sans dateSamedi 27 mai 2000, huit heures et demie du matin. Les exigences de la guerre, toute une semaine durant, m’ont empêché de tenir à jour ce journal. Le combat, en ce qui me concerne, se mène essentiellement de ce studio, dont je sors peu, passant la plus grande part de mes journées à cet écran, à batailler à coups de phrases sur un front ou un autre — ils se multiplient.
Par chance tout un côté de ce petit cube, cette pièce exiguë dans une tour, est une large baie ouverte sur la Seine, sur le ciel, et sur un vaste paysage de l’ouest parisien. Il m’arrive de distinguer un drapeau flottant gaiement sur le mont Valérien. Plus tôt, ce matin, tandis que Paris gisait encore dans l’ombre, Saint-Cloud sur ses hauteurs était une ville blanche, baignant dans les premiers rayons du soleil. Le parc de son château, vu d’ici, a toutes les apparences d’une vaste forêt. Je n’éprouve pas cette impression d’enfermement que me donnait le studio de Jim, à New York, où je passais pareillement mes journées sur la Toile, au début du mois, sans la moindre idée du temps qu’il faisait.
Néanmoins c’est une existence malsaine. Je ne fais pas les promenades dont j’ai l’habitude à Plieux, et trop d’heures passées devant cet ordinateur me fatiguent affreusement les yeux, qui sont rouges, douloureux et cernés. Je crois qu’il me faudrait changer de lunettes, mais je n’ai guère le temps de m’en occuper. Il faudrait surtout travailler moins, et de cela il n’est guère question.
Il y a surtout, plus insinuante, perverse, la tentation involontaire de ressembler à l’image que le monde presque unanime vous envoie de vous-même. Et s’il avait raison ? Si l’on était bien par exemple ce “besogneux de la plume”, cette “petite frappe antisémite”, ce “Céline du (très) pauvre” qu’un certain Maurice Szafran décrit sous mon nom à ses lecteurs, cette semaine, dans L’Événement du jeudi ? Ce qui me reste de raison n’en est pas convaincu, évidemment. Mais “inconsciemment”, comme dirait la Marescka ? (La Marescka est une grande figure de l’histoire caronienne.)
Oriane de Guermantes recommandait aux dreyfusards de “changer d’innocent”, car le leur n’avait pas, trouvait-elle, l’allure ni l’expression qu’il aurait fallu pour le rôle. Eh bien je le comprends, ce malheureux. À force de s’entendre dire jour après jour et de lire quotidiennement dans la presse qu’on est un traître, une immonde fripouille, une “petite frappe antisémite”, “le mal absolu”, “la bête immonde”, “le salaud unique” (Bernard-Henri Lévy), on finit par attraper la tête de l’emploi. Encore Dreyfus a-t-il été soumis à ce régime pendant dix ou quinze ans tandis que je n’en suis qu’à mon deuxième mois. Et ce n’est pas à Dreyfus que menace de me faire ressembler la campagne menée contre moi, mais à ces vieux collaborateurs aigris qui erraient d’Espagne en Danemark, après la guerre, le cheveu rare et gris, le teint cireux, la peau flasque, l’œil chassieux, objets d’un mépris universel se muant tranquillement en oubli.
Mais dans le climat actuel, si je me comparais publiquement à ces gens-là, non pas à Céline bien sûr (je suis un « Céline du (très) pauvre »), mais à Rebatet, à Cousteau, à Combelle, il se trouverait encore quelqu’un pour écrire que je suis bien prétentieux, que Rebatet, lui, était un bon écrivain ou un excellent critique, et Combelle un homme cultivé. Un certain Patrick Girard estime dans L’Événement du jeudi que « l’auteur de Tricks pèche aussi par inculture ». Mais c’est à ses yeux le moindre de mes péchés car je suis aussi “judéophobe”, bien entendu, et “plagiaire” — plagiaire de Gide, en l’occurrence. Cet article-là s’intitule Renaud Camus, faux martyr et vrai plagiaire.
