sans dateDans l’avion, entre New York et Denver, samedi 6 mai 2000, six heures moins le quart de l’après-midi. J’ai passé la matinée à répondre via internet aux questions du magazine Têtu, sans concession mais intelligentes et, semble-t-il, fair-play — encore que mes mésaventures récentes m’aient rendu plus méfiant que jamais quant aux pièges éventuels des journalistes. Ces réponses écrites en temps réel relèvent pour moi d’un genre nouveau et constituent un exercice dont j’ai eu l’impression de ne pas trop mal me tirer. Têtu est disposé à offrir vingt-cinq mille signes et dix pages à cet entretien, c’est-à-dire à consacrer à l’affaire et à moi un véritable et solide reportage, qui constitue pour moi une chance inespérée de m’exprimer, celle-là même qui m’est refusée partout ailleurs. Le “support médiatique” n’est peut-être pas celui que j’aurais élu si j’avais eu le choix, mais le moins qu’on puisse dire est que je n’ai pas le choix, justement.
Un problème marginal inattendu est que le rédacteur de chef de Têtu, Thomas Doustaly, réclame une “exclusivité”. Il a une exclusivité de fait, Dieu sait, puisque personne dans la presse ne songe le moins du monde à me demander mon sentiment, ou à me proposer de m’expliquer. Mais que se passerait-il si on me proposait de le faire ? Moi qui ne cesse de me plaindre — et à très juste titre, je crois — que nul n’envisage de me donner la parole, comment pourrais-je refuser de la prendre si on m’en offrait une chance ici ou là ? Et quelle impression ferait cette mauvaise excuse à mon silence : « J’ai donné à Têtu une exclusivité » ? Or pas d’exclusivité pas d’entretien, apparemment (bien que l’alternative ne m’ait pas été présentée en termes aussi brutaux). On ne songe pas assez à ce genre de difficulté, avant de s’offrir tout vif à un bon lynchage médiatique.
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Au milieu de toute cette horreur j’ai eu la semaine dernière un moment de grâce, ce fut ma journée de dimanche chez les Fox Weber, à Bethany, près de New Hampton, et à la Fondation Albers toute voisine.
Nicholas Fox Weber, sa femme et leur deux filles habitent une maison de planches datée de 1770. Comme toutes les maisons de cette époque elle se dresse au bord d’une route, une très petite route qui serpente entre les bois. Mais elle est aussi accolée à un lac, auquel ne manque même pas son îlot, dans un intime paysage de forêts et de collines.
Nicholas s’est arrangé pour que les nouveaux bâtiments de la Fondation Albers, qui ont été inaugurés l’an dernier, soient à quelques centaines de mètres de chez lui. Et ces quelques centaines de mètres il les parcourt tous les jours, quand il est là, le long d’un sentier qu’on distingue à peine, et qui paresse entre les bouleaux, sur les pentes boisées que reflètent le lac. Peu d’aménagements d’une existence m’ont jamais paru si séduisants.
Cet idéal qui presque partout est renvoyé à son statut de chimère, même à Plieux, il est ici pleinement réalisé : rien de laid. Et non seulement rien de laid mais l’un des plus merveilleux écrins de campagne qu’on puisse imaginer, pour le regard et pour le pas : un lac solitaire, une île déserte, des bois tout alentour, pas une maison visible, le plus parfait silence n’étaient les chants d’oiseau, un saut de carpe dans l’eau, le bruit du vent entre les branches.
La tableau a quelque chose d’un peu russe, il me semble — sans doute à cause des bouleaux. On se croirait dans Premier Amour. Mais ce caractère bucolique est universel. Toute la littérature se presse pour s’y étendre à loisir, et toute la poésie, avec leur cortège de haïkus, d’élégies, d’idylles et de rêveries de promeneurs solitaires.
À l’un des bouts du paysage exquis, donc, cette vieille maison de Nouvelle-Angleterre, qui aurait pu être un relais de poste, simple et solide entre ses planches. On peut y voir tout de même une peinture de jeunesse de Mondrian, une gouache de Dufy, plusieurs petits dessins de Bonnard, et force tableaux d’Albers, bien entendu — curieusement ils trouvent très bien leur place au sein de cette atmosphère familiale, très chaleureuse et très dense. Et à l’autre bout, au terme du sentier moussu, les bâtiments tout neufs de la Fondation, très simples eux aussi, et qui ne laissent paraître tout leur mérite qu’à l’intérieur : pièces blanches et claires, de toute part exposées à la lumière naturelle, et de toute part ouvertes sur les ajoncs des rives, sur les troncs blancs, les pentes herbues et le profond des bois.
