sans dateEugene encore, mardi 9 mai 2000, neuf heures du matin. Autre excellente journée hier. James, Alexandre et moi avons fait le matin une très belle promenade dans un parc voisin, qui d’abord avait l’air d’une forêt, mais d’un forêt comme on n’en rencontre que sous ces latitudes — sous ses fûts on pourrait ranger deux ou trois de nos forêts à nous. Et plus loin les allées étaient devenues celles d’un jardin fleuri, et croulaient sous les magnolias et les rhododendrons. Ce sont les fleurs que j’aime. Leurs bouquets sont des arbres énormes, et font de nous des nains enivrés. De fait nous étions très gais, et nous nous racontions nos vies, comme de longues farces du sort.
Puis Alexandre m’a mené sur la campus, dont il m’a fait faire le tour. À trois heures et demie, ma “lecture” : tout s’est passé aussi bien que possible, et même très bien. La salle était pleine, il y avait même des étudiants debout. Comme il s’agissait d’une présentation de Vaisseaux brûlés, officiellement, il y avait comme à Yale des projections sur écran à partir de l’ordinateur que je maniais moi-même, et de nouveau j’ai chanté une grande partie du texte, avec ce qui m’a paru un vif succès. Après cela s’est engagé un débat très animé mais tout à fait cordial, sur les Vaisseaux d’une part, sur “l’affaire” bien sûr et sur l’ensemble de mes travaux, le tout dans une excellente atmosphère de curiosité et de sympathie.
Le soir, excellent dîner offert par le Département de français dont la présidente, une femme absolument charmante, Evelyn Gould, me fait raconter à tout le monde toute l’affaire, de mon point de vue pour une fois, considéré à la ronde comme celui de la victime. La présidente, qui était ma voisine, et qui a tenu à m’informer qu’elle était juive, envisage même de m’inviter à diriger ici un séminaire, cet été.
Pourquoi pas ? Alexandre m’a déjà fait la proposition de passer juillet et août, avec Pierre, dans sa jolie maison sur la colline, qu’il mettrait à notre disposition tandis que James et lui seront en vacances en France. C’est tentant. Je me suis attaché d’un coup à ce pays, pour la chaleur de l’accueil que j’y reçois — celui d’Alexandre, bien sûr, mais celui de ses collègues aussi bien, et même celui des étudiants — et pour la beauté de ses paysages, ou de ce que j’ai pu en voir jusqu’à présent.
C’est ce que j’essayais d’évoquer hier, avec le récit de la merveilleuse journée de dimanche. Mais j’ai dû m’interrompre après la relation des coups de téléphone du matin, celui de Sophie Barrouyer et celui de Philippe Martel, qui tous deux m’avaient mis d’excellente humeur. Aussitôt achevées ces conversations transatlantiques et transcontinentales, Alexandre et moi sommes partis pour la côte pacifique, qui est à une centaine de kilomètres. James ne nous accompagnait pas, mais il nous avait prêté sa merveilleuse voiture, dont je suis un peu amoureux. C’est une de ces Oldsmobile Aurora que vantaient d’immenses panneaux publicitaires, dans la belle gare de Philadelphie. En fait en sortant de l’aéroport d’Eugene, samedi, j’avais repéré le long du trottoir cette voiture gris métallisé que je trouvais superbe, et c’est précisément vers elle, par une chance bien rare, que nous nous étions dirigés.
Nous avons traversé un massif de montagnes assez peu élevées, mais très intriquées, qui séparent de la mer la vallée où s’étend Eugene. Nous nous sommes arrêtés au bord de la route dans un drôle de café, un établissement hippie, où régnait comiquement l’atmosphère préservée des années soixante et soixante-dix. Dans l’Oregon survit en effet une assez nombreuse communauté hippie, qui a quitté la Californie et qui maintient dans ces solitudes sa conception de la vie, ses costumes, ses mœurs, à l’instar des Amish en Pennsylvanie.
