sans dateDans l’avion vers New York, dimanche 23 avril 2000, une heure de l’après-midi (heure française). Je ne pense pas pouvoir bien longtemps écrire sur cet appareil dans ces conditions, car je ne m’en sers jamais que “sur secteur” (bien à tort), et je doute que ses piles, mises à l’épreuve pour la première fois, puissent témoigner beaucoup de résistance. Essayons néanmoins, quitte à devoir s’interrompre à tout moment.
Malgré ma satisfaction à me rendre aux États-Unis et au colloque à moi consacré par Yale, je regrette de quitter le champ au milieu de la bataille. J’y prends un plaisir étonnant. Tous les journaux me couvrent de boue, tous mes amis s’attendent à me trouver accablé, mais je suis au contraire combatif et très remonté, trouvant dans l’indignation une énergie et des réserves d’adrénaline sans cesse renouvelées.
Je n’ai eu jusqu’à présent qu’un seul moment d’abattement. C’était vendredi soir, après l’enregistrement rue Reyer à Toulouse, d’une émission en direct pour LCI, la chaîne câblée : un débat avec Alain Finkielkraut sous l’arbitrage d’un journaliste dont j’oublie le nom, bien qu’il se soit montré, comme d’ailleurs Finkielkraut lui-même, relativement modéré et correct. Ce n’était pas contre les autres que j’étais alors en colère, mais contre moi-même, pour m’être emporté et ne m’être exprimé qu’avec véhémence, trop vite et trop haut. Mais comment faire autrement quand les secondes sont comptées pour tâcher de se faire entendre, et pour sauver son honneur ?
On est bien conscient qu’il faut dire ceci et cela, et encore ceci et ceci. Mais le temps manque, on sait qu’on va être interrompu d’un instant à l’autre, la parole se précipite, elle s’embrouille. Mieux vaudrait sans doute parvenir à faire passer clairement une ou deux idées que cinq ou six obscurément, et violemment. Mais quand on n’a pas l’habitude de ce genre de débats, ni de la parole publique en général, on a du mal à se résoudre à ce sage parti.
Pierre qui m’accompagnait corroborait mes doutes. J’avais eu tort de parler si vite et si fort, d’après lui. Mais ensuite j’ai reçu par téléphone force compliments sur mon punch, de sorte qu’on ne sait qui croire — encore que finissent par l’emporter dans votre esprit, bien entendu, ceux qui vous assurent, tels Madeleine Gobeil ou certains lecteurs amis, qu’on a été “excellent”.
Curieusement je n’ai reçu dans la crise actuelle, jusqu’à présent, aucune lettre d’insulte, que ce soit par la poste ou par le “courriel”. Les journaux me dépeignent comme un monstre antisémite, mais je ne reçois que des lettres d’encouragement. Elles sont de deux types bien distincts : soit elles viennent de familiers ou de lecteurs réguliers, et ceux-là m’assurent n’être pas dupes un seul instant du portrait ignominieux que la presse dresse de moi ; soit elles m’arrivent d’inconnus, antisémites ou crypto-antisémites, probablement, qui ne m’ayant jamais lu croient reconnaître un frère dans ce qu’ils lisent à mon propos dans les journaux, et m’assurent d’un soutien dont je me passerais volontiers.
Essentiellement écrit, ce combat est épuisant, bien entendu, et affreusement frustrant, par la disproportion entre l’énergie de tous les instants qu’il exige et le très peu d’effets qu’on lui voit obtenir. Tout se passe comme dans les cauchemars, quand on s’épuise à courir, à s’en faire éclater le cœur, et que ces beaux efforts, qui dans un monde plus juste devraient vous valoir de voler par-dessus la campagne, vous font avancer de quelques mètres à peine, tandis que vos poursuivants se rapprochent à grandes enjambées, et que vous sentez déjà sur votre nuque leur souffle haineux.
Ou bien c’est comme de se débattre avec un ordinateur récalcitrant (ainsi qu’il m’est arrivé mille fois) : on trace des phrases entières, mais sur l’écran ne s’inscrivent que quelques mots, et qui en plus ne sont pas exactement ceux qu’on est sûr d’avoir tapés. Le clavier s’ingénie à écrire autre chose que ce qu’on est certain de lui avoir dicté. On travaille une heure, et par suite de quelque manipulation inconsidérée, ou d’une chute de tension, ou d’une panne, seuls deux ou trois minutes de votre labeur arrivent à se traduire en phrases, et ces phrases ne sont pas les vôtres.
