sans dateNew Haven encore, dimanche 30 avril 2000, trois heures moins vingt du matin. Un groupe de fêtards hurlant pour hurler m’a réveillé il y a une demi-heure, tandis qu’il regagnait ses chambres. Si je ne me suicide pas ce n’est pas par force, mais par faiblesse, et peur de me faire mal, et de causer du chagrin à ma mère. Dixième étage : est-ce qu’on se tue immédiatement ? Sans doute, mais on doit avoir le temps, tout de même, de souffrir effroyablement...
De toute façon les fenêtres ici sont des baies, qu’il est impossible d’ouvrir...
Je songe à Michel Bydlowski, qui dirigeait le Panorama de France Culture à l’époque à laquelle je parle de cette émission dans La Campagne de France, justement, et qui s’est suicidé en se jetant d’une fenêtre de la tour de Radio France, quelques années plus tard. Jean-Pierre Salgas fait toujours allusion aux circonstances extraordinairement sombres et aux agissements presque criminels qui auraient poussé Bydlowski à cette extrémité. La veuve de Bydlowski a écrit aux journaux, cette semaine, pour dire son indignation de me voir salir, selon elle, la mémoire de son mari, et pour s’associer véhémentement à la condamnation générale de mes phrases.
Un des participants du colloque de Yale, un jeune Anglais, Daniel Popplewell, m’attaquait de manière hésitante et voilée, mais tout de même insistante, hier matin, sur l’insuffisance de réponse que constituaient les Élégies pour quelques-uns, à son avis, face à la crise du sida, et face à la douleur des morts, des malades et de ceux qui les aimaient.
Toujours revient la douleur, comme une tête de Méduse. Celui devant qui on la dresse, à bout de bras, en est d’autant mieux paralysé, et plus complètement réduit au silence, qu’il a pour elle plus de respect. Charles Porter me parlait jeudi soir de la douleur, face à mes propos, de ses collègues du Département de français de Yale, ceux-là même qui viennent d’envoyer à la presse française ce communiqué dévastateur. À la douleur si elle vous est opposée il n’y a pas de réponse. La douleur est une arme absolue de langage.
La communication de Popplewell était intitulée : Renaud Camus, Élégies pour quelques-uns : une littérature sans risque ? Le sous-titre est emprunté à Alain Buisine.
Un certain Bart van den Bossche, de l’université de Louvain comme Jan Baetens, a prononcé une conférence, lui, sur Renaud Camus, voyageur et touriste en Italie. Il m’y reprochait longuement de reprendre avec insistance et de faire miens tous les stéréotypes établis sur l’italianité — incivisme, défaut de parole, familialisme, machisme, etc. À l’en croire mon Italie n’était qu’une suite de clichés ronchonneurs.
Alexandre Albert trouve que ce “Belge pinailleur” — ce sont ses mots — ne voit pas l’amoureux élan qui me porte vers l’Italie malgré mes persiflages, ou qu’il n’en tient pas compte. Mais Alexandre Albert manifeste en ma faveur un enthousiasme si ardent qu’il me compromet gravement par ses excès. Il est mon ultra-royalisme, ma Chambre introuvable.
Pour sa communication sur Renaud Camus politique il avait demandé en raison des circonstances cinquante minutes au lieu des trente qui étaient imparties normalement à chacun. Et ce fut un plaidoyer très véhément ponctué de Honte aux journaux français qui..., Honte à l’éditeur Fayard que..., Honte au Département de français de Yale qui etc. — encore était-ce avant le coup du communiqué. La péroraison culminait en un L’Histoire tranchera ! que les deux jeunes gens avec qui j’ai dîné, deux Américains, jugeaient grandiloquent et déplacé en Amérique. Ils me conseillaient de demander à Alexandre de modérer radicalement son ton s’il devait écrire pour ma défense dans la presse française. Mais je l’avais déjà fait avant leurs conseils.
