sans dateVendredi 9 juin 2000, dix heures moins le quart, le matin. Le Nouvel Observateur a finalement publié, avec trois semaines de retard, le texte que Jean Daniel m’avait invité à lui envoyer en réponse à son éditorial — les fameux “2.500 signes” qu’il m’accordait généreusement : en fait ils ont été encore réduits.
Le gentlemen’s agreement était celui-ci : ces messieurs m’indiquaient précisément le nombre de signes dont je disposais, je m’engageais à ne pas dépasser le nombre indiqué, eux s’engageaient à ne pas couper ce que je leur enverrai. Et donc c’étaient deux mille cinq cent signes, c’est-à-dire à peu près rien. Mais dans ce rien ils ont bel et bien coupé, et justement le paragraphe introductif où j’ironisais en vitesse sur une hospitalité si chiche, deux mille cinq cent signes.
Il faut bien le savoir, on ne peut pas mener contre la presse une guerre médiatique. S’y essaie-t-on, on se trouve à peu près dans la situation d’une armée qui n’aurait d’autres munitions que celles que l’ennemi lui envoie pour donner l’illusion qu’il y a une vraie guerre, à la loyale. Il serait trop peu dire que l’adversaire a le choix des armes : il en dispose seul. Il dispose seul du choix du terrain, il dispose seul du choix du moment. Il dispose entièrement de vous. Vous n’êtes qu’une marionnette entre ses mains, qu’il revêt du costume ou de l’uniforme de son choix, et qu’il agite un peu de temps en temps, pour donner au public l’illusion que son pouvoir n’est pas absolu.
Tout livre doit hurler à son lecteur : ne compte pour me connaître que sur toi. Ne me juge qu’avec tes propres yeux, et ton propre esprit. Cherche-moi par toi-même et cherche par toi-même les livres qui me suivront, comme ceux qui m’ont précédé. Ne m’oublie pas. N’oublie pas que je ne vis que par toi, et que tout est fait pour nous séparer. Ne compte pas sur le journalisme pour te parler de moi. À mon sujet, ne fais confiance ni à son silence, ni à sa parole. Souviens-toi que nous sommes en guerre, lui et moi. Souviens-toi que nous sommes en guerre. Souviens-toi qu’il occupe entièrement le pays. Ne m’oublie pas. N’oublie pas mes frères. Souviens-toi que nous serons de plus en plus difficiles à trouver, selon toute vraisemblance — de moins en moins visibles, de plus en plus entourés de silence. Souviens-toi que nous prenons le maquis, eux et moi, et que nous retournons à la nuit, dont nous ne sommes sortis qu’un moment, deux ou trois siècles.
Dans la guerre fondamentale entre la littérature et la presse, l’édition joue un rôle ambigu. À première vue, elle est plutôt du côté de la littérature, ou du livre. Mais structurellement, elle est déjà plus qu’à moitié dans l’autre camp. Fayard appartient à Hachette, par exemple, l’une des plus grandes puissances de presse du pays. Quand je dis que nous sommes en guerre, je parle d’une guerre déjà perdue. Je parle d’une guerre de l’ombre, avec ses traîtres, ses agents doubles, ses mouchards, ses policiers en civil et l’énorme masse de ses indécis, qui bien entendu seraient depuis toujours de votre côté, si par miracle vous l’emportiez.
Nicholas Fox Weber m’a dit hier qu’il était émerveillé de me trouver si resilient. Voilà un mot qui ne ressemble pas à son sens, à tel point que je lui en prêtais un qui est à l’opposé du sien. Dans resilient j’entendais résigné, accommodant, prêt à s’étendre, au fond. Mais pas du tout : la resilience est une résistance vive, au contraire.
À Flatters je disais ce matin, comme je l’écrivais ici même avant-hier ou hier, que “l’affaire Pierre” avait fait s’effondrer “mes défenses immunitaires”. Mais il me réplique que je ne dois pas m’en soucier outre mesure, et que mon ministère de la Défense, ou des Défenses immunitaires, c’est lui — ce qui est parfaitement vrai.
