Corbeaux. Journal 2000

sans dateJeudi 22 juin 2000, neuf heures et quart, le matin. J’ai reçu hier la longue préface de Claude Durand pour la nouvelle édition de La Campagne. C’est un texte touffu, plein de notes abondantes, où se règlent et se perpétuent toute sorte de conflits propre au milieu éditorial et journalistique parisien. Puisqu’on m’invite à y apporter mes commentaires, et même à suggérer pour lui des modifications et des ajouts, il me faut le relire avec plus d’attention. Je ne suis pas enchanté, évidemment, d’entendre parler de ma littérature comme d’un “art de haute-contre”, même si elle est donnée comme précieuse en tant que telle. La façon dont Claude Durand envisage mes travaux — très en passant, car ce n’est pas le sujet de son texte — est au fond assez symétrique à celle de mes adversaires. À ceci près qu’il en tire des conclusions positives, mollement positives, et qu’il m’en félicite doucement, il les voit comme relevant d’une paisible tradition conservatrice, tout à fait honorable en tant que telle, et qui a droit à la survie, serait-ce seulement parce qu’elle ne dérange personne. L’idée qu’il se fait de moi est au fond tout à fait conforme à celle que donnent quotidiennement les journaux ces temps-ci, à ceci près que mon cas, selon lui, n’est pas pendable.

Il me semble évident qu’il m’a peu lu. Mais qui m’a lu ? J’ai souvent l’impression que “Renaud Camus”, le “Renaud Camus” qui me fait vivre, et travailler, est une invention de Flatters et de moi, ou plus exactement une folie à moi, un mythe, un rêve, que je serais arrivé à faire partager à Flatters, et où nous nous complairions comme dans une bulle, au milieu de l’indifférence narquoise du monde — et moi, en symétrie, je serais entré dans la folie “Jean-Paul Marcheschi”, le grand artiste, qui ne paraît pas non plus avoir convaincu un très large peuple, jusqu’à présent.

Ce qui dans mon esprit constitue autant de paradoxes de ma personnalité artistique — les chemises blanches à col raide, la candidature à l’Académie française, l’archaïque courtoisie —, et que je puis me permettre, pensais-je, comme autant de bathmologiques prises de distance avec mon milieu culturel “naturel” (ne serait-ce que pour en exposer, justement, le peu de “naturel”), est pris au pied de le lettre par le monde, et perçu, à ma vive surprise, comme mon ultime vérité.

La société journalistique — c’est-à-dire la société — se fait de vous une image en deux ou trois phrases, et encore êtes-vous prié de ne surtout pas trembler au moment de la prise de vue. Moi : écrivain conservateur mineur, attaché à la pureté de la langue et aux bonnes manières bourgeoises. Pour forcer un peu le trait si besoin est, on change conservateur en réactionnaire, et pureté de la langue en pureté de la race. Et les scrupuleux qui peaufinent veulent bien aller jusqu’à faire état d’une ou deux ambiguïtés, préciser par exemple que cet écrivain si plan-plan appartenait à “l’avant-garde”, en des temps très anciens, ou bien que ce chantre des vertus et des mœurs bourgeoises est aussi pédé comme un phoque et ne s’en cache pas. Mais c’est là le grand maximum tolérable de la complexité dans l’image, et bien peu de chroniqueurs peuvent s’en accommoder. Alors s’il fallait en plus faire entrer dans le tableau des données aussi contradictoires, par rapport aux éléments de base, que l’art contemporain ou bien l’exploitation littéraire des ressources formelles d’internet, personne ne pourrait plus suivre. Et en effet personne ne suit.

Le journalisme c’est toujours Deux ou trois choses que je sais d’elle. Dans mon cas ces temps-ci : château, antisémitisme, Académie française. Il n’est pas étonnant que le résultat de l’équation soit : France rancie.

