NON. Journal 2013

créée le samedi 20 juillet 2013, 18 h 21
modifiée le lundi 22 juillet 2013, 15 h 59
Samedi 20 juillet 2013, 11 heures du matin.
Le journaliste Dominique Seux, spécialiste des questions économiques, était reçu ce matin par Alain Finkielkraut, à “Répliques”, pour une émission sur l’anglais dans l’enseignement supérieur ; et sur la question de savoir s’il faut donner des cours en anglais au sein de l’université française — une mesure dont il est chaudement partisan. Il veut bien convenir, du bout des lèvres, puisqu’on l’en presse, qu’une langue est l’âme d’un peuple. Mais il ajoute aussitôt :

« Nous pouvons très bien avoir deux langues qui soient l’âme d’un peuple : le français et l’anglais. »

À partir de quel nombre de traîtres, si on a l’impression d’en être entouré, doit-on se dire qu’on est paranoïaque ?

Ou bien :

Y a-t-il encore des traîtres, s’il n’y a plus rien à trahir ? Si tout le monde est d’accord pour abandonner la maison ?

*

Mes relations avec les lecteurs de “Boulevard Voltaire” se sont beaucoup améliorées, au prix d’une certaine indifférence de la grande majorité d’entre eux (« Restons bons amis, ne faisons pas connaissance ») — au regard des grandes vedettes locales, il est évident que je ne fais pas le poids. Mais je reviens sur une intervention des premiers jours, qui m’avait beaucoup frappé parce qu’elle reflétait à merveille, appliquée au cas sans importance de mon journal (hors de toute proportion, donc), la “structure” de ce qui détruit la culture et l’éducation, selon moi, dans notre pays (et sans doute ailleurs), et les rend presque impossibles à défendre : l’accusation perpétuelle de mépris et l’exigence non moins permanente de da capo, de retour au point de départ (au bénéfice des nouveaux venus).

Mme Alice Braitberg écrivait rageusement (et non sans mépris, pour le coup) :

« Je lis ce journal pour la première fois et je le trouve sans intérêt et méprisant pour le lecteur faute de précisions : Qui est Pierre ? Pourquoi des visiteuses dans le lieu d’habitation de l’auteur ? Aurais-je dû lire Gala pour le savoir ? »

Récapitulons. Robert Ménard et Emmanuelle Duverger me proposent très gentiment une collaboration pour l’été, à titre de fantaisie estivale, de semi-“relâche”, en somme — c’est du moins ainsi que je le prends. Comme je n’ai rien d’autre à leur offrir, et que je travaille comme un possédé, ayant un livre à finir sans faute pour la fin du mois d’août, je leur propose de publier au jour le jour, pendant un mois, le journal que j’écris de toute façon, qui a déjà donné plus de vingt-cinq volumes chez P.O.L et chez Fayard et qui, à présent, poursuit son cours en ligne et “Chez l’auteur”, pour des raisons sur lesquelles il n’y a pas lieu de s’étendre ici, d’autant qu’elles sont assez évidentes à sa lecture. Bien. Ils acceptent. On explique aux lecteurs ce qu’il en est. On se lance. Très bien. Mais il me semble qu’on peut difficilement exiger de moi, dans ces conditions, que je fasse comme s’il n’y avait rien avant, que je reparte à zéro, ou ne parle que de choses et de gens qui seraient déjà familières aux (nouveaux) lecteurs ; et m’accuser de mépris, rien de moins, si je n’en fais rien.

Or c’est exactement ce diptyque, l’accusation de mépris et l’exigence de da capo, qui, à une échelle autrement plus importante, mettent à bas l’éducation et la culture, à mon avis, et rendent impossible la défense de ce qu’il en reste. À tout moment les nouveaux venus — nouveaux venus à l’École ou à la vie de l’esprit, qu’il s’agisse d’individus ou de classe sociales, de peuples ou de races, d’étrangers par la langue et par la civilisation — exigent, au nom de l’égalité et de la démocratie, ou encore de l’antiracisme, bien sûr (porte-voix encore plus efficace), qu’à leur profit on recommence au début, qu’on fasse comme si l’histoire, la connaissance, la culture, prenaient leur départ au moment où ils y accèdent ; et, si l’on refuse de s’exécuter, ils lancent l’accusation de mépris, cette autre arme absolue de langage : mépris de classe, mépris de race, mépris tout court.

C’est ainsi que dans les salles de classe les bons élèves sont constamment sommés de s’aligner sur les mauvais, que France Culture ne se distingue plus qu’à peine d’une quelconque radio périphérique d’il y a trente ans, que la culture générale est bannie des examens de Sciences-Po parce que c’est une culture d’héritiers, que la musique (au sens de ce mot jusqu’à la fin du siècle dernier) a disparu de l’espace public, que Le Monde parle couramment du « poète Victor Hugo, 1802-1885 » ; et que la culture, au lieu d’être un train qu’il faut toujours prendre en marche et qui vous emmène vers des pays inconnus, est un gentil bus scolaire qui, certes, vient vous chercher à votre paillasson mais qui, par compensation, ne fait plus que tournicoter sympathiquement dans le voisinage, guettant qui d’autre il pourrait bien ramasser et ne vous exposant jamais, pour ne pas vous froisser, qu’à ce que vous connaissez déjà (c’est-à-dire à rien).

Il y a bien sûr que la culture (à laquelle je n’assimile certes pas mon malheureux journal — encore une fois il n’y a ici qu’une coïncidence de structure, qui m’a impressionné sur le moment…), est très précisément, comme la langue, comme le nom (à la différence du prénom, d’où ma haine de la “civilisation du prénom” (cette aporie)), comme l’étymologie, comme la patrie, ce qui commence avant nous et même, dirais-je, ce qui commence avant elle : ce dont l’origine a toujours une origine, l’amont toujours un amont ; ce dont on ne peut jamais surprendre le début.

Mais il y a aussi, marginalement, et que je m’étonne toujours de voir si peu aimée, la joie de ne pas connaître encore, et donc de découvrir, de cheminer à travers la connaissance, de tomber sur des noms inconnus, sur des mots nouveaux — ainsi, moi, récemment, j’ai fait la découverte d’éclisse, qui m’enchante. Et quel bonheur, avant de lire les livres, de les feuilleter, et de se demander qui est ce personnage étrange, ou comment l’auteur a bien pu faire pour en venir à cette phrase bizarre, à première vue indéfendable et incompréhensible !

« Vous arrivez d’un côté, vous vous y reconnaissez ; vous arrivez au même endroit par un autre côté… »

L’accès à l’art, à la culture, à la connaissance (à l’amour, aux voyages, aux êtres, à la vie) m’a toujours fait songer aux derniers mots du splendide prologue d’Allen, de Larbaud (« Chantelle, ô Cantilia ! ») :

« Et maintenant vous ouvrez la porte, vous tournez la page et vous entrez au beau milieu d’une phrase. »

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