Bétharram. Journal 2022

créée le mercredi 10 août 2022, 17 h 20
modifiée le mercredi 10 août 2022, 17 h 23
Plieux, mercredi 10 août 2022, cinq heures de l’après-midi.
Voici l’entretien que j’avais donné le mois dernier à l’hebdomadaire allemand Junge Freiheit, et qui ne sera finalement pas publié — mais cette fois-ci c’est plutôt de mon fait, par agacement, car on m’avait demandé dix mille signes questions comprises, et quand j’ai fourni dix mille signes exactement, on m’a expliqué que c’était trop et qu’il fallait couper :

1. Monsieur Camus, qu’est-ce que le “Grand Remplacement” ?

— Le changement de peuple et de civilisation. Là où depuis des siècles il y avait un peuple, il y en a un ou plusieurs autres.

2. Qu’est-ce qui se cache derrière, un complot ?

— Certainement pas. Le mot est mille fois trop petit. Il s’agit de mécanismes infiniment plus vastes, dont les rouages ne sont pas forcément des hommes, des femmes, des groupes ou des coalitions d’intérêts. Heidegger parle très justement de Machenschaft, en français machination, qui a l’avantage de désigner aussi bien le plan, le projet, que le devenir-machine, la transformation de l’homme en machine, et de l’humanité en machinerie.

3. Mais c’est ainsi qu’il est presque exclusivement désigné et présenté dans les médias allemands, comme une théorie du complot !

— Oui, c’est ce que j’appelle dans La Dépossession “la théorie de la théorie du complot”. La plupart des théories du complot s’étant déshonorées ou ridiculisées, un procédé désormais rituel pour tout pouvoir quel qu’il soit est d’appeler mécaniquement “théorie du complot” toute interrogation sur sa nature et ses modes d’exercice.

 4. S’il n’y a pas de complot, que se cache-t-il derrière le Grand Remplacement — qui sont ses acteurs et quelles sont leurs motivations ?

 — Non seulement le Grand Remplacement n’est pas une théorie du complot, mais ce n’est pas une théorie du tout. C’est un constat, un chrononyme, un nom pour une époque d’après son phénomène principal, au même titre que la Grande Peste, le Grand Schisme, la Grande Guerre ou la Grande Dépression. Si gigantesque soit-il, le Grand Remplacement n’est qu’une petite partie de ce que j’appelle le remplacisme global, dont la traduction politique ou plutôt gestionnaire, managériale, est la davocratie, la gestion du parc humain (Sloterdijk) par Davos, par une conception pan-économique du monde : celle des Grands Argentiers, des banques, des multinationales, des fonds de pension, des hedge-funds, des GAFAMs, etc. Autant le Grand Remplacement n’est pas une théorie, mais un constat, tel que je le dresse dans le livre de ce titre, autant le remplacisme global en est une, si l’on veut, telle que je l’expose dans le plus récent de mes ouvrages, La Dépossession. Cette “théorie” repose sur l’observation que le remplacement est le geste central des sociétés industrielles et post-industrielles modernes : substitution, fac-similé, double, contrefaçon, ersatz, faux. Il est à noter que le faux, le mensonge, est au principe même de ces sociétés de la substitution. Elles créent un monde du faux, un réel faux, un faux réel, ce que j’appelle le faussel, en anglais falseal ou fakeal. Un autre nom du remplacisme global est l’artificialisation.

 5.Comment le Grand Remplacement se déroule-t-il ? Quels sont les phénomènes qui font partie du Grand Remplacement ? Qui est remplacé et comment ?

— Le principal moyen du Grand Remplacement est l’immigration de masse. Cependant il faut noter que le terme d’immigration désigne des phénomènes du XIXe et du XXe siècles, et qu’il est totalement impropre à qualifier ce qui se déroule au XXIe siècle. Il est aujourd’hui un anachronisme. S’en servir encore relève de l’aveuglement actif ou passif, voire d’un mode doux de négationnisme, étant bien entendu que la forme la plus active du négationnisme aujourd’hui, c’est la négation du Grand Remplacement, ou génocide par substitution, pour employer cette fois les mots d’Aimé Césaire, le poète noir et communiste.