À la bibliothèque universitaire d’Eugene on voit des hippies de la première heure, aujourd’hui chauves et munis de longues barbes blanches, semblables à des mages, plongés dans des ouvrages qu’on imagine doucement ésotériques. L’un d’entre eux, cependant, lisait le scénario de Sartre pour Freud. Il nous a parlé tandis qu’Alexandre me faisait visiter les lieux, hier avant ma conférence, et manifestement il était fou. Mais c’était d’une folie charmante. Il nous a dit qu’il avait vu les pompiers et qu’ils étaient en train de se livrer à leur training. Training, toutefois, était-ce bien là le juste mot ? Il souhaitait avoir notre avis. De l’orthographe non plus il n’était pas certain. Si seulement il avait pu trouver un dictionnaire ! Hélas il n’en avait pas sous la main, et il s’excusait auprès de nous, très longuement, au cœur de la bibliothèque déserte, d’employer un terme dont il n’était pas tout à fait assuré, ni ne savait épeler avec une totale certitude.
Mais pour en revenir à la journée de dimanche, avant-hier, nous avons rejoints l’océan à Florence. C’est une petite ville qui n’est pas exactement sur la mer, à vrai dire, mais qui s’allonge en deçà des dunes, sur l’estuaire d’une rivière assez large, nommée je crois la Siuslaw. Nous déjeunâmes là dans un bâtiment construit en 1901, et qui figure à ce titre parmi les Monuments historiques. Puis nous marchâmes longuement sur une plage immense, au sud de la ville, devisant tranquillement comme trois amis de toujours, le Pacifique, Alexandre et moi.
Plus tard nous sommes repassés par Florence, cette fois en direction du Nord, et de Yachats où nous avons goûté, au fond d’une crique. Nous avons suivi l’océan jusqu’à Newton, au nord, parce qu’Alexandre voulait me montrer là un pont. Il est fou de ce pont, un très long pont des années trente, en pierre et en métal. Et il dit que chacun de ses détails, jusqu’à la rampe des escaliers, sur les rives, prouve que l’architecte qui l’a construit était sans nul doute un homme droit.
« La chapelle laurentienne des ponts ! »
Mbé, non esageriamo. Mais c’est en effet un beau pont.
La route qui nous avons suivie est la fameuse Highway 101, qui épouse la côte même quand le rivage est très escarpé. Je l’avais déjà empruntée il y a vingt-deux ans, mais beaucoup plus au sud, en Californie, au nord de San Francisco, jusqu’à Point Reyes si je me souviens bien. C’était alors en la compagnie de ce garçon hispanique et demi-noir, si merveilleusement désirable et gentil, dont je m’aperçois avec horreur que j’ai oublié le prénom. Il m’aimait, et je le négligeais stupidement parce qu’à San Francisco, à l’époque, je ne voulais pas aliéner ma liberté de passer d’un corps à un autre, d’une histoire à une autre. So many men, so little time, lisait-on alors sur les T-shirts blancs. Ce compagnon disposait d’une chambre, chez des amis je crois bien, qui donnait sur le cimetière de la Mission Dolorès. Et tout en l’enculant je regardais les tombes, histoire de ne pas jouir trop vite.
« Un Français, disait-il, un Français ! Quand je pense que je m’fais baiser par un Français ! Alors là c’est vraiment la classe ! »
Enfin je traduis comme je peux. Toujours est-il que la France, par je ne sais obscur cheminement, était l’objet d’un très grand prestige à ses yeux. J’espère n’y avoir pas porté atteinte.
Entre Florence et Newport, quoi qu’il en soit, la route, serpentant sur le flanc de montagnes sauvages, parfois boisées, quelquefois nues, est constamment d’une grande beauté. À Heceta Head nous avons marché jusqu’à un phare blanc et rouge, merveilleusement entretenu, perché sur des rochers sur une mer sans limite. La maison des gardiens offre aujourd’hui des chambres, et je songeais qu’il serait plaisant de passer là une ou deux nuits, cet été, avec Pierre, si nous sillonnions le pays à partir d’Eugene. Et nous guetterions les baleines.