Flatters qui passait par hasard aux Mots à la bouche, avant-hier, y a assisté à une partie d’une conférence de Guillaume Dustan, qui présentait la collection qu’il dirige chez Balland. Au cours du débat qui a suivi, quelqu’un, dans la salle, a demandé à Dustan s’il publierait, éventuellement, un livre de Renaud Camus :

« Certainement pas ! a répondu vertement Dustan. Camus, c’est bon jusqu’à 82-83. Tricks, très bien. Journal d’un Voyage en France, c’est déjà plus tout à fait ça. Après, c’est de la littérature bourgeoise, et culte des valeurs bourgeoises. Plus de sexe. Ça ne m’intéresse pas. »

Personne n’a protesté, ni donné d’audible assentiment — un sujet qui ne passionnait pas l’assistance, d’évidence.

*

(Je mets un astérisque, mais au fond, dans mon esprit, c’est le même sujet.)

Quand Jack Lang ministre de la Culture, il y a bientôt vingt ans, a créé la fête de la Musique, il s’agissait dans mon esprit, et dans celui de beaucoup de gens, de sauvegarder et de développer, même, cet art, la musique, menacé par l’inculture ambiante. Il s’agissait, je suppose, pour le ministère de la Culture promoteur, de se battre pour la culture contre l’inculture.

Mais depuis ce temps-là le sens des mots a changé. Musique — ainsi que je m’en explique dans le Répertoire des délicatesses, en une entrée que reproduit ce mois-ci, avec mon accord, L’Éducation musicale — musique ne veut plus dire du tout la même chose, et culture non plus. Un passage par le pluriel, dans les deux cas (les musiques, les cultures du monde), a fait exploser ces vieux concepts, et les a vidés de leur signification. La musique s’arrêtait jadis à ce qu’on appelait les variétés, de même que la culture s’arrêtait au divertissement. Or non seulement les frontières ont sauté, mais variétés et divertissement, profitant de cette abolition, ont envahi tout le territoire de la musique et de la culture, de sorte qu’il n’en reste à peu près rien.

Il faut voir comment les chaînes de service public, Arte y compris, célèbrent la fête de la Musique, à présent ! J’en ai eu un aperçu en dînant, comme d’habitude, vers onze heures du soir. Sur Antenne 2, la grande soirée spéciale était animée par Michel Drucker. Et c’était une soirée tout à fait semblable aux autres soirées de Michel Drucker, à ceci près qu’elle était plus longue, et plus pailletée — fête de la Musique oblige.

Il est tout à fait absurde de déplorer, au nom des téléspectateurs, la baisse de qualité de la télévision. La télévision est très exactement ce que les téléspectateurs veulent qu’elle soit. Que font les chaînes, dans leur mansuétude ? Elles donnent à leur public ce que leur public veut recevoir. Et pour la “culture”, au sens ancien du terme, non plus que pour la “musique”, au même sens ancien, il n’y a plus de public, c’est l’évidence même — plus de public en quantité suffisante, en tout cas, pour constituer l’audience d’une chaîne quelconque, même spécialisée. Même Arte, dont on avait pu croire à ses débuts qu’elle serait ce qu’elle promettait d’être, à savoir une chaîne “culturelle”, une sorte de France Culture de la télévision, a très vite renoncé à cet objectif intenable (on peut dater cette renonciation du jour où la chaîne a décidé qu’elle diffuserait les films étrangers en version doublée, c’est-à-dire en version “non-cultivée”).

De quoi suis-je partisan ? De la culture et de ceux qui y sont attachés, parce que je crois qu’ils sont seuls à assumer pleinement la condition humaine. Si les appeler “la classe cultivée” irrite, je renoncerais volontiers à cette expression, dont j’ai d’ailleurs assez peu fait usage. La culture a un lien confus avec le concept de classe (c’est précisément là que je m’embrouille dans ma réflexion, en général, et c’est là aussi qu’elle prend un tour déplaisant). Mais ce lien ne lui est pas essentiel. Ce qui est essentiel à la culture, c’est l’individu.

voir l’entrée du jeudi 22 juin 2000 dans Le Jour ni l’Heure

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