L’avantage du terme Grand Remplacement, en français, c’est qu’il se décline facilement : non seulement il mène au remplacisme global, déjà évoqué, mais il sert à désigner les trois principaux protagonistes du drame : remplacistes, remplaçants, remplacés.

 6. Le Grand Remplacement est-il géré de manière centralisée ou décentralisée ? Ou n’est-il pas du tout dirigé ? Comment ses éléments peuvent-ils alors interagir et le générer s’il n’y a pas de contrôle ?

 — Il n’est certainement pas géré de façon centralisée, ce qui impliquerait une conspiration, pour le coup, ou à tout le moins un dessein. Le Grand Remplacement est une manifestation parmi d’autres de la Machination, le remplacisme global davocratique. La Machine se corrige et se contrôle elle-même, c’est la fameuse “boucle de rétroaction” cybernétique. Tout y est contrôle, à commencer bien sûr par les médias et les juges, mais en allant jusqu’à chacune de nos consciences, telles qu’apprêtées par les industries de l’hébétude : l’école, la télévision, les réseaux sociaux, la sonorisation du monde, la drogue.

7. Est-il intentionnel, prémédité ? Ses acteurs sont-ils conscients de pratiquer un Grand Remplacement ? Ou le font-ils involontairement ? Comment cela peut-il être le cas ?

 — Il en va de lui comme de la Révolution Industrielle, si vous voulez.  D’ailleurs il est une quatrième ou cinquième Révolution industrielle. Mais cette fois le produit c’est l’homme. L’objectif est l’interchangeabilité générale, que peut seule assurer la liquéfaction de la société, des rites sociaux, de la grammaire et de l’espèce, selon le concept admirable de Zygmunt Bauman.

 8. Qui sont les acteurs ? Quelles sont leurs motivations ?

 — Les acteurs sont vous, moi, la petite bourgeoisie universelle, bien repérée par Giorgio Agamben comme étant « vraisemblablement la forme sous laquelle l’humanité est en train d’avancer vers sa propre destruction ». La davocratie est la forme politique mais surtout managériale, cybernétique, de la dictature de la petite bourgeoisie.

 9. Le Grand Remplacement est-il donc peut-être moins une politique concrète qu’un processus social ?

 — C’est quotidiennement une politique très concrète, exprimée par des milliers de lois, de décrets gouvernementaux, d’arrêtés municipaux, de décisions de police, de jugements, d’articles de presse, d’émissions de radio et de télévision, de tweets, de statuts Facebook, de leçons, de cours et de procédés de sélection économiques ou universitaires, etc. C’est aussi bien sûr un processus social, attaché essentiellement à l’écrasement de toutes les différences, de races, de classes, de niveaux culturels et à présent de sexe. Mais c’est surtout une exigence industrielle des Industries de l’homme, celles qui produisent la MHI (Matière Humaine Indifférenciée), liquéfiée pour les bidons du bidonville global, et interchangeable à merci. 

10. Pourquoi le Grand Remplacement est-il publiquement qualifié de théorie du complot alors qu’il n’en est rien ? Quels sont les motifs de cette présentation erronée ?

— Le Grand Remplacement, ou génocide par substitution, étant le crime contre l’humanité du XXIe siècle, il doit être à la fois nié et tu par tous les moyens dont dispose le bloc négationniste-génocidaire. L’appeler une théorie du complot n’est qu’un procédé parmi d’autres, et parmi les plus efficaces, de lui dénier toute réalité malgré l’évidence. Il faut noter toutefois que le bloc négationniste-génocidaire, s’il est de plus en plus génocidaire, et plus seulement par substitution (en France il y a cet été cent vingt attaques au couteau par jour), est de moins en moins négationniste, et cela pour deux raisons : d’une part il ne peut plus lutter contre l’évidence, d’autre part il est de plus en plus fier de son crime.