Alexandre m’a entraîné jusqu’au sommet d’un promontoire, le Cape Perpetua, qu’il dit être la plus orientale avancée des États-Unis continentaux. Mais à regarder aujourd’hui la carte je crois qu’il se trompe, et qu’il confond avec le Cape Blanco, plus au Sud. Néanmoins on n’a que la mer devant soi, au Cape Perpetua aussi, et même sur les côtés.
Au point le plus escarpé fut élevé dans les années trente, en en style vaguement médiéval, un petit fortin de grosses pierres noires, qui paraît surnommé The Castle. On l’atteint en marchant un peu entre les bois. Une plaque de bronze rappelle que des soldats, pendant la dernière guerre, scrutaient indéfiniment l’horizon, en ce site désert, pour prévenir un débarquement japonais. Nous nous plaisons à imaginer qu’ils étaient bien seuls, qu’ils s’ennuyaient ferme, et que celui qui tenait les jumelles, ses coudes sur la rampe de pierre, se faisait gentiment baiser par un compagnon d’isolement, pour passer le temps, leur regard à tous deux restant rivé sur l’océan gris-bleu, cependant, car ce n’était pas le moment de baisser la garde. On voit cela très bien dans Tom of Finland. Mais la scène est alors au Vietnam.
Comme je deviens un peu parano, forcément, ou plutôt que ma parano triomphe, clamant qu’elle m’a toujours annoncé le pire, et qu’elle avait bien raison la preuve, j’en arrive à me demander, pour le cas où ceci serait un jour publié, si l’on a bien le droit de montrer s’enculant, en prose, des héros de la dernière guerre. Il ne manquerait plus que j’aille me mettre à dos les association de vétérans !
D’un autre côté, si les Héros ne s’enculent pas, on se demande à quoi bon l’Histoire...
Pour alimenter nos rêveries érotico-militaires, Alexandre m’a d’ailleurs débité, sans une hésitation, quelques-uns des plus chauds passages de Salammbô, cet autre chef-d’œuvre de la pornographie de campagne :
« La communauté de leur existence avait établi entre ces hommes des amitiés profondes. Le camp, pour la plupart, remplaçait la patrie ; vivant sans famille, ils reportaient sur un compagnon leur besoin de tendresse, et l’on s’endormait côte à côte, sous le même manteau, à la clarté des étoiles. Puis, dans ce vagabondage perpétuel à travers toutes sortes de pays, de meurtres et d’aventures, il s’était formé d’étranges amours, unions obscènes aussi sérieuses que des mariages, où le plus fort défendait le plus jeune au milieu des batailles, l’aidait à franchir les précipices, épongeait sur son front la sueur des fièvres, volait pour lui de la nourriture ; et l’autre, enfant ramassé au bord d’une route, puis devenu Mercenaire, payait ce dévouement par mille soins délicats et des complaisances d’épouse. »
Ainsi déclamait mon compagnon, l’œil sur la Chine.
« Ils échangèrent leurs colliers et leurs pendants d’oreille, cadeaux qu’ils s’étaient faits autrefois, après un grand péril, dans des heures d’ivresse. Tous demandaient à mourir, et aucun ne voulait frapper. On en voyait un jeune, çà et là, qui disait à un autre dont la barbe était grise : “Non ! non, tu es le plus robuste ! Tu nous vengeras, tue-moi !” et l’homme répondait : “J’ai moins d’années à vivre ! Frappe au cœur, et n’y pense plus !” Les frères se contemplaient les deux mains serrées, et l’amant faisait à l’amant des adieux éternels, debout, en pleurant sur son épaule. »
Et plus tard encore, tout en gambadant sur son pont bien-aimé, à trois ou quatre cents pieds au-dessus de l’estuaire, dont on apercevait les remous entre nos jambes, à travers la chaussée de métal ajouré :
« Parfois deux hommes s’arrêtaient tout sanglants, tombaient dans les bras l’un de l’autre et mouraient en se donnant des baisers. »
Bref nous étions tout à fait gais, malgré le vent du soir venu de Sibérie. Et nous avancions en riant, l’esprit à mille lieues d’Edwy-le-Cruel, d’Élisabeth-la-Sanglante, du procureur Weitzmann et de Laure-la-Charette.
