sans dateMercredi 31 mai 2000, dix heures et demie du matin. La guerre est une alternance de journées de désastre, qui jusqu’à présent sont de loin les plus nombreuses, et d’autres où l’on a l’impression qu’on reconquiert un peu de terrain — ce qui a pour effet d’exaspérer l’adversaire, qui aussitôt redouble de violence dans ses attaques.
Hier nous a vu marquer quelques points. La lettre de Claude Durand en réponse à la “Déclaration des hôtes etc.” est parue dans Libération et elle semble avoir produit une excellente impression. Moi je ne suis pas enchanté de voir mes positions assimilées à celle de la Suisse, mais la Suisse est tout de même un progrès sur l’Allemagne hitlérienne ou la France de Vichy.
D’autre part Durand fait remarquer qu’il y a force lacaniens parmi les signataires de la Déclaration, et il leur rappelle gentiment que Lacan n’a pas été un foudre de guerre ou de résistance pendant l’Occupation. Est-ce que cela ne pourrait pas paraître insinuer qu’eux ont leur collaborateur, ou semi-collaborateur, en la personne de Lacan, et que lui, en conséquence, peut bien avoir le sien en ma personne ?
Peut-être suis-je un peu paranoïaque. Certainement, même. Conviens qu’on le serait à moins, mon p’tit journal. L’avis unanime est que cette lettre de Claude Durand est d’une fermeté de ton et en même temps d’un humour (denrée très peu répandue ces jours-ci) qui la rendent très précieuse et très efficace pour ma cause — et pour la sienne, bien entendu, car lui aussi essuie d’assez jolies tempêtes, je crois bien.
Il vient de me téléphoner. Il m’annonce que les pages du Monde sur l’affaire devraient être particulièrement violentes, aujourd’hui, mais peut-être plus contre lui que contre moi. Le journal aurait obtempéré, selon lui, à l’appel de Bernard-Henri Lévy, dimanche dernier, à des “investigations sérieuses” sur les conditions de la publication de La Campagne de France.
J’ai moi-même répondu comme j’ai pu, hier, par écrit, aux questions d’Alain Salles, qui a pris l’engagement de ne pas charcuter mes réponses, pour une fois. Il m’a téléphoné à plusieurs reprises pour revenir avec moi sur certains points, comme s’il espérait que j’allais me couper à force de répondre dix fois aux mêmes questions.
D’autre part il se soucie beaucoup de mon style. Ainsi j’ai écrit que c’était une excellente chose que le discours dominant fût le discours antiraciste, mais qu’il y avait un risque que ce discours antiraciste, en tant qu’il est dominant, et comme tout discours dominant, écrase de la vérité. Cet écrase de la vérité préoccupe infiniment Alain Salles. J’ai eu trois appels de lui à propos de cette seule tournure, qu’il jugeait d’abord ne pouvoir être qu’un lapsus de ma part. Écrase de la vérité ça ne veut rien dire, selon lui. Est-ce que ce ne serait pas plutôt écarte de la vérité, que j’ai dans l’esprit ? Écrase un peu de vérité, écrase une partie de la vérité, quelque chose comme ça ? On ne peut pas laisser écrase de la vérité, il me le dit dans mon propre intérêt. Les lecteurs ne comprendraient pas. Il a consulté ses collègues de la rédaction, personne ne comprend. Tout le monde me conseille de renoncer à cette formule bizarre. Certes il sait bien qu’il a pris l’engagement de ne pas modifier mon texte, mais là, tout de même...
Bien entendu je n’en démords pas. À mon avis nous sommes là exactement au cœur, l’air de rien, de la guerre entre journalisme et “littérature” (si tant est, bien entendu, que quiconque puisse parer de ce noble terme, “littérature”, ce que l’on fait soi-même). Ce que prouve l’épisode, selon moi (et l’ensemble de la “guerre” actuelle, peut-être), c’est la fin de la conception “littéraire” du monde, renvoyée à un statut purement archéologique. Chacun est responsable du sens qu’il émet au sens le plus étroit du sens. Ce tremblement du sens, qui est l’essence du style, est interprété exclusivement soit comme une dérobade morale et politique, soit comme une bizarrerie, un lapsus, une inintelligibilité, sans doute une affectation. Écraser de la vérité, une telle tournure n’a plus sa place dans Le Monde — qui prétend me dicter, en somme, non seulement ce que je dois dire, ce que je peux dire (puisque le journal refuse de publier ce qui dans mes écrits ne lui convient pas), mais encore ma façon de le dire.
Claude Durand est d’ailleurs persuadé que Salles a pour instructions d’être sans cesse plus dur, et que ces instructions lui viendraient de Plenel, qui aurait un obscur compte à régler non pas tant avec moi qu’avec Durand lui-même, ou avec la maison Fayard — laquelle a publié certain ouvrage, d’un certain Ménage, je crois bien, où Plenel est très gravement mis en cause pour des activités qui apparemment relèveraient plus de la barbouzerie que du journalisme d’investigation.
Durand, « après y avoir réfléchi toute la nuit », me dit-il, a décidé comme je m’y attendais de ne pas publier ce “journal avancé”, Köchel 310, ou Oregon (ce que je suis en train d’écrire ici). Cependant ses raisons ne sont pas du tout celles que j’avais supposées — qu’il y fût trop question de Fayard. Non, ce qui l’a convaincu de s’abstenir, c’est qu’il ne veut pas qu’on puisse l’accuser de gagner de l’argent sur cette affaire...
Suppose-t-il donc que ce livre aurait un grand succès ?
J’ai du mal à garder la chronologie, car elle est constamment bousculée par des faits nouveaux, et par l’impossibilité où je suis de tenir ce journal comme il le faudrait.
Une autre nouvelle qui semblait aller dans le sens d’une amélioration de la situation, hier, c’est qu’Alain Finkielkraut a écrit un grand article, me dit-on, qui peut-être, sans m’être tout à fait favorable, bien sûr, serait beaucoup moins hostile que tous ceux qui sont parus jusqu’à présent (celui de Fox Weber excepté). Il devrait paraître dans Le Monde. Donc on s’attendait hier à un peu plus de modération et d’équilibre de la part du Monde. Mais d’après ce que me dit Claude Durand ce matin c’est au contraire à un redoublement de férocité qu’il faut se préparer. Avant que je finisse mes paragraphes, la couleur du temps a changé. C’est l’un des inconvénients de l’écriture sur le motif...
Dîner chez Benoît hier soir avec Marianne Alphant, Sophie Barrouyer, Flatters et Madeleine Gobeil qui part aujourd’hui pour l’Italie, et qui nous invitait avant son départ. Elle avait dîné la veille avec Danièle Sallenave, qui l’avait longuement rappelée le matin même. Danièle serait terriblement affectée par la crise qu’a ouverte l’affaire au sein de nos relations, et elle ne saurait quelle attitude adopter à mon égard, bien consciente qu’elle est que je dois être stupéfait, ou indigné, voire ulcéré. Elle demande conseil à Madeleine, qui lui dit qu’elle doit m’écrire. Mais moi je ne tiens pas du tout à ce que Danièle Sallenave m’écrive, et je considère comme réglée cette affaire dans l’affaire.
Quant à l’explication du revirement sallenavien, elle tiendrait à un “secret” que Danièle, malgré son désespoir, ne pourrait absolument pas révéler ! Aussi envisageons-nous un changement de titre, pour Oregon (ex K.310) : Le Secret de Danièle Sallenave.
voir l’entrée du mercredi 31 mai 2000 dans Le Jour ni l’Heure◎
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