Alexandre Albert a cité comme « la plus belle page de La Campagne de France » le passage suivant, qu’il a lu en le scandant du bras, pour l’accablement conjoint de mes ennemis, qu’il mettait en fureur, et de mes supporters modérés, qu’il plongeait dans l’embarras :
« Je pense que la société métissée va vaincre, qu’elle a pour une grande part déjà vaincu. Je pense que la France sera bientôt un quartier comme un autre du village universel, avec, pour mettre les choses au mieux, un dosage ethnique et culturel peut-être original. De même qu’ont été progressivement et plus ou moins heureusement intégrés les juifs, beaucoup moins étrangers toutefois à notre culture ancienne, de même seront intégrés les musulmans, les Arabes et les Noirs. Mais ils ne seront pas intégrés aux Français de souche, et les Français de souche ne seront pas intégrés à eux : tous seront intégrés ensemble à une société et peut-être une civilisation qui est en train de naître sous nos yeux, et que nous voyons déjà à l’œuvre dans les banlieues, les lycées, les discothèques et les films publicitaires.
« Cette société est pour moi sans charme, et certes réciproquement. Je ne suis pas capable de l’aimer, elle n’est pas capable de me comprendre — c’est moins grave pour elle que pour moi. Son apparition, qui n’est que celle, presque normale, quoique un peu précipitée, du futur, m’attriste moins que la disparition du monde ancien, ce monde français, au sens étroit désormais, qui est celui qui m’a nourri, pour lequel j’avais été préparé, et que je trouve éteint lorsque arrivé à l’âge mûr je pouvais espérer me fondre harmonieusement en lui. Peut-être devrons-nous fonder, par nostalgie, et par désir de nous comprendre encore, une amicale des “Vieux Français”, comme il y eut en Russie les “Vieux Russes”... »
Huit heures et demie du matin. À peine m’étais-je rendormi non sans mal, après avoir écrit ce qui précède, une sirène d’alarme a retenti très violemment dans ma chambre, puis une voie enregistrée a dit qu’il y avait un incendie dans l’hôtel. J’ai passé à toute vitesse une chemise et un pantalon, je me suis saisi de cet appareil comme de ma plus précieuse possession, et je me précipitais vers la porte lorsqu’un nouvel avis a indiqué qu’il fallait rester dans la chambre jusqu’à de nouvelles instructions, et surtout rester très calme. Puis long silence. Tous les moments sont un peu longuets, dans ces cas-là. Mais pour un qui a considéré, deux ou trois heures plus tôt, l’opportunité qu’il y aurait pour lui à se jeter par la fenêtre, un incendie fait figure d’assentiment du ciel. Cependant on a peur de souffrir, quand on est moi. Brûler vif ni s’écraser quarante mètres plus bas ne semblent garantir une sortie sans douleur — la douleur, encore elle. Décidément, il me semble que je n’ai pas peur de la mort, non, mais que j’ai grand peur de me faire mal.
Cinq minutes. Dix minutes. Chuchotements dans le couloir. On finit par y passer le nez, malgré les strictes instructions contraires. Tous vos voisins ont fait de même, et s’interrogent du regard, n’osant tout de même quitter leur chambre et tâcher de gagner l’escalier, comme la tentation en est forte. Autres minutes, interminables. On balance entre la discipline et l’idée qu’on sauverait peut-être sa vie si l’on se montrait moins docile. Mais voici un nouvel avis, qui parle d’une fausse alerte. Cependant la sirène à nouveau, de sorte qu’on ne sait trop que penser. Sur quoi les pompiers, dans la rue. Ils ont un splendide camion blanc, et non pas rouge, un énorme jouet d’enfant, d’enfant riche le matin de Noël : immaculé, et toutes ses lignes rehaussées de filets d’or, formant des gerbes et des nœuds dans les coins.
Les hommes du feu sautent de leur char d’apparat, se coiffent de leur casque de guerriers chinois et pénètrent en courant dans l’hôtel. Mais bientôt on les voit en ressortir, pour la plupart, le geste et le pas lents et remisant leur couvre-chef impérial. L’hypothèse de la fausse alerte se confirme. La mort n’est pas pour cette nuit, ni le sommeil, malheureusement.