11. Alors, appeler le Grand Remplacement une théorie de la conspiration, est-ce peut-être en soi une théorie de la conspiration ? 

— Parler de “théorie du Grand Remplacement”, c’est comme parler de “théorie des chambres à gaz” : du négationnisme pur et simple.

 12. Toutefois, ce terme décrit-il vraiment une réalité ? Ou n’est-il peut-être qu’une fiction : votre vision subjective du monde, mais pas un fait empirique ? Après tout, vous n’êtes pas un scientifique et votre écrit qui fonde le terme n’est pas une étude empirique, mais un essai, donc seulement une réflexion subjective. Sur quelle base pouvez-vous donc prétendre que le Grand Remplacement est une réalité ? 

— C’est là l’un des thèmes centraux de La Dépossession. En l’occurrence, et sur ce point particulier, la dépossession est double. D’une part, après la mort nietzschéenne de Dieu, la science succède à Dieu et à ses Églises comme instance suprême de la vérité. Mais jamais au cours de l’Histoire ce ne sont Dieu, ni l’Église, ni la science, qui ont dit aux hommes si ce qui survenait survenait. Ce n’est pas la science qui a dit qu’il y avait une Grande Peste, une Guerre de Cent ans, une Guerre de Trente ans, la Révolution française, les guerres napoléoniennes, la Grande Dépression, l’occupation allemande de la moitié de l’Europe. La science, depuis qu’elle a été érigée en instance suprême de la vérité, a dépossédé l’homme de son regard, de son expérience, de son jugement, et même de son chagrin. Or, deuxième degré de la dépossession, ce n’est même pas la science elle-même qui a accompli ce tour de force, mais toute sorte de petites sciences fort peu scientifiques malgré les apparences, et infiniment serviles : la sociologie, la démographie, les statistiques, les chiffres, auxquels on peut faire dire ce que l’on veut. Le Grand Remplacement crève les yeux, et le coeur, mais les Européens s’en remettent, pour s’accorder le droit de juger de lui, à ce qui leur a le plus effrontément menti. Non seulement les sciences humaines n’ont en aucune façon annoncé aux peuples le cataclysme majeur qui se préparait, elles l’ont nié de toute leur énergie, comme elles niaient du même élan l’effondrement du système scolaire et celui de la culture, le lien entre immigration et délinquance, le désastre du paysage, l’artificialisation du monde.

13.Vous attendiez-vous à ce que ce terme que vous avez créé se répande dans tout le monde occidental ? Êtes-vous surpris ? 

— Je ne m’étais pas posé la question. Il me paraissait le plus juste, voilà tout.

 14. D’après vous, d’où vient le succès de votre expression ? 

— Eh bien, évidemment, j’ai tendance à penser qu’il vient de sa justesse, de son adéquation aux processus en cours. Il faut ajouter à cela son extrême plasticité : Grand Remplacement (des races par d’autres races, des peuples par d’autres peuples), Petit Remplacement (des classes par d’autres classes, de la culture par le divertissement), remplacisme global, remplacistes, remplaçants, remplacés.

 15. Le terme s’étant répandu, il est naturellement interprété de différentes manières. En effet, rares sont les personnes qui l’utilisent qui ont lu votre essai auparavant et qui s’en tiennent à votre définition. Le terme aurait-il donc une double vie ? D’une part, sous la forme que vous lui avez donnée et à laquelle se réfèrent vos lecteurs et vos adeptes. Mais d’autre part, sous la forme d’interprétations qui n’ont plus grand-chose à voir avec votre original, qui le contredisent même, voire qui propagent l’idée qu’il s’agit d’une clique de conspirateurs ?

 — Votre description est parfaite, je n’ai rien à y ajouter.

