Corbeaux. Journal 2000

sans datePlieux, mercredi 7 juin 2000, neuf heures et demie du matin. Point le plus bas de la guerre : la ligne de front s’est effondrée, et cela sur le flanc que je croyais le plus sûr, celui dont je tirais tout ce que j’avais de force.

Parti de Paris hier à deux heures et demie de l’après-midi, j’étais ici un peu après neuf heures du soir. Il faisait encore grand jour. Je pensais que Pierre serait sur place, mais il n’était pas encore arrivé. Les chiens, en revanche, m’ont fait leur fête habituelle, plus enthousiaste que jamais. Pour célébrer nos retrouvailles je suis allé les promener dans le parc de la chartreuse. Alors que nous revenions vers la maison, par la ferme de la Garrière, nous avons aperçu Pierre, qui venait à notre rencontre, tout sourire. Il était très joli et très frais, et paraissait encore plus jeune qu’à l’accoutumée. Mais il arborait au cou un superbe suçon, qui est la première chose que j’ai vue, et que j’ai tout à fait mal prise, encore que très calmement — avec un calme, même, qui m’a fort étonné moi-même, et qui l’a fort effrayé lui, je crois bien.

Je lui ai dit que j’aimais mieux être seul, que j’avais grand besoin d’être seul. Il a résisté un moment, et puis il est parti.

En plus de tout le reste s’abat sur moi le ridicule, à présent, et le ridicule le plus ridicule, le ridicule domestique, conjugal, sentimental, sexuel.

Le piège du journal se referme (je commence à parler comme l’ennemi — le piège de l’ennemi c’est précisément qu’on commence à parler comme lui, à sentir comme lui, à se voir comme il nous voit).

Piège dans le piège, celui de ce journal dit “avancé”, K.310, Oregon ou Corbeaux qu’il soit. Au sinistre portrait que dressait de moi un Hugo Marsan j’opposais intérieurement la résistance du bonheur — la seule vengeance, dit Plain-Chant. Je me barricadais dans la sérénité qui m’est advenue depuis un an, depuis ma rencontre avec Pierre. Et voilà que...

À moins que le journal, évidemment, le genre journal, ne puisse en aucune façon faire l’économie du ridicule, qui lui serait constitutif, de même qu’il est au centre de l’homme — ou à tout le moins très près du centre, à deux pas de sa dignité.

Prix à payer ? L’ardoise s’allonge.

J’avais voyagé dans la somptuosité, hier après-midi : voiture en parfait état, autoroute presque déserte, vive allure, mais régulière, temps splendide, campagne à son degré le plus haut d’opulence. Comme je n’ai pas envie d’écouter la radio, ces temps-ci (cela pour des raisons que ce journal comprendra), je n’ai entendu tout du long que des disques, achetés récemment à New York — et par exemple un enregistrement de la symphonie de Nouveau Monde, par l’orchestre Philharmonique de Vienne, sous la direction de Claudio Abbado.

Toute ma vie j’ai beaucoup aimé la symphonie du Nouveau Monde, mais je ne songe guère à l’écouter, parce que j’ai à peu près l’impression, à force d’intimité, de l’avoir écrite moi-même. Cette fois tout était grandiose, enivrant : musique, orchestre, direction d’orchestre, passé de la musique en moi, soir de printemps sur la Charente et ce moment de l’année où les arbres, les champs, la lumière, les fleuves, tout est à son degré le plus haut de splendeur.

Appalachian Spring, de Copland. The Dream of Gerontius, d’Elgar. La deuxième et la quatrième symphonie de Szymanowsky (que d’ailleurs je n’aime pas outre mesure, ni l’une ni l’autre). Et comme rien de tout cela n’est spécialement léger sur l’estomac ni sur le cœur, la Köchel 310, plusieurs fois, en guise de sorbet entre des mets trop riches.

Ébloui par le soleil couchant, ou par l’excès de musique, j’ai raté la sortie pour la rocade qui contourne Bordeaux, et j’ai dû traverser la ville. J’en ai longuement suivi les quais. Sur les trottoirs et le long du fleuve il y avait bien quelques êtres vivants, mais ils avaient l’air d’un prétexte à leurs ombres, qui s’allongeaient sur le sol rouge, et traversaient les rues à leur place. Mêlé au crépuscule impeccable, immobile et ravi de lui-même, l’andante con expressione, aussi loin que pouvait porter l’œil, faisait un énorme silence.

