sans dateVendredi 14 avril 2000, dix heures du matin. Je suis rentré hier soir, par le train, d’un bref “voyage d’affaires” à Paris — enfin, disons “professionnel”.
Mercredi après-midi, Richard Millet et moi, en présence de notre commun éditeur Paul Otchakovsky, avons enregistré l’émission d’Alain Finkielkraut, Répliques, qui doit être diffusée demain. Comme Finkielkraut, Millet et moi sommes assez largement du même avis, sur l’état de la langue et sur celui, plus déplorable encore, de l’Éducation nationale, nous nous encouragions les uns les autres et nous en sommes arrivés tous les trois (moi surtout, je le crains), à sortir quelques assez jolies énormités — non pas des choses fausses, mais des choses qu’il est convenu de ne pas dire, si l’on veut vivre tranquille, parce qu’elles blessent le sentiment dominant.
Le “corps enseignant”, en particulier, ne va pas manquer de nous haïr, c’est vraisemblable. J’ai dit par exemple que jadis l’enseignement servait à sortir quelques enfants du prolétariat tandis qu’aujourd’hui il avait pour effet de rendre prolétaires, culturellement, les enfants des familles cultivées. Et pourquoi ? (car ce n’est pas tout...) Parce que les “enseignants”, désormais, seraient eux-mêmes des prolétaires. Il suffirait pour s’en convaincre de voir les récentes manifestations de “profs”, que rien ne distinguait pour l’œil de manifestations d’infirmières ou d’ouvriers de la sidérurgie. Et le style des banderoles ! Et l’incroyable laideur de leurs dessins ! Et les jeux de mots lamentables ! Voilà l’état culturel des gens qui sont chargés d’éduquer “nos” enfants !
Sur quoi Millet émoustillé renchérit, en s’en prenant aux tenues vestimentaires des professeurs, à leur façon lamentable de s’habiller. Mais la palme revient à Finkielkraut qui déclare, malheureusement hors antenne, et toujours à propos des mouvements de rue contre le plan Allègre, ces derniers mois : « C’est bien simple, quand j’allumais ma télévision, je croyais qu’il s’agissait de manifestations de clodos, au début » !
Après l’enregistrement nous étions comme trois gamins à l’issue d’une razzia sur les confitures — un peu confus, légèrement inquiets quant aux conséquences, mais assez fiers de leurs exploits...
*
Le lendemain matin, hier jeudi, publication du grand “dossier” de Libération : “appel” en première page, trois pages entières en tête du cahier central, nombreuses photographies, long et très favorable article de Stéphane Bouquet, assez long entretien — bref on ne peut pas rêver meilleure publicité, et je ne puis plus me plaindre de ne susciter aucune espèce d’intérêt.
Bien entendu je ne serais pas moi-même si je ne déplorais pas quelques petites imperfections, qui sans compromettre le plaisir l’entachent un peu, de même qu’il y a toujours un incident ou un invité, dans une fête, qui empêchent qu’on en jouisse tout à fait.
L’“appel” de première page, La quête de Don Camus, n’a aucune espèce de sens en soi, et rien ne l’explicite dans les pages intérieures. Suis-je un bénédictin, à cause de mon travail dans ma bibliothèque ? Un ex-Don Juan gay ? Un don Camillo de la Gascogne ? Aucune justification n’est donnée à ce titre, rien ne le soutient, aucun écho ne l’éclaire.
Un peu plus grave, ce sous-titre : Du haut de son château de Plieux (Gers), l’auteur de “Tricks”, un brin aristocrate, s’afflige qu’« il existe un tiers-état de la langue française » — entre guillemets, s’il vous plaît. Bien entendu je ne me suis jamais affligé de rien de pareil. Je ne sais ce qui a pu inspirer au journaliste la phrase reprise en sous-titre : « Qu’il existe un tiers-état de la langue afflige cet écrivain un brin aristocrate. » De plus proche de cela, dans mes propos ou mes écrits, je ne vois guère que mes prises de position en faveur d’un “langage tiers”, ni tout à fait le mien, ni tout à fait le vôtre, une convention, en somme, et qui seul autorise l’échange, selon moi. Mais c’est bien éloigné d’un “tiers-état de la langue”...
Cherchant dans son article la citation exacte du critique, à l’instant, je vois que je serais incapable de supporter, d’après lui, un monde « où l’on vous dit, dans un affreux langage bébé, votre maman plutôt que Madame votre mère. » Mais bien entendu je n’ai jamais souhaité que l’on me parlât de “Madame votre mère”. Je trouve ridicule et obscène qu’on parle à la radio, tout à fait sérieusement, de “la maman de Nathalie Sarraute” ou de “la maman d’Héraclite”, comme je l’ai entendu faire encore la semaine dernière. C’est assez différent.