Il est à Crosciano, dans son village d’enfance, dans une maison qui était fermée depuis trente ans. C’était celle d’une femme qui l’a plus ou moins élevé, une parente lointaine de son père, je crois. Elle lui a servi de nourrice, à la fois, et de bonne fée. Mais surtout elle était le truchement, pour lui, vers la plus ancienne Corse, vers la Méditerranée du temps.
Il s’agit de la fameuse Erka, qui est au centre de son œuvre, de ses rêves et de toute sa vie. Erka est la figure de la nuit, mais de la bonne nuit, celle qui protège et qui prend dans ses bras, comme il est dit dans Pessoa : Toma-me, o noite eterna, nos teus braços, E chama-te teu filho. Elle est le visage et le corps de la terre, le poids des légendes, le geste et la voix du mythe. C’est elle qui préparait la fameuse soupe des Morts, classique entre les classiques de la gastronomie flattersienne, dont s’est régalé à son corps défendant tout un peuple d’amants, dans des soupentes parisiennes. Je la vois plus ou moins sorcière, mais une sorcière au grand cœur, courant dans la montagne après les herbes bienfaisantes. On imagine une femme presque à demi sauvage, emplie d’une connaissance d’avant la connaissance — mère plus mère que la mère, et la source des rêves.
Or la maison d’Erka c’est la maison des rêves, justement : celle où ses rêves ramènent Jean-Paul continûment. Sa vraie mère s’y trouve avec lui, parce que l’autre maison est trop étroitement liée au drame récent du frère. Et Jean-Paul, ayant rouvert celle-ci, y couchant pour la première fois après toutes ces années, à l’impression curieuse de « coucher dans son rêve », dit-il, et d’être revenu là d’où viennent toutes ses nuits.
Les rêves ont une grande importance pour lui — c’est une sérieuse différence entre nous. Les Saintes Femmes racontaient en riant, ces jours derniers, que certains matins du plus noir de la guerre il leur disait avec exaltation :
« Grande victoire ! Grande victoire ! Nous venons de marquer un avantage décisif ! »
Elles l’interrogeaient alors, pensant que Derrida avait pris fait et cause pour moi, que Le Monde avait accepté l’un de mes articles, Libération un des siens. Mais ce n’était pas cela du tout :
« Les rêves ! disait-il, les rêves ! Les rêves sont entièrement de notre côté ! Plus aucun doute : ils nous approuvent totalement ! Celui de cette nuit était formel ! »
Personne n’est encore allé voir ce qu’il en était du site très difficile d’accès que désignent avec insistance, par leur tournoiement, les corbeaux. Une expédition est difficile à monter, puisque les gendarmes ne sont plus de la partie. Le fils du disparu est dans le village, surtout. Il a dix ans. Sa consigne est impérative : de la disparition de son père il ne veut pas entendre parler. Il défend qu’il en soit question. Pas un seul mot. Et tout le village, prenant l’enfant au pied de la lettre, et respectant l’interdit qu’il a prononcé, fait comme si de rien n’était.
À la mère non plus on n’ose pas parler. D’ailleurs notre conversation téléphonique de ce matin ressemblait à la nouvelle Campagne de France : elle était pleine de trous subits et d’abrupts changements de sujets, dans les moments où la mère passait auprès du téléphone.
Cependant, dans la montagne, abandonné aux oiseaux de proie, ce corps auquel tout le monde pense, et dont il ne faut pas dire un mot...
Flatters a reçu plusieurs appels de Pierre, qui serait en larmes, paraît-il, et n’oserait plus m’appeler moi. On me dissuade fortement, de la république des rêves, là-bas, sous les corbeaux, de céder à l’attrait du désastre, à ce désir qu’on a de le rendre parfait, grandiose, irrévocable, et si l’on perd de perdre tout. Pourtant...
voir l’entrée du vendredi 9 juin 2000 dans Le Jour ni l’Heure◎
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