Nous en sommes au temps des coups de pied de l’âne, des tard-venus de l’insulte, des compisseurs de la onzième heure, des sadiques de commissariat, des cracheurs sur les tombes. L’ultime valetaille folliculaire se sent assez sûre d’elle pour m’expliquer le monde, à la manière forte. Ce Girard affecte de penser que d’invoquer Montaigne, dans son article, risque de m’irriter inutilement « puisque l’auteur des Essais descendait par sa mère d’une lignée de rabbins catalans et ne pouvait donc exprimer la France de carton-pâte à laquelle Camus réduit l’hexagone ». Il me semble qu’on ne peut pas tomber beaucoup plus bas, mais on ne sait jamais...
Le plaisant, si l’on peut dire, est que ce même Événement du jeudi qui aujourd’hui me couvre d’opprobre avait consacré aux collections de Plieux et à moi, en février dernier, un grand reportage très flatteur, où l’on me voit photographié sur double page, avec pour fond la grande installation de Boltanski — un choix d’artiste typiquement antisémite, je suppose. Mais on dira que L’Événement du jeudi, en février, ne connaissait pas l’immonde Campagne de France. Il connaissait ce livre en avril, et lui consacrait un bienveillant article, qui s’achevait sur cette question : pourquoi bouder son plaisir ?
Il semble avoir trouvé de bonnes raisons, depuis lors. Mais il a fallu qu’on les lui montre. La même Campagne de France qui me valait le mois dernier d’être appelé “janséniste”, “un homme du XVIIe perdu dans notre époque”, m’attire dans le même magazine, à présent, les brevets de “petite frappe”, de “plagiaire”, de “bête immonde” et j’en passe.
Les rédactions ne se relisent pas, manifestement. En revanche elles se copient les unes les autres, non sans en remettre à chaque fois une bonne couche dans l’outrage, tout en considérant comme acquise celle que la précédente m’a déjà passée. Antisémite, judéophobe, cela ne se discute plus — il n’y a que Têtu qui fasse une timide objection, et Dominique Fourcade, dans Libération, veut bien considérer qu’il y a encore un petit doute. Finkielkraut, en début de campagne, a lancé maurrassien, qui a eu beaucoup de succès, bien que les neuf dixièmes des journalistes, j’imagine, n’aient jamais lu une ligne de Maurras, ce qui est d’ailleurs à peu près mon cas. L’idée qu’on aime le plus, en général, dans mes œuvres complètes, est que les juifs, d’une part, mais aussi quiconque n’a pas derrière soi « quinze siècles d’expérience française », est absolument incapable de rien comprendre à la culture française. Que cette idée débile ne soit nulle part dans mes livres, il va sans dire (il va sans dire ici, je veux dire), n’est pas une objection que quiconque veuille entendre.
Ce qui ressort de tout cela, d’ailleurs, et ce n’est pas une surprise, c’est que personne ne m’a lu. Jean Daniel se vantait très fort, il y a trois semaines, de n’avoir jamais entendu parler de moi. Et en effet s’il n’a que les archives de son hebdomadaire pour s’informer de ma littérature...
Seule consolation dans tout cela, mes lecteurs réguliers ne croient pas un mot de ce que disent les journaux. Ils m’en assurent tous les jours. Cependant mes lecteurs réguliers, en mettant les choses au mieux, ce sont deux ou trois mille personnes. Et c’est là bien peu de monde contre quelques millions de Français qui sont à présent convaincus que je suis « un Céline du (très) pauvre »...
Les bois de Saint-Cloud, d’un autre côté...
Mais j’ai besoin d’une bonne dose de Köchel 310.
Dix heures et demie. Lundi dernier j’ai déjeuné avec Claude Durand, au Lutétia, donc, où d’ailleurs nous avons fait un excellent repas. Il était tout à fait aimable, comme toujours. Nous sommes d’accord pour une republication de La Campagne, délestée des passages litigieux et entée d’une préface de lui, avec une courte note de moi. Il avait été question d’ajouter au texte tous les documents relatifs à “l’affaire”, mais ce serait faire un trop gros volume, et mieux vaut en constituer un livre à part, qui s’appellerait justement “L’Affaire Camus”.
Paul Otchakovsky que j’avais rencontré la veille lors d’une visite avant décrochage de l’exposition de son amie Emmelene Landon, rue Quincampoix, m’avait parlé d’un semblable projet, que j’avais déjà dans la tête. Lui serait intéressé par un tel livre, mais il estime ne pouvoir le faire paraître avant la rentrée, ce qui m’ennuie. Il dit qu’il est impossible de nos jours de publier des livres en quelques semaines, serait-ce seulement parce que les Fnac exigent qu’on les préviennent trois mois à l’avance des sorties, sans quoi elles refusent de mettre en vente les nouveautés. Une question tout de même, à ce propos : est-ce que ce sont les Fnac qui décident des rythmes de l’édition, à présent ?
