sans dateSamedi 15 avril 2000, neuf heures du soir. Suis-je assez bête ? Est-il possible qu’à cinquante-trois ans j’éprouve un vrai petit chagrin, une assez amère déception en tout cas, parce que ma mère, ce matin, n’a pas écouté l’émission que j’avais enregistrée mercredi avec Alain Finkielkraut et Richard Millet ?
Ma sœur et Madeleine Gobeil l’avaient informée du “dossier” de Libération, ce que je ne crois pas très judicieux, parce que dans le “dossier” de Libération il est question en passant de Tricks, « récit de ses rencontres avec de petits mecs poilus et moustachus », de sorte que ce n’est guère une lecture pour une mère. Mais l’émission de Finkielkraut était vraiment un “spécial mamans”, comme dit Flatters : je me suis aperçu à l’écoute que j’y étais bien meilleur qu’il ne m’en souvenait, Finkielkraut m’y témoignait beaucoup de considération, toutes les idées soutenues par moi ne pouvaient rencontrer à Royat que le plus totale approbation — et bien entendu pas la moindre allusion à quoi que ce soit de fâcheux. La suivant de l’oreille, je pensais tout du long : « Quelle chance que ma mère écoute cela, ça ne peut que l’enchanter ! » Hélas elle n’écoutait pas. Je lui ai dit mercredi que j’étais à Paris pour enregistrer une émission pour France Culture, je lui ai dit hier que cette émission était diffusée aujourd’hui, je lui ai même dit qu’elle était assez drôle parce que Millet, Finkielkraut et moi, nous encourageant les uns les autres, nous sommes montrés particulièrement virulents — mais malgré cela ce matin elle n’était pas à l’écoute. Un oubli, sans doute. Et l’enfantine amertume que j’en éprouve est... enfantine, justement. C’est-à-dire qu’elle est sans âge et qu’elle communique directement avec l’office central de l’amertume, en tout cas de la mienne.
Sans doute y a-t-il des hommes qui se font élire président de la République, ou académicien, ou gouverneur de la Banque de France dans le seul but de faire plaisir à leur vieille mère, ou bien de l’impressionner, ou de conquérir enfin son estime, ou son admiration. Mais elle leur dira toujours que ce n’est pas cela qu’elle attendait d’eux, ou bien elle s’arrangera pour retomber en enfance trois jours avant leur triomphe, ou bien elle leur fera remarquer que la présidence de la République, décidément, n’a plus rien à voir avec ce qu’elle était de son temps, que c’est même un poste humiliant (ce qui ces temps-ci n’est pas faux). La mienne a tenu à m’apprendre un jour qu’à présent tout le monde écrit et publie des livres : les concierges, les anciens détenus, les prostituées...
Cela dit Pierre non plus n’a pas écouté l’émission ; ni n’a-t-il acheté le numéro de Libération qui contenait le “dossier” à moi consacré, avant-hier ; et cela bien qu’on l’aperçût lui-même sur l’une des photographies, de dos et de loin, marchant à mes côtés dans la campagne.
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La journée qui s’achève s’est déroulée presque entièrement en la compagnie de l’équipe d’Arte venue tourner ici deux ou trois séquences d’un reportage destiné à une “soirée thématique” sur “la littérature en ligne”. Tout s’est passé aussi bien que possible.
D’autre part Nicholas Fox Weber se déclare extrêmement satisfait de mon petit essai sur Josef Albers, dont P.O.L lui a remis comme à moi les épreuves. Et c’est une excellente chose.
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Un ami d’enfance du frère de Jean-Paul, qui conduit l’autobus menant de Bastia au cap Corse, déclare formellement avoir aperçu le disparu_________
[1] Le frère de Jean-Paul Marcheschi (“Flatters”) a disparu de son domicile en laissant un mot demandant pardon à tous ses proches, à la mi-février 2000.1, sur une plage, à six heures du matin, cinq jours après la date de la disparition. Cet homme a voulu s’approcher de son ami pour le saluer, mais le frère de Jean-Paul, si c’est bien de lui qu’il s’agit, s’est éloigné en courant. L’homme aurait volontiers raconté cela plus tôt, a-t-il expliqué, mais il n’y a pas songé car il ignorait la disparition de son ami.
Ce témoignage a relancé les espérances. Mme Marcheschi mère est maintenant convaincue que son fils est vivant, et qu’il va revenir. Elle n’est plus qu’attente, un bloc d’attente, un corps tout entier en attente. Elle passe ses journées à guetter des pas dans l’escalier ou la sonnerie du téléphone.
Un admirateur italien de Jean-Paul, un riche et noble intellectuel de la région vénitienne, qui se propose de mettre sur pied une grande exposition Marcheschi dans la basilique de Palladio à Vicence, se sent d’autant plus proche de Jean-Paul que son bien-aimé frère à lui s’est suicidé — il y a de cela des années, mais pour lui c’est comme si c’était hier, dit-il. Or il recommande de faire un faux : de dire à la mère de Jean-Paul que le frère a écrit, qu’il est vivant dans une autre ville, dans une autre vie. L’Italien estime qu’il n’y a pas d’autre moyen de libérer la mère de ce tourment qui risque de la tuer, ou de lui faire perdre la raison. Jean-Paul a envisagé un instant ce parti, mais il n’a pu s’y résoudre. Il en est à souhaiter presque que l’on retrouve le corps de son frère, ce qui mettrait fin aux faibles espérances qu’on nourrit encore, mais permettrait au temps de commencer à entreprendre, au moins, son long ouvrage d’apaisement.
Une amie à lui a parlé d’une femme dont le fils avait disparu pendant la guerre d’Algérie et qui l’attend encore, quarante ans après, chaque jour que Dieu fait ; qui ne peut pas entendre l’ascenseur sans envisager son apparition, dans l’encadrement de la porte ; à qui chaque sonnerie de téléphone donne l’idée que peut-être...
Si les espérances qui restent sont très faibles, dans le cas du frère de Flatters, c’est que l’ami d’enfance, quand bien même il aurait effectivement reconnu le disparu, la scène avait lieu au tout début des recherches, il y a de cela plus de trois semaines. Où serait passé le fugitif, depuis lors ? Où aurait-il pu se cacher ? Et puis à six heures du matin, en mars, il fait encore bien nuit...
voir l’entrée du samedi 15 avril 2000 dans Le Jour ni l’Heure◎
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