sans dateEugene, Oregon, chez Alexandre Albert, dimanche 7 mai 2000, sept heures et demie du matin. Alexandre Albert est l’un de mes plus vieux amis. C’est au point que je ne sais même plus comment nous nous sommes rencontrés. C’était un mien lecteur, sans doute m’avait-il écrit. Tout ceci se passait en des temps très anciens. Je me souviens qu’il vint me voir à Rome. Il y habita même chez moi, à la Villa Médicis, et le défilé de grands Noirs qui s’ensuivit, car tel était son goût, et tel il l’est resté, est ce qui me valut, à titre fort usurpé, la réputation d’amant exclusif des Nègres — elle traîne jusqu’en le roman de Guibert, L’Incognito.
À quelques interruptions près il y a maintenant onze ans qu’il est ici, dans l’Oregon. Je trouve sa vie très poétique. Ce qui la fait vibrer lyriquement pour moi, bien sûr, c’est avant tout la distance. Voici une photographie d’Alexandre dans un jardin de Portland, avec son amant, noir, bien entendu, et qui est mort.
« Nous allions souvent à Portland », dit-il.
Nous allions souvent à Portland. Nous allions souvent à Portland.
Souvent, les week-ends, nous allions à Portland...
Toi qui frémis au nom de Vancouver...
Il dit aussi que ces villes du Nord-Ouest, Portland, Seattle, Vancouver aussi bien sûr, connaissent un afflux de population considérable. Elles sont d’un dynamisme ahurissant, m’apprend-il. On y accourt de toute l’Amérique, et particulièrement de Californie, où la vie devient de plus en plus difficile, selon lui : pollution, difficultés de transports, prix inabordables de l’immobilier et de tout, tensions raciales, manque d’eau.
« S’il y avait un tremblement de terre sérieux à Los Angeles, sais-tu ce qui tuerait le plus de monde ? La soif. La ville a pour trois jours à peine de réserves d’eau. En cas de crise, ce n’est rien du tout. Tandis que par ici l’eau, au contraire, on ne sait pas qu’en faire... »
Il dit aussi qu’il a dû quitter la projection de My Own Private Idaho, la première fois qu’il a vu ce film que j’aime tant, parce que les scènes shakespeariennes qui se déroulent à Portland, dans la seconde partie, lui rappelaient trop la vie qu’il avait menée là-bas, contre son gré, entraîné par Steve qui avait le goût des bas-fonds, de la drogue, de la violence et du danger.
Sa vie avec Steve lui a fait comprendre, dit-il encore, ce que j’ai pu écrire de ma propre vie avec X., et que dans un premier temps, me lisant, il ne s’expliquait pas. Est-ce que j’ai tant écrit sur ma vie avec X. ? J’avoue que je ne me souviens plus, et je suis presque surpris de l’apprendre.
Steve était une teigne, semble-t-il — je cite. Garçon à moitié fou et qui vous rendait fou. Il avait une façon de brouiller les discours et de vous démontrer par a plus b que noir était blanc (si j’ose dire) et que vous n’aviez pas vu ce que vous aviez vu, ni vécu ce que vous aviez vécu, qui vous faisait douter de votre propre raison et vous laissait désespéré. Or c’est ce trait que j’avais prêté à X., d’après Alexandre, et qu’il n’a pu comprendre qu’après son expérience avec Steve.
Par une courtoisie exagérée Alexandre et son amant d’à présent, James — un Noir, évidemment — m’ont laissée la chambre qu’ils occupent habituellement, parce que j’aime les vues et qu’elle donne sur un beau jardin, et sur la ville en contrebas. La ville, on en voyait entre les branches les lumières dans la nuit, hier soir à mon arrivée. Mais ce matin elle a disparu derrière les feuillages. Et de ce bureau où j’écris on aperçoit seulement, au-delà d’un balcon de bois, l’exubérance touffue d’un jardin au printemps, demi-sauvage, très en pente et plein d’arbres en fleurs.
Ce jardin pourrait se trouver n’importe où dans la peinture d’Europe du début du XXe siècle, chez ces artistes amis de Rilke, à Worpswede, ou devant une datcha des profondeurs de la Russie, fréquentée par les peintres et par les écrivains. Tout l’art de cette époque a aimé ces vergers en déshabillé du matin, fous de leur propre sève et de la chair lourde de leurs branches.
À mon balcon s’accroche un rosier, insinuant et timide. Mais la moitié de la baie est emplie par l’opulence d’une aubépine en fleur, dont chacune des touffes blanches, innombrables, ployant sous leur propre splendeur, est délicatement sertie de vert pâle.