Paul et moi sommes d’accord, d’autre part, sur la nécessité que dans “L’Affaire Camus” figurent non seulement les textes en défense, bien entendu, mais ceux de l’accusation aussi bien, qui sont de très loin les plus nombreux. Or il y a là un problème juridique, car les articles des accusateurs ne peuvent être reproduits sans leur consentement, qu’il est douteux qu’on obtienne. Tout ce qu’on pourrait faire s’ils refusent, ce serait d’indiquer qu’ils ont refusé, ce qui impliquerait peu ou prou qu’ils n’assument pas leurs propres écrits.
Paul voudrait d’autre part qu’au “dossier” soit joint un entretien entre Alain Finkielkraut et moi. J’accueille cette suggestion sans enthousiasme : non queFinkielkraut ne me semble un excellent interlocuteur, mais c’est moi qui ne suis pas prêt. Moi je voudrais écrire Du Sens. Et ce que sera Du Sens, à quelles conclusions m’amènera ce livre, je n’en sais rien pour le moment. Les gens sont persuadés que je suis ceci ou cela, “antisémite”, “maurrassien”, “essentialiste”, “barrésien” ou Dieu sait quoi encore, mais à la vérité je ne suis rien de tout cela, et je ne pense pas le devenir. Ce que je suis, et dans bien des domaines ce que je pense, je n’en sais encore trop rien. J’aimerais y réfléchir. Il y a d’ailleurs longtemps que je ne fais rien d’autre. C’est ce que les commentateurs ne comprennent pas du tout. Si j’insiste sur le caractère de journal de ce que j’ai écrit, ils y voient une dérobade, voire une lâcheté. Or je ne m’appuie pas sur ce caractère pour fuir mes responsabilités, mais il est bien évident qu’il est essentiel. Je ne suis pas l’auteur d’un traité sur ceci ou sur cela. Jusqu’à présent je n’ai fait qu’émettre des hypothèses, et les examiner en moi. Mon siège n’est pas fait. Et je n’ai pas envie de me livrer aujourd’hui à un entretien qui me forcerait artificiellement à fixer ma “pensée” quand elle est encore en errance.
Un autre projet qui m’est venu en même temps que celui de “L’Affaire” est celui d’une publication avancée du journal de “l’affaire”, un peu comme on l’avait fait l’année dernière pour Incomparable — un journal “sur le motif”, en quelque sorte.
Claude Durand ne paraît pas intéressé par “L’Affaire Camus” — ce qui ne tombe pas trop mal puisque Paul l’est. Encore eussè-je préféré que les deux livres paraissent sous la même couverture, et en même temps, le plus vite possible, se renvoyant l’un à l’autre. Ce qu’il y aurait même eu de mieux, de mon point de vue, eût été que trois livres fissent leur apparition simultanément, et chez le même éditeur : La Campagne renouvelée,“L’Affaire Camus” et le journal de “l’Affaire Camus” — vous m’en enlevez un, je vous en renvoie trois. Mais c’est peut-être beaucoup demander...
En revanche Durand n’écarte pas d’emblée ce journal de l’Affaire, cet “avant-journal”, que j’envisage d’intituler K.310 (la sonate de Mozart) ou Oregon (j’avais songé aussi à Le Cavalier polonais, mais Flatters trouve que ça sonne « tout à fait second rayon »). Seulement dans K.310 il sera (il est) assez largement question de la maison Fayard et de personnalités proches de la maison Fayard, à un titre ou un autre ; et il n’est pas certain que ce soit compatible avec une publication chez Fayard. Pour ma part j’aimerais assez ce jeu de miroirs, et cette construction en abyme. Mais je ne suis pas sûr qu’ils soient dans l’esprit de la maison, digne vieille dame pas forcément très sensible à ces coquetteries formalistes.
*
Mardi (le 23 mai), j’avais rendez-vous avec Me Pierrat, avocat recommandé par Marianne Alphant, et que Paul connaît également — c’est “l’avocat des écrivains”, semblerait-il (entre autres de Guyotat). J’avais toute sorte de questions à lui poser, et d’ailleurs j’ai oublié de lui en présenter quelques-unes.