J’en ai profité pour me mettre au parfum quand aux amours alexandrines, que j’ai un peu bousculées plus haut. Ainsi il n’y a pas eu un Roi des Teignes qui serait mort, mais un Roi des Teignes d’un côté, Steve, qui se porte à merveille, qu’on sache, et d’autre part un garçon adorable et qui lui n’est plus de ce monde, Zacharie. C’est justement l’attitude de Steve-le Teigneux à la mort de Zacharie-l’Adorable qui a entraîné la rupture définitive d’Alexandre avec le Roi des Teignes — lequel a fait depuis lors quelques tentatives de rapprochement, mais elles ont été fermement repoussées. Ce qui continue d’être obscur pour moi c’est l’identité du compagnon d’Alexandre sur une photographie les représentant tous deux dans un jardin de Portland. Mais la photographie elle-même est obscure.
Quant à l’actuel James, James-à-l’Aurora, il était dans la Marine. Il l’a quittée parce qu’il était las des assiduités de son instructeur, qui ne cessait pas de l’enlacer pour mieux lui expliquer certains mouvements d’exercice. Il a alors profité de je ne sais quelle législation favorable à l’intégration des marins et soldats dans l’université. Là il rencontra un brillant professeur, doyen de son département, avec lequel il vécut plusieurs années. Alexandre et son Zacharie, James et son professeur s’apercevaient de loin à l’opéra d’Eugene, certains soirs. Les deux couples se suivaient de l’œil, à cause de leur symétrie. Puis mourut le professeur, puis mourut Zacharie. Passèrent deux ou trois années. Et un jour, à Portland... (Il semble qu’à Eugene tout se passe à Portland.)
James-le-Marin a hérité de la maison qu’il habitait avec le doyen, de sorte que le jeune ménage a deux maisons, et vogue toute la journée de l’une à l’autre, du haut en bas de la colline, à travers les rhododendrons. James s’est également retrouvé à la tête d’un portefeuille d’actions, qu’il gère avec beaucoup de perspicacité. Sa chaîne favorite à la télévision, c’est celle de la Bourse. Il y est suspendu dès le saut du lit.
Dans l’avion, entre Denver et New York. Ce matin, à Eugene, avant de quitter la maison d’Alexandre, j’ai reçu un coup de téléphone de Madeleine Gobeil, qui se préparait à se rendre chez Flatters, pour la grande réunion de ceux qui me soutiennent : Marianne Alphant, Danièle Sallenave, Dominique Noguez, Gérard Pesson, etc. Elle m’annonçait qu’Alain Finkielkraut avait ce matin brisé des lances en ma faveur, à l’émission de Pierre Assouline — et cela avec une telle violence qu’il avait été décrit sur les ondes comme “très énervé”.
« Non, je ne suis pas énervé, aurait-il protesté. Je suis véhément. »
Finkielkraut ne dit rien contre Laure Adler, directrice de France Culture où il est lui-même producteur. Il réserve toute son acrimonie à Catherine Tasca. Il dit qu’il y a une deuxième affaire, en plus de “l’affaire Camus”, et ce serait “l’affaire Tasca” : le cas d’un ministre de la Culture qui se précipite sur un écrivain pour le faire taire, et le menace de la Cour de La Haye, sur la seule foi de coupures de presse et de citations plus ou moins tronquées.
Il semblerait d’autre part, toujours d’après Madeleine, que ma mère a rendu visite à Mme Alma-Coulaudon, à Clermont, pour la remercier de sa lettre au Monde.
voir l’entrée du mardi 9 mai 2000 dans Le Jour ni l’Heure◎
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