Albers n’a jamais eu si bon air, même à Plieux je crois bien, malgré les aimables assurances de Nicholas. Il y a une entrée de galerie où l’on a dans l’œil tout soudain deux Hommages au carré gris qui sont parmi les plus beaux que j’aie jamais vus — les plus beaux peut-être, l’un surtout, qui me ferait douter de ma préférence absolue pour Nightsound. On se retourne et c’en est un troisième, tout aussi grave, aussi profond, aussi délicatement whistlérien ; ou bien cette étude sur papier aux deux ou trois noirs laqués. Et partout la lumière en oblique, la solitude, le silence, le lac, le soleil de printemps sur les premiers feuillages (j’ai remarqué que la végétation était très en retard sur la France, en ces parages).
Dans les bois viennent d’être construits deux ateliers isolés, très lumineux et confortables eux aussi, quoique fort dépouillés. Ils sont destinés à des artistes en résidence ou en visite. On m’a laissé entendre que l’un d’entre eux pourrait être mis à ma disposition, pour quelque temps. Moi qui envisage de disparaître, de dispar’être plutôt, je ne saurais pas trouver mieux.
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L’avion survole depuis des centaines de kilomètres, et maintenant des milliers sans doute, une contrée plate, entièrement quadrillée. Les routes, les chemins, les domaines, les champs — depuis que nous avons franchi les Appalaches tout est à angle droit, comme le sont sur la carte les limites des États. Pas une courbe dans le paysage, pas un effet de surprise, pas une concession aux caprices de la nature — d’ailleurs elle n’en a guère. Le rêve américain, après tout, était-il d’imposer au monde sensible la raison orthogonale ?
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Mais je ferais bien de ne pas trop critiquer. On m’a à l’œil.
Je me suis fait tancer par un blanc-bec, l’autre jour au colloque de Yale — je crois l’avoir déjà noté —, pour trop de sévérité à l’endroit de l’Italie. Et j’ai bien vu l’autre soir que j’allais chagriner et choquer mon ami Jim si je continuais de me moquer, comme j’en étais tenté, de tout ce qu’il entre de théâtre dans le plus simple repas au restaurant, désormais, en Amérique.
« Hi, dit le serveur, I’m Gustave (ou Jimmy, ou Cesare). And how you doing to-night ? »
Puis vient la longue tirade des “plats spéciaux du jour”, encore plus compliqués que ceux qui sont inscrits sur le menu — lequel ne vous fait grâce, pourtant, d’aucun détail : Gnocchi de canard à la crème de col-vert, sur son canapé croustillant de purée de céleri à la Savonarole, délicatement relevé par un semis de coriandre à la façon du chef, le tout accompagné de son coulis de gelée de groseille à l’étuvée. Je confonds, on confond tout à chaque fois, forcément, d’autant qu’il y en a toujours cinq ou six de cette eau et que Gustave lève un sourcil dédaigneux si l’on a pas l’air trop sûr de ce que peut bien être le petit revenez-y de soufflé de turbot à la Auguste Escoffier. En désespoir de cause on dit :
« Je crois que je vais prendre le troisième, dans votre liste. »
Mais Gustave n’est pas homme à vous laisser vous en tirer si facilement. Il a toujours un petit côté Marc Weitzmann :
« Ce que vous voulez dire en fait c’est le petit émincé de lardon de veau sous la mère avec sa nougatine de brocoli farcis à l’ail de chez Allail ?
— Euhhhhh…, ouais…, non, p’têt pas quand même. Donnez-moi plutôt le suivant…
— Ah je vois… La petite casserole d’esturgeons engorgés dans leur crousteline de champignons de Guérande frottés d’une sauce légèrement persillée au Sauternes premier cru 1991, cépage de Douglas Hamilton ?
— Oh ! N’importe quoi, je m’en fous ! »
On en viendrait presque à préférer un entretien avec tous les Inrockuptibles d’un coup.