Paul voulait savoir si dans “L’Affaire Camus” on pouvait imprimer les passages litigieux de La Campagne de France (c’est-à-dire ceux qui l’ont incité à refuser de publier le livre in the first place). Bien entendu la réponse est non.
Paul voulait savoir aussi (bien qu’il le sût déjà plus ou moins, j’imagine), si l’on aurait le droit de reproduire, dans le livre, les textes des adversaires. Là encore la réponse est non — à moins de leur consentement.
Or sur ce point j’avais eu un écho contraire, venu du côté de L’Âge d’homme. L’un des signataires de la pétition en ma faveur est en liaison avec L’Âge d’homme, et comme il me téléphone très souvent je lui ai parlé du double projet, celui de “L’Affaire Camus” et celui de K.310. Et je lui ai précisé aussi que le sort éditorial de ces deux livres est encore dans le vague, car P.O.L veut du premier mais se montre trop tergiversateur à son égard, selon moi, tandis qu’il n’est pas assuré que Fayard veuille du second. Muni de ces informations cet homme est entré en liaison avec le directeur de L’Âge d’homme, Dimitrievic, qu’il connaît bien, apparemment. Dimitrievic était en voyage mais me propose un rendez-vous dès son prochain passage à Paris. Lui prendrait les deux livres et à mes conditions, c’est-à-dire qu’il les publierait tout de suite, dès le mois de juin, de sorte que leur sortie coïnciderait avec celle de la nouvelle édition de La Campagne de France. Qui mieux est, à en croire L’Âge d’homme, il n’y aurait aucun problème juridique pour le reproduction des articles de presse, qui relèveraient d’un droit spécial, différent de celui des livres.
Parfait. Seulement la mariée est un peu trop belle.
J’avais un préjugé assez favorable à l’égard de L’Âge d’homme, d’abord parce que cette maison à ses assises à Lausanne et que je suis helvétophile, et quasiment vaudomane. Avoir un éditeur en Suisse me réjouirait profondément — ce qui me fait penser que j’avais enregistré, le lundi matin, une excellente émission “en duplex” avec Radio Suisse romande : non pas du tout sur “l’affaire”, mais sur les Délicatesses ; et si je dis “excellente” c’est que pour une fois j’avais l’impression de n’être pas trop mauvais ; sentiment qu’avait l’air de partager d’enthousiasme le journalisme ou chroniqueur — en fait un professeur, je crois — qui m’interrogeait ; de sorte que...
Mais pour en revenir à L’Âge d’homme cette maison a également donné des éditions excellentes d’écrivains qui me sont très chers, à commencer par Amiel, pour ne rien dire de Cingria. D’ailleurs tous ces journaleux qui sont à présent convaincus que je suis maurrassien, célinien, bloyen, barrésien, péguyste ou je ne sais quoi encore de hautement suspect à leurs yeux, que ne s’intéressent-ils un peu à mes réponses passées aux questions rituelles de leurs prédécesseurs, sur mes “écrivains préférés”, comme on dit. Elles ont assez peu varié à travers le temps : Tibulle, Larbaud, Virginia Woolf, Chateaubriand, Claude Simon, Pessoa, Toulet... Est-ce là l’univers mental d’un fasciste ou d’un antisémite ? (Je reconnais que Toulet est un peu suspect, soit. Mais ce n’est pas pour cela que je l’aime. D’ailleurs il détestait encore plus les homosexuels que les juifs, et non moins les protestants, que je ne me suis pas encore mis à dos, par je ne sais quel miracle.)
Mais pour en revenir une bonne fois à L’Âge d’homme cette maison a une image désastreuse, ces temps-ci. D’abord Dimitrievic et les siens se sont beaucoup engagés du côté des Serbes, dans l’affaire yougoslave, et le moins qu’on puisse dire est que ce n’est pas mon camp. Étant devenus plus ou moins parias de ce fait, ils ont attiré tous les parias, par un phénomène de boule de neige de l’opprobre que j’observe en direct à mon propos, ces temps-ci (ainsi la revue Révision me propose aimablement ses colonnes...). Tous mes amis poussent les hauts cris, à la seule mention de L’Âge d’homme. Et Me Pierrat lui-même, passant du rôle d’avocat à celui de conseiller politique (mais il y a beaucoup de corridors entre ces deux emplois) m’assure que je suis perdu, si je suis édité à Lausanne ; et que je deviens indéfendable.
