sans dateVendredi 2 juin 2000, huit heures et demie du matin. J’installe sur mon site, en marge de Vaisseaux brûlés, les articles de presse me concernant, qui presque sans exception sont de longues litanies d’insultes. Quelques-uns sont déjà sur le net, aux sites des différents journaux, et je n’ai qu’à les transposer. Mais les autres doivent être recopiés mot à mot. C’est un bel exercice spirituel, une épreuve d’ascèse chrétienne. Indéfiniment je m’appelle criminel, saloperie, bête immonde, petite frappe antisémite, plagiaire inculte, Céline du (très) pauvre, pédé de droite, cocotte réac, petit damoiseau de nos lettres, extraordinairement moyen et même au-dessous du moyen...
Un thème nouveau est celui du coup de pub. Ce que j’aurais tenté et réussi, c’est un formidable coup de pub. Las de l’obscurité dans laquelle je gisais, j’aurais voulu à toute force me faire un prénom, comme dit Jean Daniel — ce qui me fait penser que j’ai reçu un coup de téléphone du Nouvel Observateur m’avertissant que ma “réponse” (de deux mille cinq cent signes) à Jean Daniel ne pourrait pas passer dans le numéro de cette semaine mais seulement dans celui de la semaine prochaine (c’est-à-dire qu’elle serait publiée, et sans doute dans le “courrier des lecteurs”, encore, trois semaines après la généreuse offre d’hospitalité qui m’avait publiquement été faite ; et c’est moi qui aurait de l’hospitalité une conception étriquée (ou “criminelle” !)).
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Autre étape de l’ascèse chrétienne, ou stoïcienne, un e-mail de la fondation Albers, hier, m’avertissant qu’on souhaitait retirer de Plieux tous les Albers prêtés...
Ils choisissent bien leur moment, ceux-là ! J’imagine que ce n’est pas une coïncidence.
La semaine dernière la femme de Nicholas Fox Weber m’avait fait part de son intention d’alerter sur mon affaire le correspondant à Paris du New Yorker, un journaliste juif de longue date établi en France, dont j’oublie le nom. Le danger, m’expliquait-elle, c’est qu’on ne pouvait savoir de quel côté il allait pencher. Mon soupçon est qu’il a penché du côté de l’adversaire, et qu’il a convaincu les Fox Weber que j’étais bel et bien antisémite — d’où le désir soudain de la fondation Albers, que dirige Nicholas, de retirer de Plieux ses tableaux.
Ce retrait tombe évidemment on ne peut plus mal, au moment précis où va sortir Nightsound, mon essai sur Josef Albers. Le livre indique dès la quatrième de couverture, si ma mémoire est bonne, qu’on peut voir des Albers à Plieux, et spécialement Nightsound. Donc il va devenir mensonger avant même d’atteindre les tables des libraires. Mais après tout...
J’ai eu un moment d’abattement, mais il est à présent surmonté. La galerie Werner de Cologne réclame son Leroy. J’imagine que la galerie de France ne va pas tarder à souhaiter récupérer son grand Soulages, ses Degottex, son Jean-Pierre Bertrand. Il n’y aura plus à Plieux que des Marcheschi (et quelques dessins de Kounellis). On ne pourra plus parler d’une “collection d’art contemporain”. Fermer ? Ça m’est égal. Vendre ? Ça me serait presque égal aussi, n’était ma mère qui en serait affreusement chagrinée (je crains même que cela ne la tue !). Réfléchissons (ou si les femmes dont tu gloses...). Plus d’éditeur, peut-être. Plus de revenus. Plus de château. Pierre et moi avons beaucoup ri, hier, au téléphone, en évoquant notre existence à venir dans une pension de famille de Vigo — j’ai toujours rêvé de Vigo, comme d’une ville séduisante et pourtant sans image (séduisante par absence d’image, peut-être, comme La Spezia, dans un autre genre, ou Tarente). Le jeu consistait à introduire dans notre minuscule chambrette, et à en faire sortir en douce, au matin, cinq gros chiens patauds, dissimulés sous des imperméables ; et peut-être à partir à la cloche de bois, en fin de semaine.