Et puis de nouveau la campagne, de nouveau les arbres immenses, encore cette végétation lourde, et cette lumière arrêtée. Tranquillement étalée sur tout cela, la mort. On avait l’impression de s’avancer dans de la mort. On avait l’impression que l’espace même, et le soir, le ciel blanc, les vignes, étaient autant de noms pour la mort, autant de visages pour elle, autant de consistances légères, souveraines, souriantes, paisibles.

Ce n’était même pas triste. Ou bien ce l’était si fort que ce qu’on en ressentait était bien au-delà de la tristesse, et ressemblait plutôt à une sagesse majestueuse, à une grande sérénité vide, un ravissement.

« Voilà : je serais déjà mort, et tout serait tout à fait pareil. »

Malheureusement il a fallu changer de disque, c’est le cas de le dire, car entre celui qu’on ressort et l’introduction du suivant, la radio se déclenche automatiquement. Et dans ce trou j’ai entendu mon nom, ce qui suffit à me serrer le cœur, ces temps-ci. Cependant le sentiment d’intimité bucolique avec la mort était très antérieure à cet incident, et a fortiori à la rencontre de Pierre, près de la barrière de la chartreuse, à la Garrière : ce n’est pas une projection rétrospective.

Grande discussion sur “l’affaire”, donc, à France Inter. Un journaliste des Inrockuptibles, Arnaud Viviant, qui me poursuit d’une sourde vindicte depuis des années, expliquait qu’on découvrait à présent mon racisme et mon antisémitisme, mais que l’un et l’autre étaient bien présents depuis longtemps dans mes livres. Et de citer L’Épuisant Désir de ces choses, où il est beaucoup question d’un ouvrage admirable, l’Opus Niger, écrit par l’un des personnages. Cet ouvrage n’a qu’un petit défaut, il est entièrement antisémite.

Là-dessus a renchéri une jeune femme dont je n’ai pas retenu le nom, très sûre d’elle, au moins sur un sujet qui lui fût aussi familier que ma petite personne et mes petits travaux. Pendant toutes ces années j’avais été très déçu, assurait-elle aux auditeurs sur un ton d’expert chevronné, de constater que mes provocations antisémites et racistes ne “prenaient” pas, n’avaient aucun écho, n’étaient remarquées par personne. Cette fois-ci, en revanche, j’étais enfin arrivé à mes fins. Elle était allé voir mon site internet, et il était manifeste, d’après elle, que j’exultais de ce qui m’arrivait. J’alignais fièrement sur le réseau tout ce qui s’écrivait contre moi, et l’on ne pouvait pas douter que j’en tirasse une profonde jouissance.

Ainsi, si je m’efforce de faire à peu près bonne figure, au long de l’interminable procès qui est instruit contre moi, et de pas trop montrer l’effet, qui ne regarde que moi, des coups que je reçois, comment cela est-il interprété, par le tout-venant de la presse ? J’exulte, je me pavane sous l’opprobre, je me baigne voluptueusement dans le scandale.

Et si, par refus d’imiter les pratiques de l’adversaire, qui lui ne veut pas me donner la parole, je reproduis longuement la sienne, par définition infiniment plus abondante que la mienne et que celle de mes partisans, quoi donc est compris en face, comment mon attitude est-elle décrite et expliquée au public ? C’est tout simple, même chose : les insultes dont je fais l’objet je m’en targue, je les expose à qui veut, j’en fais parade comme d’autant des plus glorieuses décorations...

On dirait qu’il n’y a pas de limite à l’invention maligne de l’ennemi. Est-il sincère ? Ce n’est pas exclu. Il ne fait que traduire dans sa langue tout ce que je dis, et dans son code tout ce que je fais. Cette jeune femme décrivait mon comportement et expliquait mes raisons d’agir selon le schéma le plus vraisemblable, et même le seul concevable, probablement, dans son univers à elle et selon ses façons de penser.

La thèse du coup médiatique monté par moi rencontre aussi un grand succès. Même ce jeune Beigbeder, qui me montrait une certaine considération, la semaine dernière, à Paris-Première, la donnait pour la plus vraisemblable, comme explication de toute l’affaire. Lassé de mon obscurité, j’ai voulu me faire remarquer à tout prix.