Certes je suis déjà perdu, et bien difficile à défendre. Mais il y a encore des degrés. Exit ainsi L’Âge d’homme, avant d’avoir fait son entrée. Et d’ailleurs l’assurance selon laquelle les articles de presse relèveraient d’un droit spécial et pourraient être reproduits sans encombre ne tiendrait pas debout juridiquement, même en Suisse. Ce me semblait un peu bizarre, aussi.
L’une des questions les plus urgentes à poser à l’avocat était celle de Vaisseaux brûlés, et des passages retirés par Paul de P.A. et qui se trouvaient encore sur mon site. Pierrat en a fait faire un tirage sur papier, et m’a téléphoné le soir pour me donner son verdict. Il fallait enlever un tas de choses, d’après lui — au moins dans la période actuelle. Et les exemples qu’il donnait continuent de me stupéfier. Choisis presque au hasard, voici deux paragraphes parmi ceux dont il m’a conseillé très vivement le retrait (ceux-là étaient dans P.A. tels que le livre a été publié, et donc ils y sont toujours) :
« 512. Certes, à la pensée juive nous devons plus qu’à la pensée rouergate, et même qu’à la pensée belge, ou la pensée bretonne. Telles sont sa grandeur et sa majesté pauvre, sa profondeur surtout, sa gravité, qu’elle fait paraître ridicules ces expressions-là, par comparaison, et leur donne l’allure d’une mauvaise plaisanterie. Même l’Italie, notre petite sœur et notre mère, ne ressemblerait en rien à ce que nous voyons d’elle, savons d’elle, aimons d’elle, si comme la France ne l’avait irriguée, tout au long de son histoire, l’idée d’Israël et de Yahvé. De toute les expériences intellectuelles et spirituelles de l’humanité, la juive est l’une des plus hautes, et l’une des plus précieuses — et cela quand bien même on se sentirait autant ou plus d’affinités à l’égard de la grecque, par exemple, voire de l’arabe ou de la chinoise.
« 513. Pour parachever son caractère formidable, elle arbore le sceau du malheur à nul autre pareil, puisqu’elle a souffert le crime incomparable, celui qui n’a été inventé que pour elle, et près duquel tous les autres crimes, même les plus atroces, gardent un on ne sait quoi d’humain, malgré tout, et de commensurable à la conscience. La parole défaille, quand elle s’approche de ces charniers. »
Imprudent, cela ? Mais c’est à se taper la tête contre les murs !
Ce que j’apprends de Pierrat, et dont je n’avais pas idée malgré ma formation de juriste (dont il reste en moi peu de traces, il est vrai), c’est à quel point le droit serait caoutchouteux. Ce qui tombe sous le coup de la loi, ou pourrait vous valoir condamnation, varie infiniment selon votre personnalité réelle ou supposée, en somme selon votre image, et surtout selon les moments, semblerait-il — c’est-à-dire suivant les contextes. Il faut enlever ces paragraphes pour le moment. Dans le climat qui m’entoure, tout serait retenu à charge contre moi. Le critère est d’ailleurs assez simple : chaque fois qu’il y a le mot juif, il faut enlever.
Ce sont des nouvelles accablantes.
D’abord il n’y a pas de raison de penser que l’avocat de Fayard se montrera plus laxiste, et s’il applique les mêmes critères que Pierrat ce ne sont pas deux ou trois paragraphes qui risquent de disparaître mais une bonne dizaine de pages. Or je tenais fort à ce que les retraits fussent aussi limités que possible, pour montrer que ce gigantesque branle-bas n’avait pour origine que trente ou quarante lignes tout au plus.
Si ce que dit Pierrat est vrai, surtout, s’il a raison dans ses appréciations, alors il devient impossible de réfléchir, de s’interroger, de penser par écrit. En particulier il devient impossible d’écrire Du Sens. Il faut s’exiler, s’établir dans une autre société, écrire dans une autre langue.
Pour débattre de plusieurs hypothèses, en effet, encore faut-il pouvoir nommer ces hypothèses — quand bien même on finirait par les écarter, ou les écarterait-on d’emblée. Si tout un pan du réel, et un pan qui ne cesse de s’élargir, ne peut même pas être évoqué, toutes les constructions intellectuelles sont forcément boiteuses.