Pierre est à Plieux. Il lui suffit de deux ou trois mots, au moment de raccrocher, pour panser mes blessures de boxeur amoché. Il a été admissible au Capes, et prépare ses oraux dans la bibliothèque.
Le chien Horla est très déprimé par mon absence, paraît-il. Il erre comme une âme en peine. Les chiens sont des âmes en peine. Pour atténuer leur chagrin, on ne peut rien leur expliquer. Ils sont comme nous. Ils ne comprennent pas.
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Avant-hier mercredi, après la conversation pénible avec Paul, je suis allé à la Fnac, où je voulais acheter deux ou trois livres. J’y avais rendez-vous avec Philippe Mangeot, avec lequel j’ai pris un verre à une terrasse de café de la rue Berger, presque en bas de chez Jean-Paul. C’est avec lui que j’ai mené à New York, le mois dernier, l’entretien électronique qui est paru la semaine dernière dans Têtu. Nous nous rencontrions pour la première fois. C’est un garçon très sympathique, beaucoup plus “idéologique” d’approche que nous ne pouvons l’être Jean-Paul et moi, mais trop frotté de littérature, tout de même, pour prendre tout à fait au sérieux les sens militants qu’il émet.
En son long article de présentation de notre entretien, dans Têtu, il relève avec insistance qu’eussé-je parlé des homosexuels et non pas des juifs, personne n’aurait protesté ; ou plutôt, que si un écrivain ou intellectuel hétérosexuel avait parlé dans les mêmes termes des homosexuels et non pas des juifs, personne n’aurait protesté. Ancien président d’Act-Up Paris, il trouve la loi Gayssot imbécile, comme beaucoup de gens (à commencer par Jean Daniel), mais paradoxalement il souhaite que son domaine d’application soit étendu ; et qu’elle puisse servir aussi à sanctionner les atteintes à la dignité des homosexuels, comme celles d’Édith Cresson jadis ou de Tony Anatrella aujourd’hui.
J’ai du mal à le suivre sur ce terrain-là.
Nous sommes allés chez Jean-Paul à côté. Je voulais voir la diffusion de l’entretien que j’avais enregistré en début d’après-midi sur Paris-Première. Quant au fond il n’aggrave pas mon cas. Il le présente même sous un jour beaucoup moins sombre que ce n’a été fait partout récemment. Ce n’est plus une ambiance de chasse à courre. On est revenu dans le ton de la discussion polie. Quant à la forme... Oh Dieu, qu’il est désagréable de se voir !
Flatters et moi avons depuis toujours une grande discussion sur l’image — sur l’image en général, certes, mais sur la nôtre en particulier ; et plus spécialement sur les photographies. Il cite toujours avec admiration Marlène Dietrich, qui en entrant dans les studios commençait toujours par briser à grands coups de canne les projecteurs, et exigeait que l’on tamisât sans cesse davantage la lumière, tant elle tenait à son image, le plus précieux de ses biens. Flatters approuve absolument cette attitude.
Nous sommes d’accord pour distinguer trois positions possibles, sur cette question.
Celle de Blanchot : il refuse tous les photographes, il ne paraît pas à la télévision, il n’a pas d’image du tout (physiquement).
Celle de Dietrich : elle contrôle tout au maximum. Transposée dans notre situation à nous, cette attitude impliquerait qu’on se laissât photographier uniquement par des amis très proches, qu’on sélectionnât quelques clichés qui correspondissent à une idée pour nous acceptable de nous-mêmes, et qu’on ne tolérât que le diffusion de ses images-là. C’est le parti de Flatters, qui lui ressemble peu, car il n’est guère coquet. Mais le vrai parti de Flatters c’est de n’être jamais là où l’on s’attend qu’il soit. Il peste contre ces amis et ces fâcheux qui vous mitraillent pour un oui ou pour un non et qui trois jours ou six mois plus tard vous montrent triomphalement des photographies de vous qu’ils estiment magnifiques et qui vous dépriment pour des semaines.
