La Ligne claire. Journal 2019

créée le vendredi 21 juin 2019, 16 h 51
modifiée le samedi 22 juin 2019, 16 h 56
Plieux, vendredi 21 juin 2019, onze heures et demie du matin.
D’un coup de téléphone et même deux de Mr McAuley, il y a quelques jours, j’avais compris que son long article initialement destiné au Washington Post, et ensuite à The Nation, devait paraître à la fin de juillet ; mais j’aurai sans doute mal entendu (avec leurs saloperies de portables, on comprend un mot sur trois, désormais…) ; ou bien le magazine était tellement enthousiaste qu’il n’a pu se retenir jusque-là. L’article est paru, et il y a plus de haine dans le moindre de ses paragraphes que je n’en ai témoigné ma vie durant. Il me vaut même — une première pour moi, je crois bien — la couverture de The Nation, avec une horrible caricature de moi, tirée, selon la loi du genre, de la plus atroce photographie qu’on ait pu trouver, et agrémentée d’un casque de soldat nazi. Pas de croix gammée en vue, mais elle est dans le texte, selon lequel elle ne m’a jamais quitté de toute mon existence :

« But the swastikas somehow follow him wherever he goes ».

On se demande à quoi cette phrase, inspirée par l’épisode récent de la croix gammée sur le sable de Mlle Lignier, peut bien faire allusion : la swastika me suit où que j’aille ? Il y a d’autres occurrences de sa présence à mes côtés ? Elle témoigne en tout cas de ce qui est, j’en suis persuadé, l’épicentre des enjeux idéologiques, aujourd’hui. Le pouvoir remplaciste veut absolument convaincre le monde que toute opposition à sa toute-puissance est une référence au nazisme, en est la continuation ou la résurgence (de même qu’elle ne peut être que l’expression de la haine, ce qui permet de la réprimer en toute bonne conscience). Inutile de souligner ici que mon point de vue est exactement l’inverse : remplacisme et nazisme participent de la même histoire, celle de la déshumanisation de l’homme, de sa réduction au statut d’objet industriel, de la taylorisation concentrationnaire du vivant.

Au reste, c’est une vérité contre l’autre — à ceci près, bien sûr, que celle de Mr McAuley a pour elle les journaux du monde entier, à peu près tous les pouvoirs, tout l’argent, et pratiquement tous les moyens d’écraser l’autre, de la réduire à néant, de la rendre à la fois inexistante, ignominieuse et ridicule. Au demeurant l’auteur est formel :

« The problem, of course, is that le grand remplacement is not real: If demographic changes have been well-documented, the white utopia of his imagination has never existed in his lifetime. For the entirety of the 20th century, France has been home to one of the most ethnically diverse populations in Western Europe. Significant demographic changes occurred during decolonization in the 1960s and ’70s; the arrivals today are hardly unprecedented. Le Grand Remplacement purports to reveal the truth, but it is the lie, not “the untold part of the discourse.” »

[« Le problème, bien sûr, est que le grand remplacement n’a pas de réalité : si les changements démographiques sont bien attestés, l’utopie blanche de son imagination [[la mienne]] n’a jamais existé de son vivant. Durant la totalité du XXe siècle, la France a abrité une des populations les plus diverses d’Europe occidentale, ethniquement. D’importants changements démographiques sont survenus durant la décolonisation des années soixante et soixante-dix : les arrivées d’aujourd’hui n’ont rien d’inédit. Le Grand Remplacement prétend révéler la vérité, mais il est le mensonge, et pas “le non-dit du discours” ».

À ce propos se montre bien une des innombrables petites distorsions de mes dires qui montrent l’intention du peintre de me desservir à tout prix et par tous les moyens, dans son portrait. Je lui avais déclaré, ce que j’avance très souvent, j’en conviens (il me reproche de radoter), que la tâche d’un écrivain était selon moi de montrer en tout lieu le non-dit d’une société, ce qui, en son sein, ne peut pas être dit (et c’est ce qui fait l’unité de l’entreprise, entre Tricks et Le Grand Remplacement). Cela devient, dans l’article :

«“The mission of the great writer in society is to go toward what is not said, the untold part of the discourse” ».

La mission du grand écrivain… Ce n’est rien, mais cela change tout. Je suis celui qui parle de sa tâche comme de celle d’un grand écrivain. Ou bien je suis un « avid Marine Le Pen supporter » (!!!). Ou bien je reçois le journaliste « dans un costume trois pièces immaculé » (ce qui me semble totalement faux — je ne suis jamais ainsi vêtu à Plieux ; peut-être m’a-t-il vu ainsi ailleurs, en des circonstances plus solennelles…). Ou bien encore, si je peins des Aleph, c’est pour témoigner d’une judéophilie ou d’un antiantisémitisme hypocrites : interrogé là-dessus (à ma relative surprise…), j’avais pourtant bien expliqué que l’aleph était certes la première lettre de l’alphabet hébraïque mais que l’Aleph était surtout pour moi une référence à Borges, à sa géniale nouvelle et au recueil de ce titre, et au lieu qui contient tous les lieux ; mais de tout cela pas un mot, dans The Nation : ça n’entre pas dans la coloration que l’on veut donner au tableau…

 Je me rappelle d’autant mieux cette part de nos échanges, pourtant, que Mr McAuley, obsédé par son idée comme ils le sont tous, et n’entendant rien d’autre, avait d’abord compris Barrès, à mon grand amusement, comme j’essayais de lui parler de Borges…

Quant à l‘“affaire Camus”, elle s’explique par ma conviction que les juifs sont incapables, Proust en tête, de rendre compte de l’âme française — il me semble y avoir là une petite confusion avec Maurras, mais elle est tout à fait coutumière et même rituelle, dans les rédactions :

« In much the same way, Camus, a man of letters himself, implied that iconic French writers such as Marcel Proust, who was half-Jewish, and Romain Gary, a Lithuanian Jewish immigrant, were only able to “explain this culture and this civilization in a way that to them is external” ».

[« De façon tout à fait semblable, Camus, homme de lettres lui-même, impliquait que d’iconiques écrivains français comme Marcel Proust, qui était à moitié juif, et Romain Gary, immigré juif lithuanien, étaient seulement capables d’“expliquer cette culture et cette civilisation d’une façon qui leur est extérieure” » — entre parenthèses, c’est bien la première fois que je vois Gary mis dans le même sac que Proust, comme deux figures iconiques de nos Lettres (et mon hostilité à Proust est notoire, comme à Bergson et à Marc Bloch, dont Bernard-Henry Lévy m’accusait déjà de haïr la présence dans notre littérature : accusation qui eut sur moi, à l’époque, tant elle était absurdement fausse, un effet merveilleusement libératoire).]

David Le Bailly, journaliste au Nouvel Observateur, expliquait fameusement mes désastreuses dérives idéologiques, il y a quelques années, par les frustrations de mon vieux cul fripé. Son confrère James McAuley, plus élégant, les met, lui, sur le compte de mon désastre artistique. Elles ne sont dans mon travail littéraire qu’une kitscherie après tant d’autres (tel Roman Roi). Je ne suis pas un artiste. Et j’ai trouvé dans cette ridicule histoire de Grand Remplacement, qui ne tient pas debout, le moyen de faire encore un peu parler de moi, malgré mon échec.

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