J’envoie aux journaux communiqués sur communiqués, je réponds à des interviews, j’abreuve les médias de rectificatifs, mais à peine un dixième de la copie que je puis produire à jet continu parvient à se frayer un chemin jusqu’à la page écrite — quant aux radios, n’en parlons même pas. Encore ce dixième est-il affreusement déformé, la plupart du temps, et ne le serait-il pas il le serait encore du seul fait qu’il est un dixième, c’est-à-dire séparé de ce qui le précède et de ce qui le suit.
Vous dites par exemple : « Il est vrai que j’ai écrit ceci [une phrase hautement compromettante] ; mais cette assertion était suivie des précisions suivantes, qui en altèrent profondément le sens, si elles ne le retournent tout à fait, même ». Malheureusement les “précisions suivantes” sont coupées, elles, et tout ce qui reste de votre message, c’est que vous reconnaissez que vous avez bel et bien exprimé une opinion profondément choquante.
On hurle. Mais comme il n’y a pas de son, tout ce qui ressort sur la photographie, c’est que l’on rit à gorge déployée, entre les tombes ou les charniers.
En tout cas j’aurais plus appris du monde en trois jours qu’en trois ans...
Jeudi matin j’étais fort mécontent de Claude Durand, et de ce qui me semblait son lâchage au pire moment — le retrait de La Campagne de France par son éditeur même. Mais vendredi nouveau retournement : Claude Durand m’annonce qu’il va probablement quitter la direction de Fayard, soit avant la fin de cette semaine, soit avant la fin de l’année. La décision de retirer le livre lui aurait été imposée par son second Olivier Bétourné, qui, si je comprends bien, aurait profité des circonstances pour tenter un coup d’État et s’emparer du pouvoir chez Fayard. Claude Durand m’apprend qu’il désapprouve absolument le parti qu’il m’a annoncé la veille ; et que si ce n’était que de lui, le livre serait encore dans les librairies...
Il y est d’ailleurs encore, ajoute-t-il. Car Fayard a annoncé que tous les exemplaires allaient être rappelés, mais n’a pas précisé quand. Et le premier tirage s’épuise si vite, du fait du scandale, que dans quelques jours il n’y aura plus rien à retirer des librairies. De toute façon quatre-vingt-dix pour cent des libraires, dans un cas comme celui-ci, se contentent d’enlever les livres des tables de nouveauté et les gardent sous leur bureau, paraît-il.
Cependant la libraire de Madeleine se lamente d’avoir dû renvoyer à l’éditeur un livre qui se vendait si bien — de sorte que je ne sais qui il faut croire. Retiré ou pas retiré ?
Jeudi soir à Plieux j’avais eu un curieux et long téléphonage de Jean-Pierre Salgas, toujours très bavard, et qui m’assurait sans m’en assurer de son soutien, à sa manière habituelle — c’est-à-dire que bien sûr il ne partage en aucune façon mes vues sur les origines des opinions et des curiosités intellectuelles (je crois que c’est à peu près ce qu’il m’a dit), qu’il trouve que j’ai absolument tort sur le fond, mais qu’il est prêt à faire part publiquement de son appui dans l’inqualifiable procès que me fait France Culture. Lui, ancien membre de l’équipe du “Panorama”, il ne peut pas croire que Laure Adler prétende voler à la défense des journalistes de cette défunte émission, alors qu’elle les a tous mis à pied du jour au lendemain, lui le premier, sans préavis et sans indemnité.
« Et en plus elle n’est même pas juive ! dit-il cocassement. Elle laisse croire qu’elle est juive, tout le monde croit qu’elle est juive parce qu’elle a épousée un M. Adler, mais en fait pas du tout, elle est de Chamalières...
— Oh, ce n’est pas incompatible... »
D’autre part, parmi tous les potins et les rumeurs qu’il colporte goulûment, plusieurs confirment la version durandienne des faits et la réalité d’une sérieuse crise chez Fayard. Son amie Anne Simonin, spécialiste de l’histoire de l’édition française (de l’histoire immédiate, apparemment) lui parle comme d’une chose notoire de la lutte de pouvoir au sein de cette maison. Lui-même avait reçu le matin à huit heures un coup de téléphone d’Élisabeth Roudinesco, qui est l’épouse ou la compagne d’Olivier Bétourné, et qui lui disait que Bétourné et elle n’avaient pas fermé l’œil de la nuit et abordaient la journée avec la ferme résolution d’obtenir de Durand que La Campagne de France soit retiré avant midi — ce qui fut fait.
Fayard ne sort pas grandi de l’épreuve, soit qu’on reproche à la maison d’avoir publié le livre, soit qu’on lui en veuille de l’avoir retiré avec un telle promptitude. Olivier Bétourné a déclaré aux journaux qu’il publiait deux cents livres par an et qu’il ne pouvait pas lire tous les manuscrits — ce qui à tout le monde a paru ridicule.