Le troisième parti est de baisser les bras. C’est celui de la vérité : on se laisse photographier par qui veut, et on laisse circuler sans aucune tentative de contrôle les photographies prises de soi. Je trouve ce parti-là tentant d’un point de vue moral. Qui plus est il me paraît correspondre à ma résolution littéraire de vérité, de dénudation, de lente acceptation de soi-même dans sa laideur, dans son vieillissement, dans sa bêtise (comme dans son courage, éventuellement, dans son obstination, dans son scrupule). Mais Flatters soutient, sans que je puisse très bien le comprendre, ni le suivre comme je n’en aurais que trop envie, que ce n’est pas là du tout le parti de la vérité ; que ces affreuses photographies de lui ou de moi que son amie Michèle brandit en toute occasion et que nous trouvons épouvantables ne sont pas du tout sa vérité ni la mienne ; que la vérité se construit, qu’elle n’est pas une acceptation passive de l’illusion photographique — ou quelque chose comme cela, je ne suis pas sûr de rendre exactement sa pensée, qui m’échappe un peu comme souvent.
Philippe Mangeot donne raison à Flatters — peut-être parce qu’il est gentil, et qu’il voit combien me déprime de m’apercevoir à la télévision. Il dit que je dois avoir un ennemi au service iconographique de Têtu, qui a insisté pour publier, malgré ses objurgations à lui, une photographie de moi, la dernière des illustrations du “dossier”, où j’ai l’air d’un vieillard acariâtre, errant dans une campagne désolée — très “général de l’armée morte”, dit Flatters. Mais Mangeot dit surtout, beaucoup plus subtilement, que l’exigence de vérité, pour un écrivain, s’il se l’impose à lui-même, ne porte que sur ses écrits ; qu’il ne doit pas au public son corps, ni son image.
Toutefois la frontière est si floue, entre mon corps, mon image et mes phrases... D’autant que je fais tout pour la réduire encore — de sorte que le débat reste ouvert.
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Étrange coup de téléphone de Jean Daniel, à l’instant. S’il n’a pas encore publié mon texte, m’explique-t-il, c’est que mes autres textes, ceux que j’avais envoyés plus tôt aux autres journaux, et que je lui avais fait tenir pour lui montrer qu’en effet on ne me laissait pas m’exprimer (un point qu’il avait mis en doute), lui paraissaient très supérieurs à celui que je destinais à L’Observateur, et me défendant bien plus efficacement.
« C’est qu’en deux mille cinq cents signes... », glissé-je. Mais ici se réveille le patron de rédaction, plutôt pète-sec :
« Non. En dix lignes on peut dire ce qu’on a à dire, et se justifier d’un reproche grave. Et le texte que vous m’avez envoyé ne fait pas ça du tout. Au contraire : il vous dessert. Alors que les autres m’ont fait comprendre que vous étiez beaucoup plus familier de la culture juive que je ne le suis moi-même.
— Publiez les autres, alors.
— Je ne peux pas, ils sont trop longs. Ou alors il faudrait que je fasse une sélection, que je choisisse les passages qui me paraissent vous défendre le mieux... »
Curieuse situation, où je devrais m’en remettre à l’un de mes principaux accusateurs de choisir parmi mes arguments ceux qui à son avis plaident le mieux ma cause.
« Écoutez j’ai tellement souffert de citations tronquées, dernièrement... »
Sur quoi la conversation s’enlise. Nous parlons du “Panorama”. Je répète ce que j’ai toujours dit, à savoir que j’aurais écrit la même chose exactement de n’importe quel groupe humain qui m’aurait semblé infléchir un peu abusivement, en fonction de ses curiosités propres, la programmation d’une émission de service public ; et que la seule question était de savoir si à l’adjectif “juif” il fallait éternellement un statut spécial — question que je trouvais intéressante, mais à laquelle je n’avais pas de réponse...