Non je ne suis pas antisémite. Et pourtant ce que j’écris des juifs, et que j’écrirais tout aussi bien — que j’ai écrit, que j’écris — de n’importe quel groupe humain, tombe bel et bien sous le coup de la loi, semblerait-il. C’est que la loi ou moi avons tort. J’ai tendance à penser que c’est elle, forcément. Ou si ce n’est elle c’est l’interprétation qu’en donne ou qu’en donnerait dans mon cas la Justice, s’il faut en croire Me Pierrat.
J’ai passé cette horrible soirée de mardi à me demander si je devais ou non retirer des Vaisseaux les dix ou douze paragraphes que Me Pierrat me conseillait d’en enlever. Un coup de téléphone de Claude Durand, m’informant que la dite “contre-pétition” à laquelle on s’attendait depuis plusieurs jours allait paraître le lendemain dans Le Monde, et que sa formulation était d’une violence extrême, augmentait encore la pression. Flatters était parti pour Toulouse, où l’on reprend son Oiseau de feu. J’ai longuement parlé à Sophie Barrouyer, merveilleusement compréhensive. Elle disait voir parfaitement ce qu’il y avait d’horrible à exiger d’un écrivain de faire disparaître ses textes ; que même on ne saurait l’exiger de lui, et qu’elle en tout cas ne me le demanderait pas ; qu’elle comprendrait très bien que je refuse de le faire, sous quelque pression que ce soit ; que même elle m’admirerait de mon refus ; mais que d’un autre côté, d’un point de vue purement stratégique, ce serait une attitude fatale ; que je m’exposerais en me braquant à perdre le peu de voix dont je disposais encore ; que l’essentiel dans l’immédiat était la reparution de La Campagne ; et qu’un nouvel incident portant sur des passages dont il n’avait jusqu’à présent nulle part été question, non seulement rendrait impossible cette reparution, mais me mettrait définitivement hors-jeu.
J’ai supprimé.
*
Le lendemain mercredi la contre-pétition, donc : ou plutôt la “déclaration des hôtes-qui-furent-trop-nombreux-dans-la-maison”, puisque c’est ainsi qu’elle est intitulée — plus violente encore et plus radicale dans sa condamnation que tout ce qu’on avait pu imaginer ; parlant d’une “pensée criminelle” ; et officialisant comme pleinement légitime et nécessaire l’interdiction absolue, pour moi, de m’exprimer.
Cette déclaration est signée de Jacques Lanzmann, qui paraît en avoir été l’instigateur officiel ; de Jacques Derrida, de Jean-Pierre Vernant, de Philippe Sollers, de Michel Deguy et d’une cohorte de psychanalystes lacaniens dont le nombre me semble désigner assez clairement la source véritable du texte.
Ma petite armée plie sous le choc, tant le coup est rude cette fois-ci. Moment d’abattement dans les rangs. Derrida, tout de même...
Mais justement Derrida : comment a-t-il pu signer ça ? Car une fois surmonté le traumatisme (il ne le sera jamais tout à fait) de me voir traiter de “criminel” dans la plus grand journal français, par deux ou trois des plus grands noms de la pensée française, une sorte d’espoir me revient, malgré tout — car il me semble que l’adversaire vient de commettre une faute énorme. Son texte est un montage ignominieux, digne du KGB des meilleures années et des pires manipulations des officines staliniennes de Moscou, de Prague, ou de Budapest.
La déclaration est intitulée “déclaration des hôtes-trop-nombreux-de-la-France-de-souche”. Elle prend son titre de trois phrases qu’elle cite incomplètement, et qui sur le public doivent produire un effet accablant pour moi : « les hôtes furent trop nombreux. Peut-être aussi restèrent-ils trop longtemps. Ils cessèrent de se considérer comme des hôtes, et [...] ils commencèrent à se considérer comme étant chez eux ». Seulement ces phrases, dans le texte originel, page 61 de La Campagne de France, sont précédées et suivies par ceci :
« Les lois que personnellement j’aurai voulu voir appliquer, aux groupes et surtout aux individus d’autres cultures et d’autres races qui se présentaient chez nous, ce sont les lois de l’hospitalité. Il est trop tard désormais. Elles impliquaient que l’on sût de part et d’autre qui était l’hôte, et qui l’hôte. À chacun ses devoirs et ses responsabilités, ses privilèges. Mais les hôtes furent trop nombreux dans la maison. Peut-être aussi restèrent-ils trop longtemps. Ils cessèrent de se considérer comme des hôtes, et, encouragés par la curieuse amphibologie qui affecte le mot dans notre langue, ils commencèrent à se considérer eux-mêmes comme des hôtes, c’est-à-dire comme étant chez eux.