 16. Votre concept a été repris notamment par le mouvement identitaire, qui en a fait l’une de ses idées directrices, mais aussi par une partie du RN français, Éric Zemmour, Viktor Orban, le chef du FPÖ de l’époque H.C. Strache, une partie de l’AfD allemande et d’autres - alors que Marine Le Pen, à ma connaissance, le rejette. Que pensez-vous de tout cela ? Est-ce une bonne ou une mauvaise chose que les politiques l’adoptent ? Ou en abusent-ils ? Le refus de Mme Le Pen les agace-t-il ? Ou est-ce une bonne chose, car le terme est ainsi moins réduit à un parti ? 

 — Mieux vaut qu’il ne soit pas réduit à un parti, il serait même préférable qu’il ne fût pas réduit à la droite ou à l’extrême-droite. Pour le Grand Remplacement lui-même, il est peut-être trop tard, encore qu’il y ait toujours eu des patriotes à gauche et que la lutte contre le Grand Remplacement est un combat indigéniste et décolonial, anticolonialiste, qui s’inscrit parfaitement dans l’histoire des luttes contre la colonisation et qui, en ce sens, n’est pas particulièrement “de droite”. Quant au remplacisme global, ce devrait être autant et plus un concept de gauche qu’un concept de droite. Hélas, ce sont les valeurs de gauche, égalité et antiracisme, qui servent le mieux la davocratie. 

 17. Les milieux d’extrême droite, jusqu’aux auteurs d’attentats terroristes de droite, ont également adopté votre terme. C’est pourquoi on attribue à ce terme et à vous-même une part de responsabilité dans les attentats et les meurtres commis par ces personnes. Ne devriez-vous pas vous reprocher de “fournir l’idéologie” à ces extrémistes, comme on dit ? Quels sont vos contre-arguments ? 

— C’est aussi absurde que de reprocher les suicides de la Grande Dépression à un homme qui aurait écrit un livre intitulé La Grande Dépression. Le Grand Remplacement est une monstruosité dont il n’est pas étonnant qu’elle rende les gens fous, voire criminels. Mais ceux qui commettent des crimes prouvent du même coup qu’ils ne sont pas influencés par moi puisque l’épicentre de ma réflexion politique c’est le concept d’in-nocence, de non-nocence, de non-nuisance, de non-violence. C’est parce que je suis contre la violence que je suis contre le Grand Remplacement, qui l’amène partout avec lui. D’ailleurs il a été établi par plusieurs tribunaux que le tueur de Christchurch n’était en aucune façon influencé par moi, dont il ne connaissait sans doute même pas l’existence, ni par mes livres, qui ne sont pas traduits en anglais. 

 18.Quel est l’avantage et le succès de pouvoir établir un tel terme dans le débat ? 

— Tout ce qui concourt à ouvrir les yeux des victimes des industries de l’hébétude est bon.

19. Ou bien ce terme n’est-il pas un succès du tout ? Car au moins en Allemagne, il est entre-temps, comme je l’ai dit, publiquement discrédité en tant que “théorie du complot d’extrême droite”. Le terme a-t-il donc échoué ? 

 — S’il a échoué, pourquoi m’interrogez-vous ? 

 20. Celui qui veut parler du phénomène du Grand Remplacement en Allemagne ne doit en aucun cas faire une chose : Utiliser le terme ! Car s’il le fait, soit il sera immédiatement exclu du débat, soit on lui imposera au moins un débat sur “l’extrémisme de droite” et la “théorie du complot” qui remplacera le débat sur les phénomènes du Grand Remplacement. Quel est l’intérêt d’une notion qui crée nettement plus de problèmes qu’elle n’apporte d’avantages ? Ne vaut-il pas mieux s’en passer ? 

— Il est tout à fait possible en effet de se plier au jeu des négationnistes et de n’utiliser que les mots autorisés par eux, ainsi qu’ils l’exigent pour que la vérité du génocide par substitution n’affleure pas.

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