Mais lui commence à s’irriter sérieusement. Si mes positions sont celles-là, juge-t-il, en ce cas le texte que je lui ai envoyé les reflète de façon fidèle, contrairement à ce qu’il avait cru. C’est donc ce texte-là qu’il va publier. Et nous nous quittons sèchement.
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Hugo Marsan, curieusement, dans son long article du Monde, avant-hier, qui proclame mon élimination définitive et sans appel de la scène littéraire, tourne autour de ces questions d’image, ou de visage, que j’abordais moi-même à l’instant, avant l’appel de Jean Daniel.
Il y a là tout un paratexte, ou un sous-texte, ou un pré-texte, qu’une oreille avertie entend distinctement gronder, de même que dans la première lettre de Claude Durand, l’autre jour, une écoute attentive laissait clairement percevoir les échos des querelles intestines chez Fayard.
Marsan me reproche (je n’ai pas son article sous les yeux, malheureusement) de croire aux visages, ce qui lui paraît impliquer l’instauration de ma part, et par retournement, d’un véritable “délit de faciès”. À l’interminable dossier à charge, qui montre combien je suis réactionnaire depuis toujours, il verse une phrase de L’Éloge du paraître, dont la nouvelle édition P.O.L paraît ces jours-ci. Il la tronque, bien entendu, selon la loi du genre, mais elle revient à peu près à ceci : « La vie de l’esprit émet des signes, quoi qu’on en dise ; elle laisse des traces sur les visages, dans les attitudes, jusque dans la mise ; son absence encore bien davantage. » N’y a-t-il pas là la preuve d’une pensée criminelle ?
Or ce qu’Hugo Marsan ne dit pas, c’est que dans La Campagne de France il est question de lui. On y parle d’un précédent article de sa main, où il traitait d’obsolète mon existence, ce qui avait indigné mes partisans, à l’époque. J’avais été surpris de leur indignation. Obsolète, après tout, ce ne me semblait pas bien méchant. Mais si l’article avait choqué mes lecteurs favorables, m’avait alors expliqué Paul, dont je reproduisais les propos, c’est qu’il était signé par un ami. Mais Hugo Marsan n’est pas un ami, avais-je alors répondu à Paul. Et ici la phrase qui remonte aujourd’hui, invisiblement, pour expliquer beaucoup de l’article récent : « Comme monsieur B., ce serait même, “au flair”, à première vue, un ennemi naturel, dont les quelques amabilités m’ont toujours surpris, comme contraires aux tacites relations non pas d’hostilité — ce serait trop dire —, mais d’aliénité qu’établirent les premiers regards que nous avons croisés. »
Ce que je voulais dire, et que Marsan a très bien compris, malgré mes enrobatations délicates, c’est qu’en fait d’ami il a exactement la tête d’un qui va exactement écrire, dans les circonstances actuelles, l’article qu’il a écrit.
On peut dire qu’il y a une certaine honnêteté, dans son visage : même quand il vous trahit, il ne vous prend pas en traître.
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Léger désordre dans les rangs ennemis, toutefois. L’article de Marsan se termine sur cette phrase d’exécution capitale, sertissant une citation assassine :
« Mais son racisme s’exhibe, son antisémitisme éclate, les mots sont là, dans la nudité explicite d’une conclusion qui témoigne de son rapport au monde — “La pensée juive est certes tout à fait passionnante, en général ; mais elle n’est pas au cœur de la culture française” — annulant d’avance toute dénégation, toute contradiction. » (C’est moi qui souligne.)
Or sur la page en regard figure un florilège de citations de La Campagne de France, également destinées à me perdre, bien sûr, mais qui n’ont pas été découpées, d’évidence, en suffisante concertation avec Marsan. Il y est rapporté que l’auteur du livre écrit en effet : « “la pensée juive est certes tout à fait passionnante, en général ; mais elle n’est pas au cœur de la culture française” — avant de se demander aussitôt : “Ou bien si ? Un doute me prend.” Il explique ensuite l’importance de l’Ancien Testament, de Spinoza, Bergson ou Proust ».
Alors ? « Annulant d’avance toute dénégation » ou bien « avant de se demander aussitôt » ? Il faudrait que Le Monde se décide...