« L’idéologie dominante antiraciste leur a donné raison. Il n’est plus temps de réagir, sauf à céder à des violences qui ne sont pas dans notre nature, et en tout cas pas dans la mienne. Je n’oublie pas notre ancien rôle d’amphitryons, toutefois, même si nous ne l’avons pas toujours très bien tenu ; et si nous ne sommes plus désormais que des commensaux ordinaires parmi nos anciens invités. »
Quinze secondes d’attention et de bonne volonté herméneutique suffisent, si l’on a le texte original sous les yeux, pour s’aviser de l’évidence, c’est-à-dire que ce qu’il dit en fait, c’est que les hôtes furent trop nombreux et restèrent trop longtemps pour que soient encore applicables les lois de l’hospitalité, objet de mes vœux anciens. Elles impliquaient qu’il y eût une distinction de rôle entre qui recevait et qui était reçu. Une telle distinction ne peut plus avoir cours, et les anciens hôtes ne sont plus aujourd’hui que des commensaux ordinaires parmi leurs anciens invités, à égalité avec eux.
Je veux croire absolument, et je tiens à peu près pour acquis, que Derrida, l’un des plus grands exégètes de notre temps, qui a toujours témoigné, même aux écrits de ses adversaires philosophiques ou idéologiques, une attention pleine de scrupule, je veux croire que Derrida n’a pas eu sous les yeux le texte original, et qu’il a été abusé — délibérément abusé, je pense : car un montage aussi vicieux, une falsification si précise et à ce point efficace ne peuvent pas être involontaires.
Seulement ce montage et cette falsification sont trop précis, trop efficaces et surtout trop visibles. C’est ma conviction que si quelqu’un auquel les journaux ne pourraient pas refuser la parole voulait bien démonter, comme il est très facile de le faire, l’escroquerie pour le coup criminelle (car elle ne vise à rien de moins qu’à m’éliminer définitivement) dont ce texte est le résultat, nous serions sauvés — j’ai écrit nous je veux dire je, mais les huit ou dix personnes qui depuis le début ont dépensé tant d’énergie à me soutenir sont devenues si proches de moi dans l’épreuve que je les associe à mon désastre actuel, ce qui Dieu merci n’est pas exact.
Autre mauvais coup de la journée de mercredi — mais par comparaison je l’ai moins ressenti —, Le Nouvel Observateur n’a pas publié la réponse que Jean Daniel m’avait publiquement invité à lui faire, et pour laquelle, renseignement pris, il ne m’avait chichement accordé que deux mille cinq cents signes. Apparemment c’était encore trop. Mon texte, à condition d’arriver avant lundi dernier au matin, pouvait figurer, m’avait-on dit, en regard de l’éditorial, dans l’espace personnel de Jean Daniel. En fait je l’ai envoyé à l’hebdomadaire avec quarante-huit heures d’avance, et il était à la rédaction dès le samedi de la semaine dernière. Peut-être paraîtra-t-il dans le courrier des lecteurs, la semaine prochaine. Mais le courrier des lecteurs, et quinze jours de délais (en mettant les choses au mieux), ce n’est pas ce qui s’appelle l’hospitalité, et ça n’a rien à voir avec ses lois.
Jean Daniel est constamment drapé dans sa pose de vieux sage et de donneur de leçons professionnel, mais son attitude en ce rencontre est parfaitement indigne, et elle déshonorerait n’importe qui — ce qu’écrivant je ne pense pas du tout à ce déshonneur politique, idéologique, qu’ils aiment tellement, tous, infliger à droite et à gauche parce qu’il est le moyen de leur pouvoir ; je pense à un déshonneur tout humain, un déshonneur d’homme, un déshonneur d’adversaire qui devant la galerie, pour jouer les généreux, offre à son adversaire proscrit le droit de s’exprimer chez lui, puis qui fait tout pour restreindre cette offre, la limite ridiculement, et finalement ne la respecte même pas. Il y a là un sadisme de gros chat bien en place donnant un petit coup de patte coquet à la souris demi-morte pour voir si on ne pourrait pas lui arracher encore, à force de trompeuses espérances, quelques jouissifs soubresauts, qui ne peut inspirer que le dégoût.
