NON. Journal 2013

créée le mercredi 7 août 2013, 19 h 44
modifiée le dimanche 17 novembre 2013, 19 h 25
Mercredi 7 août 2013, midi.
Il y avait eu déjà bien des signes mais le fameux “tweet” de Mme le ministre de la Culture, avec ses non moins fameuses sept fautes d’orthographe, pas une de moins, dont le magnifique relans, est tout de même le plus éloquent — personnellement j’attache encore plus d’importance à la faute de syntaxe, encore qu’à ce degré-là ce ne soit même plus une faute, mais la simple évidence qu’on ne comprend pas ce qu’on dit, qu’on ne maîtrise pas ce qu’on pense, que les liens avec le réel patinent, ne sont plus opératoires. Je l’écrivais ici même avant-hier, l’hébétude que produit massivement l’industrie de l’hébétude sous ses formes diverses (l’enseignement de l’oubli, l’imbécillisation de masse, l’économie parallèle, etc.) est au premier chef une hébétude syntaxique : étant bien entendu que la syntaxe n’est pas seulement une façon d’ordonnancer le monde, le réel, mais aussi et d’abord de le percevoir, de le voir — de même que l’œil ne distingue rien de ce que l’esprit n’est pas capable de nommer (faites traverser une ville admirable à un individu totalement inculte, il n’y remarquera rien de spécial, vous le verrez distinctement ne pas voir), de même l’intelligence ne comprend rien à ce que la grammaire n’est pas capable de classer.

Donc Mme Filippetti, normalienne, agrégée de Lettres classiques, écrivain, ministre de la Culture, écrit froidement (on espère que ce n’était pas après mûre réflexion) :

« Soutien total a Frederic haziza dont les attaques ont des relans abjects d avant guerre »,

dont les attaques, dont les attaques… Il faut comprendre (mais on ne peut le comprendre qu’à la condition de le savoir, et peut-être au soutien de Mme le ministre...) qu’il s’agit des attaques que subit Frédéric Haziza, pas de celles qu’il mène.

Ainsi, dans les sociétés en fin de course, voit-on des cardinaux de sept ans, d’autres qui ne croient pas en Dieu et qui s’en targuent, des gouverneurs de province qui ne sont jamais allés dans la leur et sauraient à peine la situer sur une carte, des maréchaux qui s’évanouissent à la vue d’une épée nue, des danseurs à la direction des Poids et Mesures, des rimailleurs chorégraphes. Je ne soupçonne pas le régime de népotisme, ou à peine ; mais plutôt de nommer les gens pour faire signe, parce qu’ils ont le bon profil (“médiatique”), parce qu’ils viennent de là d’où il faut venir à un moment donné pour faire sens. À cet égard comme à tant d’autres, il n’y a d’ailleurs pas de différence entre les gouvernements de telle ou telle nuance. Certes Mme Dati était juge, comme Mme Filippetti femme de lettres. Mais avant elle on n’avait pas considéré qu’être juge faisait de vous un Garde des Sceaux idéal.

*

Farid a décidé qu’il voulait marcher, ce que j’estime une excellente chose. De mon côté m’était venu un désir de revoir un domaine mystérieux, assez lointain, où j’allais beaucoup au siècle dernier et où je n’étais pas retourné depuis douze ou quinze ans, je ne sais pourquoi car je l’aime beaucoup : les Granges, sur la commune de Saint-Georges, à l’est de Mauvezin, derrière le château du Bartas de Salluste du même nom, le poète du Semainier.

Hélas, à l’orée du principal chemin d’accès, nous sommes tombés sur un péremptoire Défense d’entrer. Nous ne l’avons pas outrepassé mais nous avons tenté une approche latérale, à travers champs et bois. Par ce biais nous sommes tout de même arrivés à cent ou deux cents mètres desdites Granges, un bâtiment sans trop de forme, dans mon souvenir, qui doit la plus grande part de son mérite, je crois bien, à son magnifique isolement. Nous n’avons pas osé le vérifier plus avant, un peu par discrétion, beaucoup par peur des chiens, et des maîtres, crainte d’une scène de mauvais rêve à la façon de L’Île noire, quand l’énorme danois du docteur Müller se rue sur Tintin et Milou, derrière les hauts murs du parc de la villa de cet inquiétant psychiatre, près d’Eastdown.

À la vérité je ne reconnaissais pas grand-chose. Wittgenstein toujours, décidément :

« Vous arrivez par un autre côté, vous ne reconnaissez plus rien ».

Mais c’était tout de même bien beau ces prairies, ces frondaisons, ces trouées vers des taches de soleil lointaines, toute cette absence au trivial cours des choses. Je vois aujourd’hui que j’écrivais ceci, en 1997, dans mon Département du Gers :

« Aux Granges, un jour d’hiver, on a un peu le sentiment d’être loin du monde, tout de même [je me plaignais que le Gers manquât d’absence, justement]. Les Granges ne sont rien de bien extraordinaire, c’est peut-être une condition nécessaire. Des époques y sont prises dans des maçonneries de fortune, gisent dans l’herbe sous forme de râteau, sont rangées sous des granges en guise d’instruments agricoles abandonnés. Nous avons déjà heurté à ce porche ogival, c’était peut-être en Italie, un jour d’hiver pareil à celui-ci, dans la Lombardie pleine de brume. Il y a eu de la vie dans cette couleur jaune des murs, et qui s’efface, dans ce champ d’orties qu’on ne peut pas traverser, dans cette cour où l’on ne peut pas entrer. Qu’est-ce que c’est que ce gros bâtiment ? Une ferme ? Une abbaye du Moyen Âge ? Un château ?

« On peut en faire le tour à distance, entre les champs et la forêt. Comme toujours ce sont les fenêtres, ou bien les traces de fenêtre, qui disent les siècles et les siècles. Ainsi cette petite ouverture trilobée, à l’arrière, que rien ne laissait supposer. Quel silence ! Après tout nous n’avons enfreint aucune interdiction. Et combien sont longs ces chemins, pour une fois ! Tout juste, au bout de l’un buterons-nous sur une chaîne, mais ce sera en voulant ressortir. »

Un parc admirable, préférez-vous qu’il soit ouvert à tous, et alors nécessairement aménagé pour le grand public, avec des allées goudronnées, des bordures de ciment, des lampadaires et une aire de jeux multicolore pour les enfants, ou bien fermé aux visiteurs, y compris bien sûr à vous, mais , intact, existant, vivant ? De la réponse à cette question se fomente un des plus rigoureux partages qui soient entre les êtres mais aussi entre les idées politiques, entre les conceptions du monde. Il recoupe celui qui sépare les deux mères, dans l’histoire du jugement de Salomon : préférez-vous l’enfant justement réparti, c’est-à-dire coupé en deux, donc mort, ou bien l’enfant vivant, au risque qu’il ne soit pas pour vous et que vous ne puissiez plus le voir ? Préférez-vous l’éducation pour tous, au risque qu’il n’y en ait plus pour personne (comme chez nous), ou bien l’éducation qui classe, qui note, qui ségrège, qui impose de sérieux examens, au risque que vous ou vos enfants n’entriez pas à l’École Normale ou même ne soyez pas ministre de la Culture ?

Prudemment, nous allons laisser de côté pour aujourd’hui la question du mariage (pour tous, pour quelques-uns, pour personne).

voir l’entrée du mercredi 7 août 2013 dans Le Jour ni l’Heure

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