Quant à la citation exacte, la voilà : « La pensée juive est certes tout à fait passionnante, en général ; mais elle n’est pas au cœur de la culture française. — Ou bien si ? Un doute me prend : l’Ancien Testament est certainement aussi “central” à la culture française, sinon plus, que L’Iliade et L’Odyssée. Spinoza est aussi essentiel à notre pensée politique, morale, métaphysique, que Hobbes ou que Leibniz, et certainement plus que Malebranche. Bergson est au cœur, oui, de la philosophie de son temps dans notre pays. Ne parlons pas de Proust, qui lui serait bien près de l’épicentre. Donc... (Reste à savoir si Proust relève de la “pensée juive”... Et même Bergson. Mais on doit pouvoir se poser la question.) »
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Paul Otchakovsky est atterré par l’article de Marsan, comme il l’avait été plus tôt par celui de Kéchichian. Pour lui je suis un homme fini, ou à tout le moins un écrivain éliminé pour longtemps. On dirait que les arrêts de ces journalistes sont à ses yeux un jugement dernier, absolu, universel, définitif.
D’ailleurs il témoigne depuis le début de très curieux atermoiements. Au moment de ma plus haute faveur médiatique, lorsque Libération me consacrait trois pages louangeuses, en avril, il déclarait à la presse qu’il regrettait sa décision de n’avoir pas publié le journal, et même qu’il la regrettait amèrement ; et qu’il avait confondu “le texte et le commentaire du texte”, expression que personne n’a comprise, même pas moi. Mais une semaine plus tard, quand la tourmente a éclaté, il a dit combien il avait été choqué par mes phrases, et qu’il aurait dû me les faire retirer. Dans ses propos il n’était plus question de lecture erronée, et moins encore d’amers regrets.
Encore quelques semaines et il s’abstiendrait de signer la pétition dite “en ma faveur”, malgré les “réserves” qu’elle exprime à mon égard.
Six heures et quart. Oh, méchant coup, cette fois.
J’avais reçu sur le réseau une lettre d’une dame Michelle Levy, ou Lévy (elle ne met pas d’accent), présidente de l’association des Amis de Michel Houellebecq. Cette dame disait s’intéresser à mon affaire. Mais elle aurait voulu en savoir plus. Comme elle est ma voisine dans le XVe arrondissement je lui ai porté un exemplaire de La Campagne de France, que j’ai laissé chez le gardien de son immeuble. À mon retour je trouve ce nouveau message d’elle, antérieur à l’arrivée chez elle du livre :
« Il est vrai que souvent les livres nous plongent dans un trouble encore plus grand après notre lecture, ils ouvrent des abîmes, font naître des vertiges. Ils sont mes compagnons depuis mon plus jeune âge et je sais bien ce qu’il en est de ces amis-là, qui apaisent tour à tour et hantent ; mais là, ce que j’aimerais savoir est clair : pensez-vous vraiment que c’était une fort bonne chose que de nous mettre tous au four ? Car c’est bien de cela qu’il s’agit, n’est-ce pas ?
« Je ne veux pas croire que vous me répondrez oui.
« Pardon de vous paraître brutale, mais je suis toute remuée.
« Je ne manquerai pas de transmettre vos salutations à Michel quand je le verrai.
« Cordialement,
« Michelle Levy »
Est-ce que cette femme est folle ? Est-elle incroyablement méchante, ou perverse ? Ou bien les journaux ont-ils vraiment convaincu les gens que « c’est bien de cela qu’il s’agit, n’est-ce pas ? »
Neuf heures moins le quart. J’ai répondu à Mme Lévy que la poursuite du dialogue entre nous ne me paraissait pas possible, et lui ai conseillé de jeter mon livre, qui ne pouvait pas l’intéresser. Elle m’envoie deux lettres d’excuses, m’expliquant qu’elle a voulu me provoquer afin que je lui donne une réponse claire, qui écarterait tous les soupçons, et qu’elle pourrait publier dans le bulletin des Amis de Houellebecq. Cependant il est des soupçons dont je ne crois pas avoir à me justifier. Et je persiste à penser qu’en l’occurrence l’échange n’est pas possible. Affaire classée, donc. Mais elle m’a secoué.