Le plus souvent je ris de ces choses-là, mais aujourd’hui je n’en ai plus la force. Car ce ne sont pas seulement mes attitudes et mes propos supposés qui font l’objet de cette traduction forcée dans le langage de l’autre et dans son weltanschauung : c’est l’ensemble d’une “œuvre”, quarante livres, et toute la littérature, sans doute. Il faut songer que tout ce qu’on écrit, tout ce qu’on dit, tout ce qu’on pense, va être soumis à cette transmutation implacable dans le système des valeurs et selon la grille herméneutique des Inrockuptibles, de Elle (cette jeune femme écrivait dans Elle peut-être), de France Inter — dans les codes de l’idéologie dominante, en somme, à quoi n’échappent que quelques dizaines de personnes, quelques centaines en mettant les choses au mieux, qui ne sont pas forcément de votre avis, loin de là, et dont la plupart ne connaissent même pas votre nom.

Quelle importance ? diront les sages. Et les sages auront bien raison. Mais pour être sage avec eux il faudrait s’aimer un peu, être un peu plus sûr de soi. Et tout le travail du monde, le plus proche et le plus lointain, paraît n’avoir d’autre objectif, certains jours, que de saper en vous la possibilité de vous habiter plus longtemps.

   

Trois heures. Musica callada, de Federico Mompou — le programme de cette musique est exactement celui qui me conviendrait en ce moment, le seul auquel je pourrais adhérer : une musique qui serait de la musique tout en n’en étant pas tout à fait, pour parler vulgairement, mais en en étant tout de même. Malheureusement elle n’est pas à la hauteur, dans sa réalité, de ce projet très méritoire. Elle est encore trop de la musique ; et pas de la meilleure qui plus est.

Je crois qu’il existe une maladie de peau, ou bien une maladie des nerfs, je ne sais, qui empêche de supporter le moindre vêtement, même le plus léger. Moi je ne peux pas supporter la moindre musique. Cependant il faut bien se vêtir.

Les événements d’hier se sont déroulés en ordre exactement inverse à celui qui leur donnerait un sens. Il y eut cette impression de splendeur et de mort tout environnante, accueillante, invitante, tranquille, à travers la belle campagne du soir ; il y eut cet affreux dégoût à l’idée de pouvoir être touché par les paroles de ces journalistes de France Inter, converti en eux, changé en leur langage, traduit en leur idée du monde ; et enfin il y eut la rencontre avec Pierre, près de la barrière de la chartreuse, et l’épisode du ridicule “suçon” — ridicule pour moi, bien entendu, pas pour lui : le suçon ne fait que le confirmer, lui, dans le rôle du jeune homme aimé, désiré, appétissant, dans lequel on a envie de mordre. D’ailleurs la scène sera très jolie, dans le film. Le cadre était éminemment pastoral : une vieille barrière de bois, un mur de pierre moussues, un excès de végétation affolée par juin, et force chiens remuant beaucoup la queue.

Mais dans un film il faudrait renverser l’histoire, évidemment, sans quoi on ne lui trouverait aucun sens.

Pierre a téléphoné hier soir à Flatters, très tard, et encore une fois ce matin. D’autre part il m’a envoyé un télégramme. Mais comme les télégrammes sont lus au téléphone, de nos jours, la transmission de celui-ci fut assez comique, il faut bien le dire, quoique je n’ai guère le cœur à rire.

Le fameux “suçon” aurait pour origine « une rencontre d’autoroute, absolument sans importance ». Elle aurait eu lieu hier, juste avant l’arrivée à Plieux. J’avais tâché de dissuader Pierre de venir hier à Plieux, car je pensais arriver ici beaucoup plus tard que je ne l’ai fait, et lui devait partir très tôt ce matin. J’avais proposé plutôt un rendez-vous pour ce soir. Mais il était, m’avait-il dit, trop impatient de me revoir. Drôle d’impatience...

Et qu’est-ce que c’est qu’une “rencontre d’autoroute” qui laisse de pareilles traces — celles de l’intimité sentimentale, il me semble, plutôt que de la relation sexuelle rapide improvisée. Tout cela ne tient pas debout. Et l’épisode relève, de toute façon, d’un registre dont nous nous étions soigneusement gardés jusqu’à présent — c’est du moins ce que je croyais...

Flatters incite à la prudence, néanmoins, et me dissuade de briser sur un coup de tête une relation à laquelle je dois, depuis un an tout juste, beaucoup d’équanimité. Mais...

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