Paul Otchakovsky pense que Claude Durand s’est défaussé sur Olivier Bétourné son second, et de fait on n’a entendu que celui-ci, dans la cruciale journée de jeudi, quand la presse était déchaînée. Curieusement il parlait de Fayard en disant “je” : « Je ne peux pas lire tous les manuscrits que je publie ». Mais il n’était alors, officiellement, et il n’est toujours, que je sache, que le second de Claude Durand. Et de toute façon ce n’est pas lui qui a arrangé la publication de La Campagne de France. Je ne l’ai jamais rencontré, je ne sais même pas quelle tête il a. En se mettant à la place de son patron le couvrait-il, ou bien le poussait-il vers la sortie ? Mystère — encore que je penche plutôt pour la seconde hypothèse, car Claude Durand avait un ton de digne sincérité quand il m’annonçait vendredi son intention presque arrêtée de quitter la barque. Ce n’est là qu’un des dessous de cette belle affaire.
(Entre parenthèses je suis en admiration devant la loyauté et la sobriété de cet appareil, qui sans être aucunement alimenté m’a permis d’écrire les dix ou douze paragraphes qui précèdent. J’ai aussi regardé The Talented Mr. Ripley, italien et crypto-gay (pas si crypto, d’ailleurs), et plutôt distrayant. Nous sommes au-dessus du Labrador. Affectueuse pensée pour MM. Hapax, Horla, Orage, Oural et Ottokar.)
Stéphane Martin, qui lui-même a beaucoup occupé les médias, toute cette semaine, avec les diverses inaugurations au Louvre, à grand fracas, des salles consacrées aux “Arts premiers”, m’a très gentiment appelé pour m’assurer de son soutien, sans réserves exprimées celui-là, contrairement à celui de Salgas. Il dit qu’il est très surpris de l’attitude de Catherine Tasca, qu’il connaît bien, et qui est selon lui une femme très modérée, honnête et cultivée. Mais lui, l’ancien directeur de cabinet de Douste-Blazy, s’explique parfaitement ce qui a pu se passer. Il voit très bien quelque proche conseiller du ministre entrer dans son bureau mardi dernier, ou mercredi matin, et apprendre à Mme Tasca qu’un obscur écrivaillon déjanté (il doute qu’elle ait jamais entendu parler de moi) a écrit des énormités sur les juifs ; et lui dire qu’il serait excellent, pour l’image qu’il lui faut se bâtir, de publier d’urgence un communiqué vengeur. Dénoncer furieusement la moindre dérive raciste ou fasciste, réelle ou supposée, c’est toujours excellent pour un homme ou une femme politique soucieux de ses sondages.
D’autre part Catherine Tasca et Laure Adler sont très proches, toutes les deux anciennes de la garde rapprochée de François Mitterrand — ce qui me fait penser que, parmi les lettres de soutien j’en ai reçu une, très chaleureuse, de Frédéric Mitterrand : « Vous n’avez rien écrit dont vous deviez avoir honte, Cher Renaud » (il y a bien dix ou quinze ans que cet ancien camarade de Sciences-Po ne s’était pas manifesté auprès de moi).
Autre détail savoureux, le samedi de la semaine dernière Stéphane Martin était à l’Opéra entre... Catherine Tasca et Laure Adler. Il a l’intention d’écrire à l’une et à l’autre et il a déjà essayé de joindre Tasca. Mais nous sommes en plein week-end de Pâques, tout le monde a disparu dans la nature.
De toute façon je ne veux rien solliciter ou faire solliciter de Laure Adler, que j’ai décidé d’attaquer en justice, car dans le reportage qui précédait mon débat sur LCI, vendredi dernier, elle parlait à mon propos de “révisionnisme”, de dénonciations sous l’occupation, et de Hitler pour la bonne mesure (je crois même que j’étais « pire que Hitler » !).
Quant à Mme le Ministre, si Stéphane veut lui expliquer comme il en a l’intention que je suis “un écrivain important” et que le livre qu’elle a si sévèrement condamné n’a rien à voir avec le brûlot antisémite qu’on lui a décrit sans doute, grand bien lui fasse, et je lui suis très reconnaissant de ses démarches courageuses. Mais elles ne vont pas m’apaiser quant à cette dame qui sans un coup d’œil à La Campagne de France, certainement, sur la seule foi de ses conseillers qui eux-mêmes ont forgé leur opinion sur la seule dénonciation de Weitzmann et des Inrockuptibles, déclare aussitôt qu’elle entend me traîner devant la Cour de La Haye.
voir l’entrée du dimanche 23 avril 2000 dans Le Jour ni l’Heure◎
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