*
L’histoire du frère de Jean-Paul m’a donné l’idée d’un autre titre pour le présent livre, ce “journal avancé” : au lieu de K. 310 ou Oregon, on pourrait l’appeler Les Corbeaux, ou mieux encore Corbeaux tout court.
Le frère de Jean-Paul s’appelait Gérard — ou s’appelle, si comme il faut l’espérer il vit une autre vie dans une autre ville, sur le continent peut-être, ou dans un autre village, ou dans les solitudes de la montagne. Mais c’est de jour en jour moins vraisemblable.
Or il s’appelait Gérard pour une raison extraordinaire. Il avait six ans de moins que Jean-Paul. Et c’est Jean-Paul, âgé de six ans, donc, qui a suggéré pour lui ce prénom, parce que c’était celui d’un camarade qu’il aimait beaucoup, et qu’il admirait encore plus.
Dans les récits de l’enfance et de l’adolescence de Flatters tiennent un grand place ce qu’il appelle les “cercles de branlage”. C’étaient des assemblées de petits mâles qui comparent leur queue, et qui se branlent en rond. Flatters et le premier Gérard étaient les grandes vedettes des cercles de branlage. Il en résultait une sorte de rivalité, entre eux, mais aussi de respect mutuel, bien proche de l’intimité, et presque de l’amour.
« Quelque chose aurait presque pu se passer, dit Flatters. Nous en étions au bord extrême, mais ce n’est jamais arrivé... » À ceci près qu’ils se branlaient côte à côte, tout de même, et de plus en plus près l’un de l’autre.
Puis la vie les sépare, ils se perdent de vue. Quinze années passent, ou peut-être un peu plus. Flatters a quitté la Corse. Il vit sur le continent, à Nice d’abord, puis à Paris. De loin en loin il revient auprès de sa famille. Un soir, avec des amis, il se rend à un bal de village, dans la montagne. Il est au bord de la piste de danse, à regarder les couples évoluer. Et de l’autre côté, n’apparaissant qu’au gré de la danse, dans les instants où s’ouvre une tranchée pour le regard, entre les danseurs, cet homme si beau, et qui le regarde fixement, comme s’il était quelque mystère à déchiffrer absolument. Lui le regarde. Ils se regardent. Aucun doute : c’est le premier Gérard, l’éponyme. Que lui ait reconnu Jean-Paul, pourtant, Jean-Paul n’en est pas assuré. Jusqu’à la fin il avait l’air, plutôt, d’un qui se pose une question, qui creuse dans ses souvenirs, et s’y enfonce. Mais une lueur, tout de même, au moment qu’ils se perdent de vue.
De sorte qu’en son frère bien-aimé Jean-Paul aime aussi, en abyme, celui qui lui donna son nom.
Il part mercredi pour la Corse. Je rentre mardi en Gascogne. J’avais l’intention de partir hier mais j’ai encore une fois prolongé mon séjour, parce qu’on m’a invité à faire lundi prochain une émission sur Canal Plus, avec Alain Finkielkraut. Une fois cette émission enregistrée, j’estimerai avoir assez parlé.
Un article d’Alain Finkielkraut doit être publié dans Le Monde. Il semblerait qu’un autre, écrit par Alexandre Albert, ait été accepté par le même journal. Cette nouvelle-là est assez surprenante, mais Alexandre a reçu, dans son lointain Oregon, une véritable assurance, me dit-il. Et enfin il faudrait que paraisse le deuxième texte de Flatters, L’Inappartenance, qui je crois bien est le meilleur de ceux qu’a inspirés ma défense. Libération le prendra peut-être. S’il en était ainsi je considèrerais que l’honneur est sauf, et je pourrais dispar’être.
voir l’entrée du vendredi 2 juin 2000 dans Le Jour ni l’Heure◎
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