète nullement ni n’entraîne un rejet : mais seulement une inquiétude à l’égard d’une position infiniment dominante, voire d’une toute-puissance, que je juge préoccupante en tant que telle, parce que risque de s’y voir écrasée de la vérité.

Parmi les innombrables retraits réclamés en conséquence de la lettre-consultation figure cette phrase, par exemple, dont il est infiniment significatif, je trouve, qu’elle ne soit pas tolérable dans le climat actuel :

« L’idéologie antiraciste, c’est triste à dire, est responsable d’infiniment plus de censure que le racisme, qui lui n’a guère les moyens d’en imposer, de toute façon. »

(Je faisais allusion, entre beaucoup d’autres choses, au silence que s’imposent les médias (peut-être à juste titre, là n’est pas la question pour le moment) sur l’origine ethnique des délinquants, ou sur celle des “jeunes de banlieue” qui brûlent des voitures, au cours de certaines “nuits chaudes” — silence qui certains jours rend totalement inintelligibles les “informations” : on ne comprend pas du tout, par exemple, pourquoi tout soudain c’est le recteur de la mosquée qui est appelé à la rescousse pour “rétablir le calme” : qu’est-ce que le recteur de la mosquée vient faire là-dedans, se demande-t-on ? Il n’a pas été question une seconde d’Islam jusqu’à présent, ni de musulmans...)

Ce que l’avocat et peut-être la loi ne veulent pas entendre, dans une telle phrase, c’est le c’est triste à dire. Ils ne consentent pas un seul instant à s’interroger sur l’éventuelle vérité de la proposition. Si vérité il y a, elle est déplaisante — je suis bien d’accord avec eux sur ce point. Mais de ce caractère déplaisant ils tirent des conclusions auxquelles je ne suis pas disposé à me rendre : si cette vérité est déplaisante, elle n’est pas dicible ; mieux, elle n’est pas une vérité. Si elle est dite il faut absolument qu’elle ne soit pas une vérité. Il faut aussi qu’elle soit criminelle.

On est là au cœur de la pensée binaire. Pour elle, si un discours est bon en général (et nous convenons tous que le discours antiraciste est bon), aucune de ses parties ne peut être mauvaise. Il ne peut pas y avoir dans sa vérité de contre-courants de fausseté (et n’envisageons même pas de contre-contre-courants de vérité à l’intérieur ou au-dessous de ces contre-courants de fausseté !).

Encore Me Leclerc tient-il à préciser :

« J’ai tenté d’éviter dans cette analyse toute appréciation au nom de la morale, de l’esprit républicain ou même d’une conception des droits de l’homme, pour m’en tenir à ce qui me paraissait dangereux au niveau de la loi elle-même, mais en prenant également en compte les conditions particulièrement polémiques dans lesquelles va intervenir cette nouvelle édition. Je crains beaucoup que cela n’attire à Fayard encore bien des soucis. »

Claude Durand estime en effet que l’adversaire est prêt à tout pour nous nuire, y compris à susciter artificiellement des attaques en diffamation en poussant à l’action des personnes privées mentionnées dans le livre, telles une certaine Mme B., journaliste au Monde, dont je me plains en 1994 qu’elle ait été très désagréable avec moi au téléphone.

Claude Durand, toujours très bien informé, m’annonce d’autre part qu’il faut s’attendre d’un jour à l’autre — aujourd’hui, peut-être, dans Le Monde des livres — à une nouvelle intervention de Sollers, plus violente et plus méprisante encore, à mon égard, que toutes les précédentes. Devrait également entrer en lice, à l’en croire, et contre moi, bien entendu, Sylviane Agacinski, la femme de Lionel Jospin.

Mais tout cela ne m’est rien auprès du chagrin d’avoir retrouvé mon amant, après un mois et demi de séparation, marqué dans le cou d’une belle et fraîche morsure d’amour. Rien n’avait pu me renverser jusque là, mais ce détail m’a fait perdre tout cœur à la bataille.

Paul, à qui j’avais envoyé mardi par e-mail le texte de Corbeaux, juge que ce n’est pas une bonne idée de publier ce livre en ce moment, et que ce serait aller au devant de nouvelles et graves difficultés juridiques. Il ne parle pas pour lui-même, car dès mardi dernier il m’a rendu ma liberté pour tout ce qui relève du “journal”. J’attends une réponse des P.U.F. Si cet éditeur-là n’est pas intéressé, je n’en chercherai pas d’autre, et n’essaierai pas de faire publier ailleurs ce “journal avancé”.

Ce refus serait un signe du ciel. La publication de Corbeaux ne me serait certes pas agréable, à présent. Dans les bons jours de la guerre je me voyais comme une sorte de Till l’Espiègle luttant assez gaiement pour la liberté d’expression contre le gros Sollers vautré sur ses prébendes. Maintenant je ne suis plus qu’un “homosexuel vieillissant”, comme disait une lettre reçue, dont le jeune amant s’envoie en l’air avec des inconnus plutôt tendres, apparemment, sur le chemin même qui va les réunir.

D’un autre côté, si le journal est une éthique (et il n’est rien s’il ne l’est pas), il lui faudra bien s’accommoder de ce changement de perspective.

   

Neuf heures et demie du soir. Comme d’habitude c’est le corps qui trahit : crise de coliques néphrétiques, ou de pseudo-coliques néphrétiques, car il est assez peu vraisemblable, tout de même, que l’organisme fabrique des cailloux à cette vitesse-là.

Les gens vous disent toujours, dans les cas de ce genre : « C’est psychosomatique, tout cela est dans votre tête ». Et je suis le premier à leur donner raison. Seulement la douleur, elle, n’est pas dans ma tête.

Il y a eu un très mauvais moment, où je faisais les cent pas dans la bibliothèque, les mains sur les genoux. Et puis ça s’est arrangé. Et comme je l’ai toujours remarqué, le moment où cède la crise, quelles que soient les circonstances, a quelque chose de délicieux. Un bien-être ensommeillé s’instaure. Or les raisons de cet enchantement ? La vie est normale à nouveauQui aurait dit que ce fût si réjouissant ?

En fin d’après-midi j’étais assez vaillant pour aller aux rochers de Mauroux, avec les chiens. Mais c’était une démarche imprudente. Le paysage, malgré la splendeur de la saison, avait regagné ce terrible défaut de sens qui l’a si longuement affecté pour moi, avant l’arrivée de Pierre. Oui, c’est beau, c’est très beau. Malheureusement ça ne veut rien dire.

Il importe de s’en souvenir, pour Du Sens : la dépression, la mélancolie ce sont des désertions du sens, qui abandonne les objets, les paysages, les visages, les livres, les phrases. Tout est bien là, nous pouvons toucher tout, tout parcourir, tout lire, tout contempler. Mais ça ne nous dit plus rien...

Pour la première fois j’ai compris vraiment cette expression, il me semble. Même le chemin qui ramène des rochers, ce chemin entre tous les chemins, le chemin de référence, celui que j’ai appelé caminus caminus, n’avait pas un mot pour moi. Eh bien oui je suis un chemin : so what ? Vraiment pas de quoi en faire un plat (que la “littérature” (ou le “bonheur”), ce serait cela : en faire un plat ? Constamment nous observons des gens qui restent complètement indifférents devant un objet, un texte, un monument, un paysage qui nous plongent nous (dans les bons moments) en une extrême exaltation : cette exaltation serait “la littérature” ? (ou “le bonheur” ?))

Ou bien les objets et les lieux nous disent bien quelque chose, au contraire, mais c’est encore plus douloureux : car ce qu’ils nous disent, c’est que nous ne sommes pas vraiment là.

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