Même à l’occasion d’articles favorables, et celui-ci l’est très fort, la presse oblige la vérité à franchir un épais rideau de caricature (Madame votre mère !) et d’approximations. Tout ce qu’on peut espérer, c’est que ces approximations, à la fin, se corrigent et s’annulent les unes les autres. Mais alors on est mort depuis longtemps. Et la grande correction finale, c’est l’oubli.
Toujours est-il qu’il y a là une leçon, pour Du Sens. Comment voyage le sens, en société journalistique ? Or toute société est plus ou moins journalistique. Le grand instrument de transmission du sens, c’est la rumeur. Le sens est comme une eau qui passe de main en main, en urgence, dans une large écuelle basse : à chaque intermédiaire, il s’en perd un peu.
Les photographies qui illustrent l’article ne sont pas trop cruelles, pour une fois. Il y en a même une de moi qui me plairait assez, je crois, mais la rédaction a choisi de la reproduire en très petit format, tandis que certaines autres occupent la moitié d’une page. Celle qui a été retenue pour illustrer Plieux, malheureusement, montre le château sous son plus mauvais angle, la plus délabrée et la moins intéressante de ses façades, celle de l’est. Enfin à cheval offert on ne regarde pas les dents, n’est-ce pas ?
Plus généralement, ainsi que le fait remarquer Flatters, Stéphane Bouquet, qui se montre très bienveillant, dans l’ensemble, bien qu’un peu narquois comme c’est la loi du genre me concernant, a tout de même laissé passer l’occasion (puisque manifestement il m’est très favorable) de signaler une “œuvre”, un ensemble, un foisonnant et brinquebalant système d’interprétation du monde, si je puis me permettre de l’écrire moi-même, puisque personne d’autre ne le fait. Son article, pour une large part, est plutôt people, d’inspiration : le château, les chiens, Madame votre mère, et « [une série de rencontres sexuelles avec des petits mecs poilus et moustachus] », allusion dont je me serais passé car plusieurs personnes se sont empressées de signaler ces trois pages à ma mère. Mais ce qui “fait sens”, au fond, ce sont les trois pages, et le ton général, plein de considération malgré tout. Ma situation dans le monde et celle de mes petits travaux devrait s’en trouver fort améliorée. Et je ne saurais oublier que tout cela est dû entièrement à ce jeune critique et écrivain, Stéphane Bouquet, qui à lui seul, certainement, a su persuader Libération de s’intéresser un peu à moi, et même beaucoup (jadis Michèle Bernstein me consacrait assez régulièrement des articles, dans les mêmes colonnes ; mais c’était dans des proportions infiniment plus modestes).
Heureuse coïncidence, hier matin, un excellent article de Claude Duneton sur les Délicatesses, dans Le Figaro : « Un ouvrage d’une élégante complexité, qui parle de notre langue, de ses abandons, de ses richesses passées, dans un style si clair, si élégant, qu’on trouve du plaisir au récit même de ses défaites. [...] La réalité est que le livre est si bien écrit, avec tant de crânerie dans un monde si platement soumis à “l’idéologie du sympa” que même nos divergences d’idées me mettent de belle humeur. »
Mais la grande épreuve de la matinée d’hier était un rendez-vous au café Beaubourg avec le terrible Marc Weitzmann, le Fouquier-Tinville des Inrockuptibles.
Mauvais début, il était un peu en retard et alors que j’étais déjà assis et que j’avais déjà commandé du Perrier, je me suis aperçu que je n’avais pas un sou sur moi et que j’avais oublié jusqu’à ma carte de crédit — problème ridicule qui me mettait dans une situation délicate avant même de commencer l’entretien. Car s’il allait ne pas venir ? Mais le voilà, souriant, aimable, et sa première question :
Sur quoi bafouillage de ma part, d’où il ressort à peu près et tant bien que mal que le mot juif, dans l’expression citée, ne posait pas de problème d’interprétation, supposais-je, et que, pour race, je n’avais jamais très bien compris pourquoi ce terme était devenu tabou. Je l’employais pour ma part dans le sens qu’il avait toujours eu en français classique.
« [...]