*
Jeudi c’étaient les grandes eaux. L’Événement, ce torchon, n’allait pas laisser passer l’occasion de cracher sur plus méprisé que lui. Tout un “dossier” sur “l’affaire”, avec la couverture même ! Lundi soir on m’avait envoyé un e-mail me demandant mon numéro de téléphone pour un entretien. Je l’avais envoyé aussitôt, précisément toutefois que je préfèrerais un échange écrit. Et mardi matin la réponse : trop compliqué, d’ailleurs on en était déjà au “bouclage”.
De toute façon on n’avait pas besoin de moi, car il ne s’agissait pas d’un procès. On en est bien au-delà de cela. Le jugement est prononcé depuis longtemps. Il n’y a pas lieu de revenir là-dessus. Bernard-Henri Lévy tient le rôle du président du comité de Salut public, interrogé sur la sentence rendue. « Il faut regarder la saloperie en face », dit-il gravement. Et bien sûr la saloperie c’est moi. Mais pas seulement. Et donc on fait le tour de mes pairs en ignominie, de l’inévitable Céline jusqu’à Brasillach et Morand — tous écrivains dont mes quelques lecteurs savent quelle place ils tiennent dans mon intime Panthéon, et combien souvent on rencontre leurs noms sous ma plume.
N’importe. Il n’y a pas lieu de discuter. « Renaud Camus, dit gravement Lévy, pratique un très vieil antisémitisme français, empreint de maurrassisme, qui considère qu’un juif — un étranger, un métèque — est incapable d’entendre les subtilités de la culture française. C’est stupide, c’est abject, il n’y a aucun débat là-dessus. »
Il a pêché cela dans tous les journaux qui traînent depuis un mois, et il le répète comme si c’était les Tables de la loi, d’évidence sans m’avoir jamais lu, sans rien connaître de mon œuvre, bien trop peu médiatique pour lui. Si c’est là la “philosophie”, elle est bien “nouvelle” en effet. Mais si les Jacques Derrida de la terre signent des pétitions sans regarder les textes, on peut mal reprocher à ses Bernard-Henri Lévy de parler des écrivains et de les enterrer vivants sans rien savoir de leurs livres.
Dominique Fourcade, le même jour, réclamait dans Libération qu’on m’écoute. Lui a encore un petit doute sur mon cas. « Il y a des chances pour que l’on s’aperçoive alors qu’il ne s’agit pas d’antisémitisme, mais d’obsessions autres, difficiles à cerner, et dont la mise à jour serait fructueuse. Je le répète : il y a des chances ? N’y en aurait-il qu’une qu’elle vaudrait la peine d’être courue. Si, après examen, l’antisémitisme qu’on lui prête unanimement devait se confirmer, c’est moi qui me serais trompé et il sera toujours temps de le reconnaître. »
Bien généreux de sa part, mais tout de même, qu’il puisse croire... Et pour un poète, accepter de situer le débat tellement chez l’adversaire, tellement en territoire journalistique, si loin des livres... Il fait la part belle à la rumeur. Mais ce que disent les livres, en leur long cheminement...
Ah ! Et Madeleine Gobeil a eu une longue conversation téléphonique avec Danièle Sallenave, et doit dîner avec elle dans les jours qui viennent. Danièle lui aurait dit que ses propos tels que les rapporte Le Monde avaient été prononcés hors entretien officiel, et n’étaient pas du tout destinés à être publiés. Tout le monde s’esclaffe de la naïveté de Danièle, pourtant habituée aux media, qui croit qu’il y a une différence, lorsque l’on parle avec un journaliste, entre ce qu’on lui dit “officiellement” et ce qu’on lui dit “en confidence”. Mais moi je m’étonne surtout que les propos de Danièle “en confidence” à un journaliste du Monde soient si parfaitement opposés à ce qu’elle m’a dit à moi, et à ce qu’elle nous a dit à tous.
voir l’entrée du samedi 27 mai 2000 dans Le Jour ni l’Heure◎
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