Je songe aussi à Czóbel, ce peintre hongrois dont j’ai visité un jour le petit musée, tout à fait par hasard, à Szentendre, près de Budapest. Lorsque je suis entré dans sa maison, je ne connaissais même pas son nom. Et de cette visite à présent lointaine je garde un livre minuscule, si petit et d’un format si malcommode que je ne sais jamais où le ranger, dans ma bibliothèque. Et sans cesse il y remonte à la surface, rejeté par les gros catalogues et gisant à leurs côtés, comme une bouteille à la mer. On l’ouvre, et l’éclat en jaillit de jardins comme celui-ci, au bord de la puszta et du silence profond, dans la Hongrie de la régence Horthy — dont le silence ne vient, sans doute, que du temps.
Il y a plusieurs jolis petits tableaux, dans cette maison : des paysages anonymes, pour la plupart, mais qui me font rêver, parce qu’ils se mélangent à mes pensées vagues et à mon désir d’abandon, de repos. Ils creusent de leurs images mes songeries en roue libre, ils augmentent ce qu’elles ont de silence et ils emmêlent doucement les époques, accroissant encore les distances.
Comme on est loin de tout, ici ! On est si loin de tout que même ce qu’on touche du doigt paraît loin, étranger, à la fois vibrant et voilé, inatteignable : loin notre image dans les miroirs, loin le bruit des voix dans le jardin, loin cet écran, loin cette phrase — et c’est merveilleusement apaisant.
En face de moi est accrochée la vue d’un large fleuve, qui coule entre des falaises blanches, et qu’on observe de hauteurs touffues. Sur ces hauteurs se dresse une belle maison blanche, au premier plan. École de l’Hudson, dit mon hôte — et donc paysage de l’Hudson, j’imagine. En contrebas de la villa on distingue à peine un petit village, au bord du fleuve. Elle et lui sont la seule trace d’une présence humaine, dans le paysage. Contrée presque déserte, ciel immense, fleuve muet comme la mort...
Plus que la peinture elle-même, ce qui me touche, c’est la maison. Mais la maison, même si elle appartînt jamais à la réalité, n’existe sur ce mode ébloui, suspendu, vacant, que dans cette peinture. Qu’aurait-ce été de vivre là, dans cette villa isolée aux raffinements d’un autre monde, près de ce large fleuve aux entours vides ? Qu’aurait-ce été de marcher vers une terrasse le long de ces allées où vient s’écraser la lumière ? Une rose couleur de thé se pousse du col comme si elle entendait quitter la toile, s’en extraire, et rejoindre à mon profit ce matin tranquille, au-dessus d’Eugene, dans l’Oregon inconnu.
Mon tableau favori, toutefois, se trouve dans la salle de bain. Alexandre me dit que c’est aussi le préféré de son père. Avec le paysage de l’Hudson il a en commun qu’on y voit une grosse maison — presque un château cette fois. Le paysage est encore plus solitaire, mais maritime. Tout est à peine esquissé, comme jeté, par larges touches sûres, grasses, épaisses, qui vous dressent une montagne bleue en trois coups de cuillère à pot, des pentes jaunissantes, la mer, et ce curieux castel dont on devine à peine les formes, à deux ou trois éclats rouges du soleil, sur ses tourelles présomptueuses. Interfère ici, dans ma contemplation distraite et attrape-tout, une belle carte postale ancienne, en noir et blanc, que j’avais achetée jadis à Barcelone, il me semble, et qui m’avait ému par un pareil contraste entre un château d’industriel, je crois bien, désarmant de prétention vaine, et un rivage parfaitement solitaire, lui aussi, montagneux, inhospitalier.
Le château de la carte postale existe, ou exista, puisqu’il s’agit d’une carte postale. Sans doute se dressait-il sur la côte catalane, en quelque point escarpé. Pour celui du tableau je ne saurais dire. Était-il en Espagne ? Est-ce une folie américaine ? Y a-t-il des châteaux sur la côte pacifique ? Celui-ci paraît ne prétendre à rien. Qui l’aurait admiré, sur ces rivages écartés ? Et le tableau qu’il inspire, finir dans une salle de bain, sur les hauteurs d’Eugene, Oregon ! Toute une vie, peut-être — ou bien si deux ou trois, qui sait ? — pour ériger et maintenir ce palais d’onirie... Toute une aventure certainement... Toute une orgueilleuse liberté d’esprit... Et n’être plus, lui, que ce petit carré de toile, couvert de peinture en vitesse, juste au-dessous de la chasse d’eau...
Ainsi de nos propres ouvrages ?
Il est vrai qu’on fronce les sourcils en se secouant la queue, qu’on se penche en avant et qu’on regarde mieux, comme si ce paysage nous disait quelque chose, essayait de nous retenir, excipait d’une intimité très lointaine qui nous paraît peu convaincante, mais que nous n’arrivons pas à chasser de notre esprit.
voir l’entrée du dimanche 7 mai 2000 dans Le Jour ni l’Heure◎
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