La Ligne claire. Journal 2019

créée le jeudi 18 juillet 2019, 18 h 41
modifiée le vendredi 19 juillet 2019, 14 h 41
Plieux, jeudi 18 juillet 2019, six heures et demie de l’après-midi.
J’ai souvent l’impression de ne pas être compris. D’autres fois, et par compensation, j’ai l’impression d’avoir été compris avant même d’avoir été lu, et mieux que je ne me comprends moi-même, et plus tôt ; que c’est moi qui tarde à comprendre quelque chose qui a parfaitement été compris ailleurs, et parfaitement dit. Ainsi Pierre Le Coz écrit-il, dans L’Europe et la profondeur, à propos de Sade et des camps : 

« Auschwitz n’est pas si loin de Silling. On y retrouve d’abord la même tripartition : libertin/domestiques/victimes ; SS/kapos/déportés. D’autre part, le camp illustre la même clôture (c’est une prison) et le même retirement du monde que le château de Sade : au centre de l’Europe occupée, c’est une ville secrète et vivant en quasi-autarcie. Au moins pour les déportés, et à l’exception de quelques très rares évasions, on n’en sort pas : la seule issue est la mort, la seule “liberté”, le travail — cette dernière notion faisant la seule différence avec le lieu sadien : Silling est consacré au plaisir (de quelques-uns), Auschwitz au travail (de tous) : la survie de ses prisonniers y est conditionnée par leur capacité à produire. C’est le règne absolu de la donne sur l’essence humaine considérée comme bête de labeur. Dès que le prisonnier ne peut plus travailler, il est impitoyablement éliminé. À l’idée de l’homme considéré en tant que “ressource humaine” — stock — correspond inévitablement une industrialisation de la mort. Mais qu’en est-il, puisque c’est là notre vrai sujet, du lieu-Auschwitz, du “séjour” humain dans le camp ?

« Auschwitz est une “ville nouvelle”, créée de toutes pièces par la technocratie nazie : des baraquements disposés géométriquement, des allées au cordeau qui se croisent à angle droit, une clôture orthogonale de miradors et de fils barbelés. Deux pôles : l’usine et la chambre à gaz correspondant aux deux pôles de la vie à Auschwitz : le travail et la mort. Tout cela posé sur la terre nue et sans rapport avec elle ; l’espace devenu la pure étendue philosophique et l’individu livré sans écran à cette abstraction. À Auschwitz, et pour la première fois dans l’histoire, la donne moderne sur l’homme comme bête de labeur et la donne moderne sur l’espace comme entité homogène indifférenciée coïncident visiblement, avouant par là leur secrète communauté. Ce qui est en essence dans l’espace moderne, mathématique, c’est une condition humaine nouvelle devenant visible dans la figure du travailleur. C’est pourquoi l’unique devise d’un tel “lieu”, et dans la mesure où la liberté fait toujours le fond de l’essence humaine, ne peut être que “le travail c’est la liberté” (la formule “Arbeit macht frei” était, on le sait, inscrite sur le portail du camp). Parfaite coïncidence des trois équations de la modernité : espace = étendue ; homme = travailleur, liberté = travail. Et tant qu’une autre pensée ne viendra pas démentir ces trois égalités, Auschwitz demeure sur notre horizon spirituel comme la vérité pratique de ce temps, l’aboutissement de l’humanisme babélien : ce qu’il ne faut pas refaire et ce à quoi pourtant nous sommes toujours reconduits tant que nous ne pensons pas autrement. Le vrai danger n’a peut-être pas encore commencé ; Auschwitz en constitue la préfiguration totale, rassemblant en un éclair tout ce qui plus tard va être longuement développé. En ce sens, on peut dire qu’Auschwitz est le centre — la Cité interdite — de l’ère planétaire qui se met en place aujourd’hui sous nos yeux : archétype détesté, refoulé, mais toujours présent tant que n’aura pas été détruite la donne sur l’être comme la calculabilité de toutes choses : la nature comme les créatures qui la peuplent. Dès lors, ce qui était à l’œuvre à Auschwitz n’a pas quitté nos préoccupations spirituelles en tant que le danger qui inspire toute notre époque technique et dont Auschwitz, sous sa forme “primitive”, c’est-à-dire parfaite, constitue la préfiguration et le paradigme. C’est encore le soleil hégélien “qui, dans un éclair, dessine en une fois la forme du nouveau monde”, mais un soleil noir. En résumé [c’est moi qui souligne] : Auschwitz n’est pas derrière mais devant nous, à la différence près que cette fois-ci Auschwitz sera étendu aux limites de la planète entière devenue un seul et unique camp parmi les étoiles : un monde consacré tout entier à l’activité économique et sans ouverture, sans fenêtre sur un au-delà de l’économie — puisque même ceux qui veulent renverser ce monde parlent encore le langage de l’économie : ne remettent pas en cause la donne sur l’essence humaine comme bête de labeur. D’une certaine manière, on peut dire qu’à Auschwitz la seule “espérance” c’est Silling : accéder pour quelques-uns au statut de maître ; devenir de bête de labeur, bête de plaisir. Ce qui caractérise de tels lieux clos c’est donc d’abord, avant même la clôture spatiale, la clôture spirituelle : l’impossibilité de s’arracher à un présupposé fondamental. Et toutes les pensées dominantes de ce temps ne font que renforcer cette clôture ; ou plutôt : elles sont nées d’elle. Nous n’avons jamais quitté Babel. »

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