— Ça peut arriver, oui. Le génie de la race, les vertus de la race, ou même les rois de la troisième race... »
Et ainsi de suite. J’avais l’impression d’être une malheureuse souris entre les pattes d’un chat particulièrement griffu et joueur. Lui trouvait que je n’étais pas clair, que je biaisais, que je cherchais mes mots et que j’avais l’air de le craindre. Ces gens sont assez plaisants qui peuvent vous envoyer en Sibérie pour le restant de vos jours, briser totalement votre vie et votre situation pour un mot de travers, et qui affectent de s’étonner qu’on réfléchisse et tergiverse avant d’avancer le moindre, dont on sait bien qu’il sera fatalement interprété de la façon qui peut vous nuire le plus efficacement.
« [...]
— Incontestablement, reconnais-je. Ce sont même les plus beaux œufs de la situation politique et culturelle française...
— [...]
— Ah ! Moi je vois bien pourquoi...
— [...]
— Je pense ce que j’ai écrit. Je fais partie de ces écrivains, très nombreux, je crois, qui écrivent parce qu’ils ont un rapport difficile à la parole, parce qu’à l’oral ils ont tendance au mot pour un autre, et qu’ils ont l’esprit de l’escalier.
— [...]
— Je n’ai jamais écrit rien de pareil !
— [...]
— « Les juifs du “Panorama” de France Culture exagèrent ». Ce n’est pas du tout la même chose !
—[...]
— Mais ce n’est pas moi qui les ai désignés comme juifs ! C’est eux ! Ils ne cessaient de faire référence à leur judéité, à leur enfance juive, à leur famille juive, etc. Si vous n’écoutiez pas régulièrement cette émission, vous ne pouvez guère comprendre, en effet. C’était assez cocasse. Ça faisait penser à la phrase fameuse attribuée à Yves Navarre : « Assez parlé de moi. Avez-vous lu mon dernier livre ? » Là c’était plutôt : « Assez parlé de la vie quotidienne en Israël. Quelle est l’actualité du roman juif new-yorkais ? ». C’était plutôt drôle, ça pouvait être aussi un peu agaçant, à la longue. Remarquez il y a eu ensuite une sorte de “réaction catholique”, la dernière année, il n’était plus question que des Évangiles, des conciles et de l’histoire de l’Église, et ça a coïncidé avec une très nette chute de qualité de l’émission. Il y a quelque chose d’un peu exagéré à ce qu’un groupe donné, quel qu’il soit, soit en situation de quasi-monopole, pendant des années, dans une émission de service public, et en profite, plus ou moins consciemment, pour mettre en avant les sujets qui l’intéressent lui plus directement que les autres. Ce n’est pas bien grave, mais il n’est pas interdit de le relever, il me semble.
— [...]
— Bien entendu !
— [...]
— N’importe quel autre groupe !
— [...]
— Je ne sais pas. Enfin, je suis bien conscient de ce que le rapprochement a de tout à fait inadéquat, mais... Il s’agirait d’un groupe homosexuel qui jour après jour parlerait de la vie gay, de la littérature gay, de la danse, des homosexuels fameux de l’histoire, etc., dans une émission de service public censément consacrée à l’ensemble de la vie culturelle, ça me semblerait tout aussi exagéré, sinon plus.
— [...]
— Oui, si ce n’est pas déclaré officiellement, si officiellement il s’agissait d’une rédaction neutre, généraliste, et si en fait elle s’intéressait avant tout à des sujets homosexuels...
— [...]
— Il y a trop d’homosexuels à Libération ?
—[...]
— Je n’en sais rien, je ne lis pas Libération.
— [...]
— Ah bon, vous trouvez ?
— [...]
— Je peux noter ça dans mon journal ?
— [...]
— De toute façon ça n’a rien à voir. Libération est un journal privé, que je sache. Nous parlions d’une émission de service public sur une radio nationale. »
Et ainsi de suite. Je n’ai pas le temps de relater l’ensemble de cette dangereuse partie. Finalement mon tortionnaire m’a dit qu’on avait souhaité, à son journal, qu’il fît un article sur La Campagne de France — un article dénonciateur et dévastateur, je suppose —, mais que lui pensait qu’il ne ferait rien. Le sous-entendu était que je n’en valais pas la peine. Je crois l’avoir persuadé que j’étais trop bête et surtout trop ignorant (n’être même pas fichu de définir clairement “la race juive” !) pour qu’il se soucie de mon cas. Ouf !
Nous nous sommes quittés très poliment, avec force sourires, même. J’ai renouvelé mes excuses de n’avoir sur moi pas un sou, mais il a dit que c’était lui qui avait proposé cet entretien, et que donc il était bien normal qu’il payât pour moi — ce qui était vrai. Mais il m’a fallu un moment pour me remettre de cet interrogatoire serré.
voir l’entrée du vendredi 14 avril 2000 dans Le Jour ni l’Heure◎
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