*
M’est arrivé je ne sais comment copie d’un article du Temps, de Genève, intitulé “L’affaire Camus” enfièvre la France. Il est signé Antoine Bosshard et dans le climat actuel il est relativement modéré. Cependant on y lit des paragraphes comme celui-ci :
« Interpellé, Alain Finkielkraut, dans le Figaro, se dit partagé entre son admiration pour un “écrivain important” et son indignation devant une façon de penser qui réduit les êtres à leur origine ou à leur provenance. »
Sans doute je suis bien placé pour savoir qu’il ne faut apporter qu’une foi très modérée à ce que disent les journaux, même Le Temps, et à leur manière de résumer la pensée de quiconque. Mais Alain Finkielkraut a-t-il réellement pu dire, ou écrire, quoi que ce soit qui indiquât vraiment qu’il me prête « une façon de penser qui réduit les êtres à leur origine ou à leur provenance » ? Que pourrait-il y avoir de plus faux, et qui caricaturât plus grossièrement ma “façon de penser” ? (Si tant est que j’ai bien une “façon de penser”, mais c’est là un autre problème.)
Je n’ai jamais éprouvé si peu que ce soit la tentation intellectuelle, ni sensuelle, ni psychologique, de « réduire les êtres à leur origine ». Je pense, ce qui est infiniment différent, que l’origine est une composante essentielle parmi les divers éléments qui font la personnalité de chacun, et que la gommer comme n’étant pas pertinente, ou en interdire la mention comme étant scandaleuse, ce n’est rien d’autre qu’un obscurantisme. J’ajoute (mais j’ai toujours l’impression, à présent, y compris au sein de ce journal, de parler devant un tribunal...), j’ajoute que l’origine est avant tout un objet d’amour, pour moi, un élément de curiosité et de sympathie, l’un des sièges principaux de la saveur des êtres et du monde — jamais le seul, bien entendu.
La communication qui m’a le plus intéressé, hier, était celle de Semir Badir, un écrivain, philosophe et critique belge qui a plusieurs fois écrit sur moi et qui parlait en l’occurrence du thème de l’absence, en particulier dans Élégies pour quelques-uns — le livre le plus souvent cité au cours de ce colloque, bizarrement (après La Campagne de France, tout de même). C’était la première fois que je rencontrais Badir, un homme discret au regard malicieux, très sympathique. Me dévorait la curiosité de savoir d’où lui venait son joli nom à la Bajazet, très Lettres persanes. Mais dans le climat de suspicion actuel, il n’était pas pensable de lui poser la question.
Son origine serait à mes yeux, il est vrai, un élément très important de sa personnalité, de l’amitié que j’éprouverais pour lui, de son image dans ma sympathie. Mais de là à penser que cet homme, dans mon esprit, « se réduirait à son origine », c’est de la plus totale absurdité. Son origine à elle seule ne suffirait pas à me le faire aimer, bien sûr, quoiqu’elle puisse jouer un petit rôle marginal pour m’y inciter. En aucun cas elle ne pourrait me faire un instant l’aimer moins — non plus d’ailleurs qu’aucune autre. Les origines sont pour moi des motifs de sympathie : j’y suis sensible, elles me plaisent, plus exactement elles me charment, elles excitent mon imagination, elles me font rêver. Jamais elles n’ont été, quelles qu’elles soient, des raisons d’antipathie. Il me répugne d’avoir seulement à l’écrire.
voir l’entrée du dimanche 30 avril 2000 dans Le Jour ni l’Heure◎
Ce bouton permet de se déplacer rapidement dans le site de Renaud Camus. masquer les messages d’aide |
Ces boutons fléchés permettent de consulter les différentes entrées du journal de Renaud Camus. Les autres boutons vous proposent diverses options. Survolez-les avec la souris pour en savoir plus. masquer les messages d’aide |