Les Américains fantasment une France culinaire qui n’a jamais existé, mais qui se crée en France à l’imitation de l’Amérique. Ainsi ils mettent maintenant de l’ail dans tous les plats, et dans le moindre morceau de pain, parce qu’ils sont convaincus que c’est l’usage en France, alors que l’ail était aussi tabou, dans la cuisine de bonne compagnie de mon enfance et de ma jeunesse, que bon appétit ! ou à votre santé ! qui passent aux États-Unis, maintenant, pour la quintessence du chic français.
Tout le monde est persuadé ici que de parler indéfiniment de ce que l’on mange ou de ce qu’on va manger est le fin du fin de la francité, alors qu’en fait ce qui était poli, à tort ou à raison, c’était de mentionner aussi peu que possible la nourriture — les vieux manuels se demandent même à n’en plus finir si l’on peut faire un compliment à une hôtesse sur l’excellence d’un de ses plats : ils tranchent en général par l’affirmative, mais à titre tout à fait exceptionnel. Tant que la France fut une société de l’échange, de la conversation et de la socialité, si l’on peut dire, ce qui était de bon ton c’était de faire en sorte que les contingences du repas ne puissent nuire si peu que ce soit au flux de la parole, et n’interfèrent pas avec elle. Dîner ou bavarder, à présent, il faut choisir, au contraire. Et un garçon de restaurant américain aurait l’impression de faire mal son métier, et de manquer à la politesse, s’il ne s’informait pas en grand détail de la qualité de votre journée, et ne vous accablait de précisions sur la composition de la sauce qui va relever votre steak frites :
— It’s made out of roquefort cheese but not from Roquefort, which has become far too industrial. In fact it comes from a village called Tournemire…
— Oh, je pense que je vais prendre mon steak sans sauce, si c’est possible…
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Paysage toujours aussi plat, routes toujours aussi droites, mais les proportions de tout sont plus vastes. Beaucoup de champs sont ronds, par ici, et ceux qui les entourent sont concentriques. La terre est un grand Delaunay, mais dans les tons de Fautrier.
Dans l’avion toujours, au-dessus des Rocheuses, entre Denver et Eugene ; onze heures moins le quart, heure de New York. Je ne cesse d’être surpris par la familiarité américaine. Il s’agit vraiment d’une société démocratique, égalitaire ; et pourtant elle est une des plus inégales qui soient…
Je me souviens de ma stupéfaction de jeune homme lorsque, voyageant avec X. et ses parents, en route vers le Sud, comme nous nous étions arrêtés dans un restaurant de la Virginie des montagnes, j’entendis la serveuse nous demander gentiment : « Where you folks coming from ? » La question et le ton me semblaient incroyablement indiscrets.
J’ai pour voisins un couple âgé. L’homme doit être un professeur d’université, sans doute à la retraite — peut-être même un ancien doyen. Il lit un livre sur John Stuart Mill ! À sa femme et à lui le stewart vient de demander : « You folks care for some coffee ? » Et le pilote nous a dit à tous, tout à l’heure : I wish you folks a pleasant trip. Qu’est-il advenu de ladies and gentlemen ? You folks m’a toujours paru le comble de la familiarité. Et je déteste la familiarité, cette méchante caricature de l’intimité, qui présuppose que nous sommes tous les mêmes, avons les mêmes sentiments, parlons la même langue et sommes promis au même destin.
À New York on s’entend demander toutes les cinq minutes, dans les magasins, dans les restaurants, dans les ascenseurs : « How you doing to-day ? » ou bien « How was your day ? » Les portiers de Jim l’appellent par son prénom.
J’ai été élevé dans un monde lointain, où personne ne croyait vraiment à l’égalité, malgré quelques tributs verbaux qu’on lui rendait par convention. Sans doute s’était-on rallié, par force, au concept d’égalité de droits. Mais une société où l’égalité serait réelle, j’aurais du mal à m’y sentir à l’aise. Je n’arrive pas à comprendre comment elle pourrait être compatible avec la morale, et avec un sens quelconque gardé à l’existence. Car encore une fois : quelle égalité entre Philippe Bouvard et Yves Bonnefoy ? Quelle égalité entre Saddam Hussein et Vaclav Havel ? Quelle égalité entre Folon et Kounellis ? Si égalité il y a, rien n’a plus de signification, et la vie ne vaut pas la peine d’être vécue.
Quelle égalité entre un jeune steward de compagnie d’aviation et un vieux doyen d’université, qui voyage avec son épouse ? You folks yourself, petit merdeux !
voir l’entrée du samedi 6 mai 2000 dans Le Jour ni l’Heure◎
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